Aux sources du rastafarisme et des résistances jamaïcaines avec Maboula SOUMAHORO

Publié en Catégorie: CARAïBES, HISTOIRES REVOLUTIONNAIRES CARIBEENNES, NOS FOIS SONT REVOLUTIONNAIRES

[...] la religion a de tout temps été l’institution qui fut au centre de la tradition de résistance des Noirs de Jamaïque. Que la résistance ait fait surface de manière coercitive ou par le biais de l’élaboration et du maniement de formes et symboles touchant au langage, aux contes et proverbes ou à la mise en place d’institutions alternatives, la religion est demeurée à travers les siècles le moteur de la paysannerie jamaïcaine.1

Maboula SOUMAHORO est enseignante en France et aux États-Unis, chercheuse, co-fondatrice du festival Black History Month/Journées Africana. Elle est l'auteure d'une thèse de doctorat (2008) intitulée La couleur de Dieu? Regards croisés sur la Nation d'Islam et le Rastafarisme, 1930-1950. Dans ce nouvel article de notre série "Nos Fois sont révolutionnaires", elle revient avec nous sur les racines révolutionnaires des spiritualités jamaïcaines. 
CASES REBELLES: Peux-tu nous présenter les éléments historiques qui firent l'intensité de la vie spirituelle et révolutionnaire de la Jamaïque ?

JamaicaMABOULA SOUMAHORO : La Jamaïque est une des grandes îles des Antilles ; énormément d'esclaves y ont été importé.es. Et c'est le point d'entrée dans les Amériques. Les îles de la Caraïbe de toute façon servaient de points d'entrée où les bateaux négriers s'arrêtaient avant de dispatcher les esclaves sur tout le continent. C'est vraiment des îles de grand passage. La Jamaïque était d'abord amérindienne bien sûr avant de devenir espagnole ; à partir de 1655 elle passe sous contrôle britannique. Ces passages de pouvoir entre les puissances européennes ont toujours été des temps troubles, des temps-frontières. Les populations ont toujours profité de ce chaos, de ce moment un peu flou, pour essayer d'obtenir un peu plus de liberté et d'autonomie. C'est lors de ce passage de pouvoir que les premières communautés de marrons sont nées à la Jamaïque. Les historiens ont pensé ces temps de transitions de pouvoir d'un pays à un autre (les moments d'indépendance comme aux États-Unis ou la guerre entre les Américains et les Indiens) comme des moments de révolte des esclaves aussi, en tous cas un moment où les esclaves avaient la possibilité de fuir ou de forger des alliances avec un côté ou l'autre, d'établir des communautés indépendantes - ce qui va se passer à la Jamaïque. La géographie jouait aussi en leur faveur : c'est grand, il y a des montagnes, il y a des lieux difficiles d'accès. Les marrons vont s'installer et essayer d'avoir la paix, de se cacher. Donc des communautés s'établissent et s'organisent : socialement, politiquement et religieusement.

La Jamaïque n'était pas un des endroits où on encourageait l'accroissement naturel. C'était plutôt comme à Saint-Domingue : on exploite les esclaves jusqu'à ce qu'ils meurent et on les remplace. Il y aura encore une sorte de renouvellement de l'apport de cultures africaines – j'insiste sur le pluriel- dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Après l'abolition de l'esclavage (1834-1838) il y a la nouvelle importation de travailleurs africains - et asiatiques - qui vont venir en tant que travailleurs engagés. Les cultures africaines à la Jamaïque ont été plus présentes et importées de manière plus pérenne qu'aux États-Unis par exemple (peu d'esclaves ont été importés) où la stratégie adoptée par les planteurs était d'encourager l'accroissement naturel sur place. Donc s'il y a eu à la Jamaïque une sorte d’apport presque constant, presque continu de cultures africaines, il y a eu des créolisations avec un apport africain toujours plus grand, qu'il soit conscient ou pas, revendiqué ou pas. Parmi cela, il y a le myalisme2 , pukumina et au 20ème siècle la marche sur Kingston avec Alexander Bedward.

Le pasteur Alexander Bedward (1859-1930) incarna l’une des dernières formulations de la doctrine revivaliste, soit une nouvelle évolution du myalisme. En 1895, il organisa la marche sur Kingston, la capitale, pour y affronter ceux qu’ils décrivaient comme ses « ennemis » (les Blancs) et mettre un terme à la domination des Blancs. Pour cela, il fut arrêté, jugé et accusé de sédition par les autorités. En 1920, Bedward prophétisa la fin du monde et l’ascension au Paradis de tous les vrais croyants. Cette fois, il fut interné dans un hôpital psychiatrique dans lequel il mourut une décennie plus tard.3

Le dilemme pour les britanniques a toujours été la gestion du nombre d'esclaves surtout dans les îles comme la Jamaïque. Comment on fait si on veut être productif ? On a beaucoup d'esclaves qui vont travailler et produire beaucoup. Mais d'un autre côté, s'il y a trop d'esclaves comment fait-on pour les policer, les contrôler ? La population noire a toujours constitué une majorité numérique écrasante, d’où des problèmes de sécurité constants. La Jamaïque, c’est le pays où il y a eu le plus grand nombre de révolte : c'est l'île ingérable. Mais c'est aussi l'île qui rapporte beaucoup d'argent. L'une des décisions qui a été prise par la classe des planteurs c'était de laisser une certaine autonomie - toute relative - aux esclaves  On leur laissait un ou deux jours par semaine pour travailler leur propre terre, pour pouvoir se rencontrer, faire des fêtes. Donc  je pense que cette autonomie a aussi couvert l'autonomie spirituelle et  l'autonomie religieuse. Et c'est ça qui pourrait expliquer le grand nombre d'orientations religieuses, d'églises, de cultes, de sectes jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs à la Jamaïque et dans le reste de la Caraïbe. Pour moi la religion a été un domaine d'expression politique aussi, un domaine d'expression politique accessible.

Il y a toujours eu le besoin d'un retour vers les croyances anciennes,  ancestrales, quelque chose de surnaturel auquel on fait appel pour se donner plus de force.

Je trouve que ces questions religieuses et spirituelles dans les Amériques posent vraiment des questions existentielles : qu'est-ce que tu fais en tant qu'être humain quand tu es face à un système aussi coercitif, si violent ? Pour lutter contre le blanc, pour gagner contre le blanc, ça me semble tout à fait logique ou compréhensible de te retourner aussi vers ce qui semble être de la magie ou du surnaturel. La force à laquelle tu es confronté.e peut te sembler surnaturelle ou magique, tu vois ce que je veux dire? Pour envisager de se soulever contre ça... oui il va falloir quelque chose de plus grand. Il y a toujours eu cette dimension dans les révoltes avant l'abolition de l'esclavage et  même après : s'il y a quelque chose qui est plus grand que l'humain, il y a quelque chose qui est plus grand que le Blanc. Et ça, on doit s'en emparer.

Toutes ces questions surnaturelles, mystiques, religieuses à la Jamaïque ont toujours posé pour les  autorités coloniales la question de la santé mentale. Des gens comme Alexander Bedward  ou les premiers leaders rasta - jusqu'à Prince Emmanuel4 , jusqu’aux années 50 et 60 - ont fini internés dans des institutions psychiatriques. Tous ces engouements, tout ce lexique, ce vocabulaire, toute cette orientation aux yeux de l'administration coloniale a toujours été associée à la folie. Je trouve que c'est intéressant même si je trouve que les leaders étaient souvent très égomaniaques, égocentriques ; il y a un truc de leader charismatique toujours un peu fou. En tous cas pour l'administration coloniale, c'était sans aucun doute de la folie. C'était de la folie qui devait être contenue et placée en hôpital. Pour une réflexion sur la santé mentale noire, il y a beaucoup de chose à apprendre et sur quoi réfléchir quand on regarde la trajectoire de ces personnes. Comment le fait de prôner, de prêcher la libération, la libération de la classe opprimée que représentent les noir.es c'est toujours lié à la folie.

Marcus Garvey, Prince Emmanuel, Hailé Selassié (sainte trinité Bobo Shanti).

C.R.: Oui parce que ce n'est pas le même regard qui est porté quand un prêcheur blanc parle de choses surnaturelles, de messie, etc... c'est un registre qui est acceptable, qui n'est pas psychiatrisé ou médicalisé...

M. SOUMAHORO : Bedward parlait du mur noir, et du mur blanc qui devait se rapprocher et écraser les gens... Tu peux te dire c'est du délire, qu'est-ce que c'est ces conneries ? Mais ça parlait de liberté en fait, d'émancipation, quelles que soient les formes qu'elle pouvait adopter. Souvent tu as de la médicalisation, de la psychiatrie ou de la criminalisation. Pour les rastas, c'est la vente de ganja qui va être criminalisée.

La religion, la spiritualité ou la philosophie n'ont pas pu être retirées aux populations réduites en esclavage. La psyché, le cœur, la pensée sont toujours moins contrôlables. Pour moi, la religion peut-être perçue comme une sorte de langage, en fait : c'est  le moyen par lequel des expressions et des luttes politiques vont passer. À partir du moment où les maîtres se sont dit qu’ils allaient se servir du message biblique pour opprimer d’autant plus les populations, un combat symbolique d'interprétation a débuté. Les gens vont trouver dans cet outil d'oppression des manières de nourrir leur résistance.

Dès la fin du 18ème siècle, des communautés noires à travers les Amériques et notamment aux États-Unis commencent à lire la bible d'une nouvelle façon : elles attendent et prêchent la venue de rois et de la libération. La tradition éthiopianiste vient de là. Ce courant recherche à travers la bible tous les moments  où  les  pays africains – généralement l'Éthiopie et l’Égypte - sont mentionnés et annoncent une sorte de rédemption de l'Afrique et des africains, une libération à venir. L'annonce de la royauté : c'est le psaume 68:31 « Kings shall come out of Egypt ». De l’Égypte viendront des rois. Quelque chose doit se produire pour les noir.es, pour les africain.es réduit.es en esclavage et subissant le racisme dans les Amériques, et cette chose a été annoncée par la Bible.

Quand on pense à la fin du 18ème siècle ou au premier siècle de l'arrivée des européens dans les Amériques, il est important de garder en tête l'idée de mouvement. C'est important de se souvenir que les colons bougeaient à travers les Amériques, que les esclaves bougeaient avec leur maîtres, que le personnel administratif aussi bougeait. Et donc les idées, les personnes circulent et entrent en contact les unes avec les autres. Par exemple, George Liele, parti des États-Unis, est arrivé à la Jamaïque  où il a fondé des églises baptistes et a ensuite porté à bras le corps toutes ces idées de libération prochaine, imminente de ces populations noires qui avaient été dégradées, soumises, rabaissées dans les Amériques par le biais de la traite négrière et de l'esclavage.

George Liele nait en Virginie aux environ de 1750 et grandit en Géorgie. Converti en 1773, il devient le premier noir du pays ordonné pasteur et commence à prêcher à une congregation composée de noirs esclaves et libres.
Arrivé à la Jamaïque en 1783, il fonde avec George Lewis la première église baptiste de l'île, nommée Ethiopian Baptist Church.

L'église baptiste est aussi une église dissidente. On parle de protestantisme. Ces églises dissidentes pouvaient avoir une critique des sociétés desquelles elles avaient émergé. Et après ça se complique avec la situation raciale dans les Amériques, la question de l'esclavage, etc. Ces églises avaient pignon sur rue ; elles pouvaient être rebelles mais elles demeuraient baptistes. Et derrière les baptistes, il y a le myalisme.

En 1760 il y a la révolte de Tacky, l'une des plus importante révolte d'esclaves en Jamaïque. C'est justement à ce moment que le myalisme apparaît, et c'est aussi une révolte panafricaine...

Le but pour les propriétaires d’esclaves était de ne pas rassembler un trop grand nombre d'individus issus des mêmes groupes ethniques. La question de la sécurité était cruciale dans la gestion de ces colonies. Par exemple, la révolte des Malès au Brésil en 1835 n'était pas une révolte panafricaine. C'était une révolte d'esclaves musulmans, tous issus du même groupe ethnique ou de groupes ethniques proches, associés les uns aux autres. D'ailleurs, ils se sont regroupés en se pensant supérieurs aux autres esclaves qui n'étaient pas musulmans ou qui n'étaient pas aussi rebelles qu'eux. Les Malès en 1835 se font expulser du Brésil et retournent dans la zone du Nigéria, du Bénin.

Quand tu parles de la révolte de Tacky, c'est un balbutiement panafricain de fait. Le myalisme est une spiritualité qui a été mobilisée dans un but clairement révolutionnaire. Des gens comme Monica Schuler ont beaucoup étudié les african-derived religions dans la Caraïbe et parlent d'un terme qui serait venu d'Afrique centrale. Elle caractérise le myalisme comme une forme spirituelle et religieuse très spongieuse, poreuse ; une spiritualité qui ne serait pas réfractaire à l'absorption d'autres éléments. Elle dit que c'est ça qu'on a retrouvé à la Jamaïque. En ce qui concerne la période de Tacky, elle insiste sur la volonté des esclaves d'aller au-delà des identités ethniques : ça ne serait pas seulement - comme je le disais précédemment - un panafricanisme de fait mais ce serait un panafricanisme conscient. Quant au rôle joué par le myalisme dans la révolte de Tacky, il faut le mettre en parallèle avec le rôle joué par la religion chrétienne. C'est comme s'il y avait toujours eu deux orientations avec l'accès à la religion chrétienne, celle du maître, après le Great Revival et le Great Awakening :

De 1740 à 1790, les États-Unis connurent un regain d’intérêt et de pratique de la religion à travers le Great Awakening, mouvement de renouveau de la foi protestante. Les Noirs aussi prirent part à ce nouvel élan. Ils y furent encouragés et bien accueillis. Les premiers prédicateurs noirs, dont les adeptes pouvaient aussi bien être Blancs que Noirs, datent de cette époque. Les branches presbytériennes, baptistes et méthodistes, formant le gros du regain de popularité religieuse de cette période, se déclaraient souvent contre l’esclavage et en faveur de son abolition.
[...] l’arrivée sur l’île en 1860 de la ferveur religieuse du renouveau chrétien (Great Revival), partie d’Irlande et qui avait auparavant voyagé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, contribua à faire enfler les rangs des croyants de toutes les dénominations.5

Est-ce qu'on donne un peu plus d'importance à la religion chrétienne ou plus d'importance à l'Afrique? Est-ce qu'on peut subvertir le message chrétien qui est le message blanc ou est-ce qu'on opère presque en autonomie ? C’est une question qu'on retrouve de1760 jusqu'à aujourd'hui. C'est comme la question d'Audre Lorde : est-ce que les outils du maître vont nous permettre d'accéder à la libération ou est-ce qu'ils faut qu'on garde les nôtres et une certaine dose d'autonomie, de savoirs, de pratiques, transformés ou réactivés, qui viennent de nos histoires et de nos trajectoires ?

Lorsqu'il y a écrasement de la révolte, il y a également répression du fait religieux ?

Oui bien sûr. Il ne faut pas oublier que toutes ces religions afro-créoles n'ont jamais été autorisées. C'est ça la notion de magie noire. Dans le myalisme, il y avait des guérisseurs : les Myal men et women. Tu as l'équivalent avec les Obeah,  censés être le côté obscur alors que les Myal Men sont du côté du bien... Toutes ces formes de spiritualité et religieuses n'ont jamais été acceptées. Elles ont toujours été illégales parce que, je pense, les autorités coloniales en ont très tôt perçu le potentiel révolutionnaire. S'il y a une religion qui est acceptable et qui va même apporter de la respectabilité, c'est le christianisme. Tous les autres cultes, toutes les autres croyances et pratiques sont illégaux, interdits, réprimés pourchassés, c'était des choses secrètes.

Samuel Sharpe est né en 1801. Après son baptême, Sharpe devint prédicateur et se mit à dénoncer lors des prêches passionnés devant sa congrégation baptiste de Burchell. Il lança une grève au moment de Noël 1831. En choisissant cette date pour le début de la rébellion, Sharpe savait qu'elle  provoquerait des pertes colossales  puisque la récolte de la canne n'aurait pas lieu. Il comptait ainsi forcer les planteurs à payer. Au plus fort de l'insurrection, 60 000 esclaves étaient mobiliséEs. La rébellion dura 10 jours et coûta la vie à 186 esclaves. 14 planteurs et contremaitres furent tués. Les troupes britanniques écrasèrent les insurgéEs. Sam Sharpe fut  exécuté le 23 mai 1832.

Lors de la révolte de Noël 1831, menée par Sam Sharpe, sous couvert d'église baptiste, le myalisme joue encore un rôle essentiel...

Oui, cette révolte va entraîner l'abolition. C'est seulement au moment où les planteurs décèlent le potentiel dans la conversion au christianisme qu'ils encouragent, acceptent la venue de figure religieuse sur leur plantation. On ne peut pas dire aussi facilement qu'il y a une alliance automatique entre les religieux et les planteurs. L'alliance entre forces sociales et économiques est venue après. Ce sont des questions qui se sont posées dès l'arrivée des africains déplacés dans les Amériques. Parfois avec des choses nouvelles, créées sur les côtes créolisées africaines ou dans les Amériques ou parfois avec l'islam, déjà implanté depuis le 7ème siècle en l'Afrique de l'Ouest (et qui va voyager aussi). Il y a des religions d'origines africaines variées, tu vois, mais il y aussi l'islam même s'il peut être mélangé avec des pratiques continentales précises. Mais cette religion monothéiste qui était déjà pratiquée par certains des esclaves déplacés vers les Amériques, ils ne l'ont pas lâchée.

On a parlé des communautés de marrons. Symboliquement on tend à les associer à la révolution et tout en renvoyant les esclaves à la soumission, alors que les marrons furent ambigus à certains moments de l'histoire jamaïcaine et qu'ils ne furent pas nécessairement les plus révolutionnaires.

Il y a eu l'établissement de communautés de marrons pendant la Transition de pouvoir entre  l'Espagne et la Grande-Bretagne. Ensuite il y a la première guerre des Marrons (1728-1739) de laquelle toutes les communautés marrons sortent victorieuses. En 1795, à l'issue de la deuxième guerre des Marrons, ce n'est pas le cas. Certains sont expulsés (Marrons de Trelany Town) ; les vaincus sont expulsés de l'île d'abord en Nouvelle-Écosse (Canada) puis au Sierra Leone. Il n'y a plus de négociation avec les Marrons, comme en 1739 où ils avaient, sous la pression, obligé les britanniques à reconnaître leurs frontières territoriales. En 1795, les frontières des communautés marronnes restantes sont reconnues, par contre elles ne peuvent pas accepter les esclaves en fuite qui veulent les rejoindre et doivent les remettre aux autorités. Ce sont les Marrons qui vont agir comme la police pour les britanniques. La figure des Marrons peut être ambiguë, symbolisant une idée révolutionnaire et la lutte contre l'état colonial. Mais qu'ont-ils accepté de faire pour maintenir leur autonomie ? En 1865, ce sont les Marrons qui ont arrêté la révolte de paysans de Morant Bay menée par le révérend Paul Bogle et Gordon.

Les travaux par exemple de Richard Price montrent bien que le fonctionnement des communautés  marrons à travers les Amériques n'avait rien de révolutionnaire. Il y avait une hiérarchie très marquée avec des évolutions à travers les siècles évidemment. Les premières communautés marrons, on peut dire qu'elles étaient tout simplement africaines dans leur fonctionnement. À partir du 19ème siècle, les chefs marrons - souvent des hommes - ont adopté des titres militaires occidentaux : généraux, capitaines, rois. Même s'il y a eu des évolutions, les communautés en elles-mêmes n'avaient pas un fonctionnement révolutionnaire.

À un moment, les marrons et les esclaves des plantations, ou les descendants d'esclaves après l'abolition, n'avaient pas les mêmes intérêts.

Combat-des-marrons-et-des-anglaisJe pense aussi  à des communautés  de Bushinengués que j'avais rencontrées dans le cadre de la commémoration de l'esclavage en Guyane. Cette année là, c'était la première fois que des représentants de la communauté Bushinengués venaient à cette cérémonie. Mais eux, ils t'expliquaient très clairement que ça ne les concernait pas. Ils disaient « Bon, on fait de la diplomatie mais on s'en fout de l'abolition de l'esclavage ! ». C'est ce que m'a dit un gars. Il disait on est là, on est sympas mais nous ça nous concerne pas. Mais par contre, ils étaient là quand même, ils sont coincés dans l'histoire de la Guyane, comme l'histoire du Surinam ou de la Jamaïque.

La figure des marrons fait rêver les gens parce que c'est la révolte pure. C'est la personne insoumise, qui s'enfuit, qui préfère mourir qu'accepter... Dans les mythes fondateurs des Bushinengués, deux frères seraient partis du Surinam et auraient traversé le fleuve pour atteindre la Guyane, parce qu'on avait tué leur mère je crois ou qu'ils voulaient la défendre. Même dans le mythe fondateur, il y a cette volonté de grandeur ; on  n'a pas dit c’est « deux sœurs qui voulaient défendre leur père » (rires).  La figure du marron est  facile car il y a  effectivement quelque chose d'appréciable ou de grand chez des personnes qui ont dit non et développé un mode de vie alternatif. Les communautés marrons vivaient dans la précarité la plus extrême, c'était dur face à la nature, face à la géographie. Pourtant, ils ont tenu le coup mais il a fallu accepter des choses comme la capture et le renvoi des autres esclaves qui essayaient de les rejoindre. Je ne sais plus si c'était le cas en Jamaïque mais j'avais lu que les esclaves qui essayaient de rejoindre les camps marrons étaient testés pendant deux ou trois ans : ils étaient esclaves du camp jusqu'à ce qu'on soit sûr de leur loyauté. Il y a quelque chose de grand et de beau à cette échappée.

Edouard Glissant, dans Le Quatrième siècle, n'idolâtre pas les marrons. Il insiste sur les liens que les marrons avaient avec l'esclave de la plantation.

Oui, sa génération puis celle de Chamoiseau ont travaillé à défaire le mythe du marron et cette idée selon laquelle ce serait le seul héros, le seul résistant ; d'autant plus que dans les petites Antilles, il n'y avait pas beaucoup d'espace pour le marronnage...

Exactement, ça a compliqué la chose. Mais on a longtemps prétendu qu'il n'y avait pas eu d'établissement de communautés marrons en Amérique du Nord. Sylviane Diouf  a sorti un livre qui démontre le contraire ; c'était peut-être à une échelle plus petite, ils vivaient dans des tunnels ou dans des arbres. Pourtant il y avait ce mythe comme quoi il n'y avait pas eu de communautés marrons aux États-Unis. Peut-être qu'on découvrira des formes de marronnages dans les petites Antilles (Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie...). Si tout le monde s'attend aux Palenques du Brésil avec 5000 personnes... (rires) peut-être qu'il n'y avait que 15 personnes.

Pour en revenir à ce récit autour des origines du rastafarisme, quels sont les événements en Éthiopie qui vont mener à sa naissance ?

Il y a comme une cristallisation en 1930 : la Jamaïque est toujours coloniale, l'Afrique est en grande partie colonisée. Au 20ème siècle, sur la question raciale c'est comme si rien n'avait changé malgré les abolitions. La tradition éthiopianiste est importante parce que l’Éthiopie est mentionnée dans la bible. Et la bible a été utilisée par les noirs des Amériques comme outil d'émancipation des communautés. En 1930 l'Abyssinie – l’Éthiopie - est toujours indépendante malgré les tentatives de conquête italiennes de 1896 et de 1935. C'est un pays qui culturellement, religieusement a de longues traditions musulmanes, chrétiennes et juives. C'est un pays qui a des liens diplomatiques avec l'Occident depuis…. je ne veux pas dire de bêtise mais depuis  au moins le 5ème siècle ?

L’Éthiopie, c'est le pays qui est debout. Sur le continent, l'Afrique du Sud est devenue indépendante6 au début du siècle mais ça ne concerne pas vraiment l'Afrique... Il y a la Sierra Leone et le Liberia qui malgré un mélange intéressant avec les noirEs des Amériques restent des projets coloniaux. Et puis il y a l’Éthiopie. Le couronnement de Ras Makonen en 1930 donne lieu à une cérémonie prestigieuse qui rappelle au monde et aux noir.es, notamment du Nouveau Monde, la grandeur de l’Éthiopie. C'est comme s’il y avait une combinaison de la prophétie biblique et de la géopolitique du début du  20ème siècle, de l’Éthiopie biblique et l'Éthiopie en tant qu'état-nation. L'Éthiopie existe alors vraiment. Ce n'est pas qu'un mythe ou l'espoir du psaume 68:31. En 1930, il y a un éthiopien qui est couronné et des dignitaires du monde occidental y assistent ; il existe concrètement, de manière contemporaine, géopolitiquement, un grand état africain ; ça c'est comme si c'était de la magie, du surnaturel, de la puissance. La puissance éthiopienne reconnue politiquement par le monde entier rejaillit sur les noirs de la diaspora.

L'histoire ne commence pas en 1930. C'est un écho à ce qu'ont dit Garvey, Bedward ; à cette envie, à ce mythe du retour.

Hailé Selassié7 , là, il est réel. Il prend des noms de règne, des épithètes bibliques qui sont associés au prophète. On n'est plus seulement dans l'eschatologie mais dans la réalisation de la prophétie. C'est ce qui peut expliquer la naissance de cette spiritualité rastafari. Hailé Selassié existe : il est divin, les noirs sont divins. Et surtout, il est vivant. Et puis après on pourrait dire, c'est un mec aussi, il est marié, il est hétérosexuel...(rires) Les noir.es de la Jamaïque ne viennent pas de la zone éthiopienne. Mais ce territoire devient synonyme de l'Afrique toute entière, il l’est pour les noirs du monde entier, surtout ceux de cette partie du monde qui sont issus de cette histoire terrible. C'est la dignité. On n'a pas que besoin d'un Dieu, on n'a besoin d'un Dieu vivant, présent, visible dans le cadre d'une Afrique colonisée.

Il est impossible de distinguer à ce moment là le fait messianique de la lutte contre l'impérialisme et la domination ?

Pour moi, le rastafarisme c'est du panafricanisme religieux. Dans ce contexte géopolitique, avoir un noir puissant, pouvoir tenir tête à l'occident, traiter d'égal à égal, ça relève du divin. Cette puissance noire, c'est... je ne sais pas encore comment le dire en français, Blackness as religion. On se réfugie dans cette puissance noire à une époque où noir ou africain, c'est tout sauf de l'autonomie.

Pour moi, les religions et les spiritualités sont aussi importantes que toutes les luttes sociales et politiques. C'est extrêmement politique la religion. Ces interrogations sur la couleur, la représentation du divin, ce sont des réflexions sur notre capacité à envisager et représenter le pouvoir. Dieu c'est le pouvoir. Ma thèse s'intitule La couleur de Dieu. La couleur de Dieu, c'est la couleur du pouvoir. Certaines communautés à des époques différentes se sont dit : si on doit lutter, on doit lutter à plusieurs niveaux, il n'y aura pas que des victoires économiques, politiques et sociales, il faut aussi lutter pour Dieu.

Qu'est-ce qui explique selon toi que cette dimension spirituelle, pour ce qui concerne les terres Caraïbes colonisées par la France,  ne soit pas pas étudiée, soit invisibilisée ou caricaturée dans le cadre universitaire ?

Dans l'espace français il faudrait déjà prendre cette histoire de la traite, de l'esclavage et de la colonisation des Amériques au sérieux. Le terme « outre-mer » est très pratique. La France est axée sur l'hexagone. Il y a une telle aliénation, un tel mépris et une telle mise à distance qui est facilement matérialisable parce que ces territoires sont loin.

Il y a également une tradition intellectuelle français de méfiance vis-à-vis de la religion. Ce n'est pas considéré comme de la philosophie. La religion c'est pour les cons… Si t'es moderne, t'es pas religieux : t'es marxiste.

On utilise pourtant des termes qui viennent de l'espace francophone comme "créolisation". Mais dans l'espace intellectuel francophone et plus particulièrement français, cette idée de créolisation se mue souvent en injonction à l'universalité abstraite.

Oui parce que l'universalité ne peut jamais être noire. Tous les jours on te parle de Glissant en transformant le truc, tant que ce n'est pas véritablement ancré dans une communauté qui est noire ou perçue comme noire, ou créole. Il y a une ode au métissage comme s'il y a des essences dont on veut toujours s'éloigner. C'est une ode au métissage sans regarder les rapports de pouvoir : comme si les gens se sont croisés dans les Amériques, se sont aimés, ont eu des enfants... Oui, on peut le voir comme ça mais tout le monde n'est pas arrivé de la même façon ! On ne peut pas faire faire fi de ces hiérarchies.

Est-ce que tu as des conseils de lectures sur la Jamaïque et rastafarisme ?

Barry Chevannes a beaucoup écrit sur les rastas en Jamaïque. Jalani Niah. Il y a beaucoup de musique, de reggae. En français, Diaspora des Amériques de Christine Chivallon est très bien. Il y a la thèse de Giula Bonnaci publiée sous le nom d'Exodus ; elle parle d'un aspect intéressant, le retour des jamaïcains qui sont partis s’installer en Éthiopie.

Ta thèse va-t-elle être publiée?

Prochainement. Je vais me concentrer sur la couleur de Dieu. À quoi ça sert de colorer Dieu? Ça sert déjà à reconnaître la coloration initiale ; dire que Dieu est noir, c'est dire que Dieu a été représenté comme blanc. Si on dit que Dieu est noir, on se bat et on résiste à cette représentation blanche. Il y a cet écho, cette porosité entre la divinité d'Hailé Selassié et la divinité des noirs qui croient en lui.

* * *

Merci à Maboula Soumahoro.
Interview réalisé par Cases Rebelles le 19 Août 2017.

  1. La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d'Islam et le Rastafarisme, 1930-1950, thèse de Maboula Soumahoro, 2008, Tours. []
  2. Si certains chercheurEs évoquent des racines en Afrique centrale, pour d'autres le myalisme serait issu d'une  pratique religieuse d'Afrique de l'Ouest (Ghana, Nigeria) d'origine Ashanti-Fanti ou Yoruba. Le myalisme s'appuyait sur la danse et des rites de possession permettant de détecter l'influence d'esprits malveillants. Après l'abolition de l'esclavage, deux autres pratiques émergeront du myalisme : Pukumina et Zion. Aujourd'hui, le myalisme n'existe plus en tant que religion officielle, il survit à travers le Kumina dans lequel "myal" désigne la phase de possession d'un individu par un ancêtre. []
  3. Maboula SOUMAHORO, 2008. []
  4. Né en 1915 à St Elizabeth, Jamaïque, Prince Edward Emmanuel fut le fondateur de l'ordre Bobo Shanti en 1958. Il fut l'organisateur de la première convention nationale rasta, Universal Convention, la même année. []
  5. Maboula Soumahoro, 2008. []
  6. après la guerre contre les Boers, en 1909 les anglais établissent le pays comme l'Union d'Afrique du sud, un dominion britannique, avec son propre gouvernement []
  7. Ndlr: Hailé Selassié est né Lij Tafari Makonnen, en 1892. La figure mythifiée par le mouvement Rastafari est celle d'un empereur couronné en 1930, figure royale noire puissance, "Conquering Lion of the Tribe of Judah", à la tête d'un pays africain jamais colonisé, dont la popularité grandit après la libération de l'Ethiopie (avec le soutien des forces alliées) de l'occupation italienne en 1941. Pourtant après son retour d'exil en 41, le règne de Selassié se caractérise, entre autres, par l'autoritarisme et la répression violente de toute contestation. Selassié sera finalement destitué par un coup d’État militaire en 1974 et mourra en détention en 1975. []