Casey : la force d’être soi-même

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, PORTRAITS

Faut-il présenter Casey, rappeuse endurante, intègre, pas fatiguée de balancer bon son, flow et pensée radicale en solo ou en groupe, avec Zone Libre ou Asocial Club en ce moment ? Et bien sûr toujours membre intacte du collectif Anfalsh. Martinique, Rouen, Blanc-Mesnil, Casey c’est un peu tout ça et plus encore. C’est avec joie qu’on la recevait pour l’émission n°57, émission anniversaire, puisqu’il y a 5 ans on balançait la 1ère émission du collectif Cases Rebelles.

Est-ce que tu peux me raconter comment t’as découvert le hip-hop?

C’est un de mes cousins qui m’a fait écouter pour la première fois du rap français, c’était les cassettes de Radio Nova – j’habitais à Rouen à cette époque-là quand j’étais plus jeune. Lui il enregistrait les cassettes de Nova quand y avait les premières émissions avec Lionel D, c’était y a très longtemps maintenant. Et puis après en rap américain les premiers trucs que j’ai écoutés c’est Public Enemy, Run DMC. Pareil, c’était mon cousin qui me faisait écouter. Après moi j’ai eu mes goûts à moi, tu vois ; mes goûts à moi c’était – y a plein de trucs – y avait Redman, y avait Nas, y avait DITC, beaucoup de rappeurs cainris. Puis en français quand j’étais jeune j’aimais bien Assassin, NTM.

Tu citerais qui comme personnes qui ont influencé la construction de ton flow ?

Des influences ? Ouais, je pense, sûrement, tous les gens que je t’ai cités, mais après, dans quelle mesure c’était j’peux pas te le dire maintenant ; parce que ça fait longtemps, c’est vraiment quand j’avais au début 14, 15 piges, où t’essaies de sonner comme, après j’crois que tu t’rends plus vraiment compte et que t’essaies de faire ton truc. Maintenant je peux pas te dire si ça ressemble à quelqu’un, ça je sais pas. Je sais que je peux te dire que quand j’étais plus jeune et que j’ai commencé à faire du rap, tu fais ça par mimétisme donc obligatoirement t’es un peu fan et tout, et tu veux ressembler à quelque chose ; et puis après justement c’est le truc que tu veux pas faire : ressembler à quelqu’un ou à quelque chose d’autre. Donc maintenant, je sais pas. Mais quand j’étais plus jeune, oui… ressembler à ceux que j’aimais bien ; quand j’étais plus jeune je te dis c’était Public Enemy, un peu plus tard c’était Redman, voilà, je voulais sonner comme ça. Mais vu que c’est un grand écart de toute façon les deux, leurs manières de rapper, voilà… Mais maintenant, j’ai pas l’impression que je ressemble à quelque chose. J’en sais rien en fait.

Les influences ça sert aussi à ça, ça sert à absorber des choses et puis après, les mêmes choses que t’as absorbées l’année d’avant, l’année suivante tu les rejettes ; parce que pour arriver à faire son truc faut s’émanciper de ses influences de toutes les manières, à un moment donné, donc… j’espère que j’ai réussi à le faire, j’en sais rien.

Tu es plutôt venue au rap avec des textes écrits ou tu faisais des tentatives en freestyle ?

Le début quand j’ai commencé, j’ai 13, 14 piges, c’était plutôt écrire, écrire. Quand j’étais plus jeune j’osais pas comme ça prendre la parole en public, et puis y avait pas tant d’occasions que ça de prendre la parole en public, donc c’était écrire. Et puis après tu te retrouves souvent dans des collectifs parce que t’habites dans des endroits où un tel dans l’immeuble d’en face il rappe, ou un tel dans le quartier d’à côté il rappe, donc on se retrouve les 4, 5 à rapper sur une ville. Parce qu’avant quand j’étais plus jeune on n’était pas si nombreux que ça à faire du rap dans une même ville. Donc après, ça, ça crée de l’émulation de nous rencontrer, toujours des gens qui partagent le même délire que toi, tu vois, qu’ont envie de rapper, ça crée de l’émulation, ça fait progresser. Puis ça fait prendre le micro devant les autres aussi, tu vois ça c’est déjà un truc pour… l’exposition en fait c’était pas simple au début. Donc ça, ça permet de, voilà, de t’ouvrir un peu, de te détendre un peu avec le fait de t’exposer, de faire des choses en public.

Tu peux nous parler du projet Expérience Ka qui réunit Sonny Troupé au tambour et toi au rap ?

Le projet, à l’origine c’est le festival Africolor qui voulait rassembler Sonny Troupé et puis moi, qu’on puisse faire un truc à deux, tu vois, dans le cadre du festival Africolor, et faire rencontrer un peu ce qui est le traditionnel et puis l’urbain. Et puis avec Sonny on s’est bien entendus. Et puis lui il a ramené des musiciens qu’il connaissait, de bons musiciens, et puis le projet il a pris un peu plus d’ampleur ; on a fait des morceaux originaux, on a fait des reprises, et ça s’est fait comme ça. Et puis depuis on a déjà 5, 6 morceaux, on va en faire d’autres, on va essayer d’avoir un album d’ici cet été, et puis après voir si on peut le jouer, tout simplement. On aimerait bien le jouer, parce qu’on savait pas où ça allait et du coup on a essayé et on est assez contents du résultat, on s’attendait pas à ça. Bah c’était d’essayer de faire un truc qui soit pas non plus que traditionnel ou que rap, enfin voilà, qu’il y ait pas la couverture qui tire d’un côté ou de l’autre, mais une réelle fusion, qui puisse être un minimum cohérente. On est contents, on s’attendait pas à ça, on est contents, donc du coup on a envie de réessayer, tu vois, on a envie de se reproduire sur scène, de le refaire.

Si tu veux, le rapport que j’ai à la musique traditionnelle c’est de dire que si jamais tu le fais, t’abordes ce truc-là sans complexes, quoi ; c’est ça qui est important. C’est-à-dire il s’agit pas de faire plus traditionnel que tu ne l’es, tu viens et tu fais avec ce que t’es, ta sauce ; c’est ça qui compte pour que ça reste un minimum vrai. Et ce que j’aime bien aussi chez Sonny c’est que lui il a une approche du gwoka vachement moderne ; c’est de dire qu’il a son instrument mais qu’avec ça, il peut en sortir tous les sons quelle que soit la musique qu’il fait, et que c’est un instrument au même titre que le piano, c’est pas juste un instrument qui est coincé dans un contexte, tu vois. C’est ça que j’aime bien dans son état d’esprit à Sonny, de dire « à partir de ça on peut jouer d’autres choses, on peut mélanger… » c’est ça que j’ai bien aimé chez lui. C’est pas juste la tradition à tout prix, parce que ce serait la figer dans quelque chose alors que ça évolue tout le temps, en fait. Le tambour il évolue.

Ça a été plutôt instinctif, c’est-à-dire tu prends les musiques et puis t’essaies de… voilà, tu yaourtes un peu pour voir comment tu veux dire les choses et puis après t’essaies de les mettre ; mais tu fais ça partout, pour toutes les musiques, en rap, en jazz, en rock, tout le monde fait un peu ça. L’approche elle a été différente un peu là-dessus, c’est de dire que des fois je vois que dans le flow, dans les sonorités, là tu peux appuyer, y a plus de l’ordre de la rythmique du créole que du français ; ça tu le ressens mais c’est normal ; les points d’appui rythmiques sont pas au même endroit des fois. Mais sinon, moi ce que j’ai aimé, je te dis dans cette collaboration, c’est que chacun est venu comme il était, y avait pas de négociation avec ça ; y a pas à faire prévaloir l’authenticité du ka ou la modernité du rap, c’était vraiment la collaboration sur tout : « ouais on essaie ça, ouais ça vous plait tous, ouais? Non? Bah ok on essaie autrement ». Et ainsi de suite, ça s’est fait comme ça. Après ce qui pouvait ressortir de ça, on aurait pu se dire « bon bah c’est pas terrible » mais à la finale on était assez contents.

Et puis surtout ce que moi je trouve… voilà c’est en langue française, c’est ça aussi la différence : c’est-à-dire qu’il y a du traditionnel, mais c’est de la langue française, c’est dire qui t’es mais dans ta langue, la langue que tu maitrises le plus, tu vois. J’ai même pas voulu me dire « bon allez, j’passe à l’exercice de le faire en créole, parce qu’il faudrait que… » non, ça aussi ça sonnerait faux.

Très honnêtement je comprends le créole, je le parle essentiellement avec ma grand-mère, mais je pratique pas assez souvent pour que ce soit instinctif pour l’écrire, pour rechercher – parce que écrire, c’est penser aussi, tu vois – pour penser… non, tu vois, c’est pas vrai… Je pense en français dans ma tête, tu vois, c’est ça qui est instinctif. Le créole c’est vraiment, si je le parle deux fois dans l’année c’est beaucoup. Mais je le comprends très bien, je le parle, mais non je pourrais pas écrire en créole. Ça ferait trop accessoire, j’pense que j’pourrais pas dire aussi précisément ce que j’arriverais peut-être à dire en français parce que je maitrise un peu plus cette langue. Et ça, ça me fait chier. Je me dis c’est important dans le langage c’est vraiment d’essayer d’être précis et de retranscrire ce qu’on veut. La langue c’est pas un accessoire, sinon j’me mets à l’anglais, j’me mets à … tu vois ? Même si c’est affectif le créole chez moi, c’est la langue de ma mère, de ma grand-mère, y a de l’affect. Quand j’entends du créole j’entends un truc familier, une langue de l’affect. Mais pour moi justement parce que c’est la langue de l’affect, j’pourrais pas l’utiliser comme un accessoire comme ça. Je la sacralise pas pour autant mais pour moi on joue pas avec le créole, quoi.

Toi avant Expérience Ka, tu avais un rapport personnel au gwoka ou peut-être plus au bélè vu que c’est de la Martinique ?

Les antillais qui vivent ici en France ils écoutent indistinctement du bélè, du gwoka, du soukouss, du coupé-décalé, enfin y a un truc de diaspora dès que t’es en France. C’est-à-dire que les cap-verdiens ils vont écouter du zouk, toi tu vas écouter de la kizomba, enfin y a un truc de diaspora. Donc ouais du gwoka tu sais j’en entends, j’en entends à la baraque, j’en entends à la radio, à la radio communautaire, j’en entends à la maison, j’en ai. Le bélè aussi. T’as plusieurs membres de ma famille qu, depuis tous petits, qu’étaient dans des groupes traditionnels, tu vois, des groupes de danse, donc c’est comme si, si tu veux, t’as baigné dedans mais t’as jamais tellement fait gaffe en fait, parce que moi très vite à 14 piges c’était le rap. Et puis quand t’es nejeu – ça c’est quand t’es très jeune – tout ce qui fait traditionnel, tu sais, ça fait vieux : gwoka ça fait vieux, bélè ça fait vieux, kompa t’en as marre, t’as envie d’te tirer une balle… Tous ces trucs-là j’y suis revenue plus tard, mais c’est tout ce que tu veux pas voir quand t’es jeune. T’as l’impression que t’es tiré, que t’es engoncé dans un truc, tu vois. Et voilà, au même moment où chez moi ça tournait de la musique traditionnelle, du bélè ou autre, j’étais en train de me tuer au rap, tu vois.

Pour moi c’était ça le truc, c’est la première fois où bizarrement j’ai plus retrouvé une identité qui me corresponde que l’identité antillaise traditionnelle, parce que c’est vrai que c’était pas non plus la mienne ; j’suis des Antilles et j’suis née en France et j’vis dans des quartiers. C’est-à-dire que à partir de là tu te fabriques une identité tout à fait différente, où ça, ça en fait partie mais c’est pas tout à fait l’élément principal ; la musique antillaise et la tradition antillaise, c’est pas ta colonne vertébrale, ta colonne vertébrale c’est un mélange de plein de choses. Mais maintenant j’ai vraiment envie d’essayer des choses de cet ordre-là, tu vois, de plus en plus. Mais au début, non ; quand j’étais jeune les trucs ça, ça me faisait chier, j’disais « oh non… », tu vois, parce que t’as l’impression que t’entends ça tout le temps, toute la journée, tout le temps. Moi dans ma famille ils écoutent du son, déjà ils écoutent de la musique tout le temps et puis de la musique traditionnelle, j’te dis même le kompa avant quand j’étais plus jeune c’était des morceaux de 13 minutes, tu sais tu devenais dingue ! Maintenant j’kiffe, tu vois. Ça bouge ! Les goûts bougent, le regard aussi que tu portes sur la musique, sur ton lien à la musique de tes parents aussi bouge, parce que ça… c’est pas rien ; en fait entre celui qui migre et le gosse d’immigré c’est pas le même rapport, même si des fois les parents voudraient qu’on ait un rapport aussi proche. Tu bâtis, tu construis des choses différemment ; la tradition ça en fait partie mais si tu veux y a pas de, en tout cas moi y a pas de complexes de « ouais j’suis pas née là-bas, j’suis pas assez ci, j’suis pas assez… » On est des hybrides, au même titre que les créoles sont des hybrides. C’est une hybridité qu’arrête pas de se renouveler, de se nourrir tout le temps comme ça. Donc c’est ça qui me plait, c’est ça qui m’intéresse ; c’est qu’est-ce que tu fais avec ce que t’as ? Et tout ton bordel, qu’est-ce que t’en fais ?

La musique ça t’a permis de négocier ton rapport aux Antilles ?

Oui y a en tout cas dans des morceaux que j’ai écrits l’Histoire des Antilles. Qu’est-ce que c’est que les Antilles… parce que t’as vu ici y a peu de français qui savent que les Antilles c’est des îles où l’esclavage a eu lieu, ça, ils le savent pas. Donc voilà, qui on est, nous les antillais? Bah des descendants d’esclaves mais des descendants d’esclaves français, pas des esclaves aux États-Unis – l’histoire de l’esclavage ou des droits civiques c’est souvent les États-Unis en France, c’est jamais la France. Donc voilà d’expliquer qu’est-ce que c’est qu’un martiniquais, un guadeloupéen, un réunionnais, bah c’est important. Puisque ce sont des départements français en plus, donc c’est important d’expliquer, tu vois. Ça et puis le rapport à l’Autre aussi, d’être différent ça change ton rapport au monde et ton rapport aux autres aussi. T’es plus dans l’empathie sur la faiblesse, sur la faille, sur le mal-être, sur l’exil, enfin bon ça rajoute des trucs, t’es peut-être un peu plus sensible sur ces sujets-là. Et puis oui les Antilles pour moi c’est comme le laboratoire de… c’est un petit laboratoire de l’humanité. Ce qui s’est passé là-bas en quelques siècles dans la partie Grandes, Petites Caraïbes, tout le Nouveau Monde, les Amériques, ce qui s’est passé là-bas en 4, 5 siècles c’est une histoire qui, au-delà d’être des Antilles, qui me fascine. De me dire qu’en cinq siècles les gens ont réussi à bâtir ça, en sachant que ça a été des guerres, des histoires pas possibles, des conflits, du malheur, de la douleur, mais c’qui est ressorti de ça c’est incroyable ; ces 5 derniers siècles c’est de ce côté de la planète qu’il s’est passé les choses les plus innovantes. Moi c’est ce qui me fascine assez sur l’Histoire de la Caraïbe en fait. C’est comment à partir de vraiment rien, enfin pas de rien total mais des bouts d’Afrique, des bouts d’amérindiens, et des bouts d’Europe, tu vois, à partir de là ils ont construit d’îles en îles des histoires mais incroyables. J’suis assez fascinée par la culture antillaise.

Et surtout même dans des îles aussi petites que les nôtres, les… Moustique, enfin y a tout un chapelet d’îles dans la Caraïbes où c’est incroyable ; tu sais pas ce qu’ils foutent là, comment ils sont arrivés là, qu’est-ce qu’ils fabriquent, comment ils vivent… les Antilles je trouve ça assez fascinant, l’histoire – indépendamment de la mienne. Tu sais quand je suis dans un quartier j’me dis exactement la même chose : je me dis on est plusieurs, plein de cultures différentes, plein de langues différentes, et de toute façon personne va s’barrer, personne va partir – même si y a un grand fantasme français de prendre des gens de les emmener j’sais pas où, ça n’arrivera pas – donc j’vois des choses se construire, à l’image des Antilles ; y a des gens qui se mélangent, c’était pas prévu qu’ils se mélangent, tu vois, y a une culture qui se crée à partir de tous ces mélanges, un langage aussi ; enfin j’suis assez fascinée par ça aux Antilles.

Dans ta famille en Martinique est-ce qu’il y a des discussions politiques au niveau esclavage, indépendance ou quand il y a des mouvements, comme en 2009 ?

Dans ma famille c’est bizarre, on parle pas trop de politique ; j’peux pas trop t’expliquer, je pense que c’est comme dans plein de familles, mais c’est des familles taquines quoi, c’est-à-dire quand on se voit c’est des gens on arrête pas de se chambrer tout le temps, c’est rare qu’on ait des conversations sérieuses. Mais du peu que je sais sur leurs positionnements, non, l’indépendance non, ça va pas jusque là. Enfin c’est ça qu’est marrant mais je trouve que c’est une ambiguïté qu’on retrouve partout aux Antilles : c’est-à-dire que « pas jusqu’à l’indépendance, faut pas déconner quand même, on va pas se retrouver en galère comme Haïti ou autre », c’est à peu près ce que t’entends partout, « mais faut pas nous mettre à l’amende non plus » ; l’esclavage est encore trop proche dans les têtes, le rapport avec le blanc il peut être très compliqué, y a des choses qu’on peut pas admettre ni supporter. Donc c’est un rapport particulier. Dans ma famille les rares fois où ça parle de politique c’est des bribes de conversations que j’entends comme ça, mais y a pas une espèce de noyau politique comme ça avec des idées puissantes et fortes, j’pense comme dans plein de foyers antillais ; c’est-à-dire bon, tu vois les gens ils veulent savoir si ils vont béqueter demain, et c’est la politique du quotidien. Enfin chez moi je sais qu’il y a pas de grands militants politiques, ils sont pas là-dessus. Par contre, si y a moyen de s’indigner pour quelque chose ils s’indignent, ça sans problème.

Et toi le mouvement de 2009 en Martinique et en Guadeloupe, tu l’as vécu comment?

Moi en 2009 j’ai kiffé ! En plus moi j’suis d’ici. Moi j’adore quand ici l’image des Antilles est changée à partir d’ici, c’est-à-dire que tout d’un coup en 2009 on s’est dit « mais ah bon, sous les cocotiers la vie n’est pas plus belle ? Qu’est-ce qui leur arrive ? » En fait t’avais l’impression qu’ici on regardait en disant « mais qu’est-ce qui se passe là-bas ? Pourtant y a la plage, y a la mer ! » « Oui mais y a pas de travail, tu vois ». Moi j’étais super fière en 2009, j’étais vraiment fière ; fière, pas fière à me pavaner, mais en me disant « bon, c’est bien qu’ici aussi ça installe un rapport de force à un moment donné ». Après tu sais que c’est dangereux parce que là-bas les gens vont se faire taper dessus, parce qu’ils leur ont envoyé les CRS, qu’ils comptaient envoyer l’armée, tu sais que ça peut être que des problèmes, de toutes les manières ça se fera pas dans la douceur. Mais j’étais assez fière de me dire que « bah voilà, c’est la première fois que j’ai eu une Une dans Libé consacrée aux Antilles », alors que c’est pas la première fois – à raison de tous les deux ans aux Antilles y a des manifs, y a des émeutes – mais c’est la première fois que tu vois ça faisait la Une des journaux télévisés en France. Et c’est là que j’ai trouvé le changement intéressant.

D’ici j’ai kiffé que les grandes questions soient arrivées sur la table, mais des questions tellement basiques, à savoir : Qu’est-ce que c’est que cette chasse-gardée de la France sur l’agroalimentaire aux Antilles ? Qu’est-ce que c’est que cette mafia ? Qu’est-ce que c’est que ce traitement purement colonial ? Mais c’est une colonie, donc il peut pas en être autrement de toutes les manières. C’est une colonie. Et c’est bien à ça qu’on reconnait les colonies. Donc c’est pour ça aussi quand tu vois l’esprit antillais qui dit « non, pas jusqu’à l’indépendance » mais qui parfois accepte ce genre de choses et qui pète des câbles à des moments les moins convenus, tu vois, où tu te dis : « Oui, mais la réalité d’une colonie, qu’est-ce que c’est ? Si ce n’est à un moment donné une chasse-gardée économique ? Qu’est-ce que c’est la préservation d’intérêts d’une élite ? » Mais c’est ça une colonie!  C’est-à-dire qu’on pourra pas tous gagner, et surtout pas dans le classement, surtout pas le noir en fait. Donc c’est ça qui est assez ambigu dans la Martinique et la Guadeloupe, et qui montre que de toute façon on n’en a pas fini avec des problèmes, tu vois.

Tu sais quel regard porte ta famille sur ce que tu fais au niveau musique ?

A travers deux ou trois trucs qu’ils ont entendus ils perçoivent un peu mes idées. Je sais qu’il y en a – ça peut arriver dans ma famille – y en a peut-être qui me perçoivent un peu radicale aussi. Mais le rap pour moi ça sert aussi à ça, c’est un moyen d’expression qui permet ça, et j’te dis le cas antillais il est assez particulier moi j’trouve, parce que c’est vraiment… bon maintenant y en a d’autres mais ça a toujours été l’étranger de l’intérieur. Et t’as beaucoup de martiniquais ou de guadeloupéens qui courent après cette reconnaissance-là de la France, qui la veulent vraiment ; être reconnus comme des français à part entière, tu vois. Et puis je trouve que les nouvelles générations elles s’en foutent de plus en plus et je trouve ça mortel. Et ça je kiffe. C’est-à-dire que maintenant ils se sont affranchis, on regarde plus du côté de la France, on regarde plus du côté des États-Unis, on fait avec qui on est, ce qu’on est, et ça je trouve ça mortel. Y a un truc qu’est en train d’se passer, y a une réalité qui commence à se construire de l’intérieur, plus en regardant vers l’extérieur, quoi. Y a un complexe qu’est en train d’se barrer, et ça c’est pas mal.

Entre l’après Charlie, Exhibit B, entre plein d’autres choses, la suprématie blanche en France est pas mal en forme ces temps-ci, qu’est-ce que ça t’inspire?

Les suprémacistes blancs… Ouais ils sont de plus en plus méchants, de plus en plus violents ; pas de plus en plus racistes, ils l’étaient, le problème il est plus là. Mais c’est vrai que maintenant c’est une opinion tout à fait acceptable le racisme. C’est-à-dire que c’est un débat, on peut en parler, on peut s’étaler, enfin voilà ça fait partie du débat national. Moi j’te dis j’trouve que dans ce bled ils sont fous, mais vraiment, j’le pense ; j’pense que longtemps on a étudié l’impact psychologique de l’esclavage sur les noirs, tu vois, et il serait temps de vraiment étudier le même impact sur les blancs. Parce que t’en as ils sont complètement tarés. Je les trouve complètement dingues en fait. C’est comme une hystérie en fait, une folie collective, et là en France on assiste à ça. Ouais effectivement y a des suprématistes blancs mais dans tous les partis ; parce que bon le FN c’est vraiment le grand méchant loup, ça dédouane tous ceux qui racontent des crasses toute la journée, tu vois ça les dédouane, que ce soit la gauche ou la droite, tous les enculés qui racontent des crasses ça les dédouane, « c’est pas nous le grand méchant, c’est eux ». Mais dans tous les partis y a une concordance, y a une espèce de connivence, de « faut veiller à la blancheur de la France ». Alors ils diront toujours « oui les français » et puis « les immigrés » mais bon ils parlent de nous, ils parlent des « immigrés », il parlent de toi quand ils te voient, enfin c’est nous « les immigrés ». Parce qu’ils sont pas en mesure de savoir qui a ses papiers, qui n’en a pas, qui a une carte de séjour, ça tu vois pas ça du premier regard sur quelqu’un. Donc ils parlent des noir·e·s et des arabes, voilà, tout ce qu’ils ont appelé « minorité visible ».

Ils sont de plus en plus méchants, ils sont de plus en plus féroces comme si ils s’illusionnaient, comme si à un moment y aurait peut-être une politique qui permettrait de nous faire disparaître de la surface… mais ça va pas arriver ! C’est pour ça que j’me dis que ça peut être la grosse embrouille. Y a eu des prémices là au mois de janvier, tu vois, avec Charlie Hebdo, où ils ont halluciné de se rendre compte que c’était des français, pas des méchants arabes qu’étaient venus d’ailleurs les tuer. Et là ils sont toujours à côté de la plaque parce que juste après ça ils ont recommencé à dire exactement les mêmes conneries sur les musulmans, sur les quartiers, sur les immigrés. Donc j’me dis dans la mesure où ils comprennent toujours pas, je ne sais pas ce qui… pour moi ça ne peut tourner qu’à l’embrouille incroyable, tu vois ? La France c’est le pays où y a la plus grande communauté musulmane, la plus grande communauté noire, la plus grande communauté juive, ça pourrait être vraiment le laboratoire de l’Europe ; ça pourrait être New York… Ça pourrait être le futur la France, mais vu que tout ça c’est considéré comme un problème, bah ça va être une embrouille. Ça va être une embrouille à n’en plus finir, parce que personne ne va partir. Y a des suprématistes blancs, peut-être à Béziers, j’sais pas où, ils ont l’impression que quand Marine Le Pen va arriver, on va peut-être mettre les gens dans des camions, dans des trains, des avions, et puis on va les renvoyer à je sais pas, à New Delhi, à Bamako, à Shanghai ; je sais pas c’qu’ils veulent ! Tu vois. Et ça va pas arriver ! Et là j’me dis ça peut être qu’une embrouille.

Donc je sais pas, moi je regarde ça en me disant « j’attends, j’attends l’embrouille finale ». Parce que moi j’habite dans le 93, qui est à peu près le laboratoire de la France, et je vois comment sont les gens en fait. Donc j’me dis ça peut être qu’une embrouille en fait, cette histoire ; cette histoire de suprématie blanche là ; qui se dit pas, en plus – parce que j’attends de savoir quand est-ce qu’elle va vraiment se révéler – mais ça peut être qu’une grosse grosse embrouille.

Y’a des gens qui te semblent pertinents politiquement ?

Je pense qu’on est des millions, les abstentionnistes, on est même le plus gros parti de France. En plus moi en tant que renoi, non j’peux pas : voter pour des gens qui t’insultent toute la journée à la télé, qu’ils soient de gauche, de droite, du centre, communistes… À un moment tu vas prendre, de toute façon à un moment tu vas être le problème, donc j’peux pas, en tant que renoi j’peux pas ! Tu vois ma couleur m’en empêche. Je peux pas. Puisqu’à un moment je vais être le problème de la gauche puisqu’ils vont parler d’immigration ; j’vais être le problème de la droite puisqu’ils vont parler de quartiers ; je vais être le problème du communisme puisqu’ils vont parler d’insécurité… enfin je vais être un problème ! Donc non, non non, j’peux pas voter pour des gens qui vont me cracher à la gueule le lendemain, c’est pas possible.

Une des choses qui nous parle chez toi c’est la façon dont tu peux formuler le caractère irréparable ou inoubliable de certaines blessures, une sorte de désespoir assumé avec de  la combativité et l’acceptation d’un rapport décalé…

T’as vu y a des positionnements qui te placent directement, qui font que t’auras toujours un rapport au monde en décalage, tu vois ; des positionnements de race, des positionnements de conscience intellectuelle, des positionnements de sexe, des positionnements de sexualité… enfin à tous les niveaux. Des fois t’es placé à un endroit sur la planète qui fait que tu peux la regarder que d’une certaine manière en fait. Quand on fait des concerts et que des fois des gens viennent nous dire « ah ouais, quand vous dites ça » ou « quand il s’est passé ci, ça », j’me dis bon tu vois on n’est pas les seuls à le penser alors c’est pas une pensée unique et isolée, parce que les gens que tu peux rencontrer qui viennent te parler de ce que t’as pu dire ou autre, c’est qu’ils pensent exactement la même chose tu vois. Donc j’me dis « bon c’est bien, t’es pas isolée ». En plus en se reconnaissant comme pensant de la même manière, c’est comme si on se disait « bon ok, c’est bon, on n’est pas tous seuls ».

Mais ouais moi j’trouve que ces positionnements ils sont importants à décrire. On en fait partie de la société, on fait partie du tissu social, tu vois, et bon y a le gros du bloc qui émet une espèce de pensée commune, une pensée un peu moyenne, et sinon y a tout ce qui peut graviter, qu’est censé graviter aux extérieurs ou dans les marges mais c’est là que ça se joue, pour moi c’est là que les choses se disent. Donc voilà. Et quand t’es en France et que t’es renoi, que t’es rebeu, que t’es musulman, ou que t’es pédé, ou que t’es nain, enfin toujours à un moment t’auras un problème. Voilà. Bah c’est ça ton regard sur la société. C’est comme ça tu vas la regarder. T’auras un problème ; à un moment tu vas poser un problème, tu seras pas dans les codes. Et cette façon de pas être dans les codes elle te parle de la société dans laquelle tu vis, elle t’envoie des signaux, en fait, sur ce que la société voudrait, comment elle se voit, comment elle se voudrait, et comment toi t’y es pas, t’as perdu. Et c’est ça qui est qu’est mortel, c’est ça qui est intéressant. Quand les gens vont par là, expliquer ça, c’est là que ça devient intéressant. C’est là que tu crées des brèches dans le système en fait. Parce que tout ces gens-là, tous ces exclus, tu vois ils existent, eux. Ils existent et ils parlent. Et c’est bien ça le problème en fait : depuis qu’ils parlent ça pose un problème ; quand on parlait à leur place tout allait bien, depuis qu’ils s’expriment ça pose un problème. Mais moi je trouve que c’est ce qu’il y a de plus intéressant, en littérature, en cinéma, en musique ; quand tu vas chercher vraiment dans le fin fond du gouffre, c’est là où c’est pas mal.

Et justement, à propos des marges, tu sais que dans Cases Rebelles on parle régulièrement des mouvements féministes et LGBT/queer noirs, ça t’inspire quoi ?

Tout ce que je peux dire sur tout ce qui est mouvement LGBT ou queer, en plus afro, j’imagine que tout ça c’est des couches qui se superposent. Alors qu’en France ils sont encore – et ça aussi c’est le côté vieillot de la France – à des questions « Est-ce que c’est la race ou est-ce que c’est la classe ? » Non, c’est tout ! Y’en a ils cumulent, vous savez même pas comment ils cumulent les mandats ! Et qu’est-ce qu’on fait de – puisque vous être encore à des questions de race ou de classe – qu’est-ce que tu fais d’une femme noire homosexuelle handicapée ? Enfin qu’est-ce que t’en fais ? Donc j’me dis, c’est dans ces mouvements-là aussi que le rapport sur le monde est peut-être le plus juste et le plus vrai. Parce que t’es tellement à la marge que la société tu ne peux la regarder que telle qu’elle est. Parce que devant toi elle se montre vraiment telle qu’elle est. Parce qu’elle te méprise tellement, elle te snobe tellement, tu représentes tellement rien qu’elle se montrera toujours sous son vrai visage ; c’est-à-dire le visage le plus violent, le visage le plus méprisant, donc tu la connais, tu la cernes telle qu’elle est. Pour moi la vérité c’est à peu près là qu’elle se situe. Les LGBT, les clochards aussi, parce que tu peux être à la rue, clochard, homosexuel, noir, enfin tu peux tout cumuler. Là, la société elle te fera pas de cadeau, elle se montrera telle qu’elle est ; c’est-à-dire qu’elle te prendra de haut. Donc beaucoup de respect pour ceux qu’arrivent à être eux-mêmes, vraiment à être eux-mêmes, et à s’émanciper ; à être toi-même. Ce qui est le plus dur dans la vie, c’est d’être soi-même.

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On remercie chaleureusement CASEY pour la générosité, la gentillesse et les « rêves illimités ». Plein d’amour et de force! On remercie aussi Asocial Club projet de Al, Prodige, Vîrus, Dj Kozi et Casey actuellement en tournée.

Interview par Cases Rebelles, avril 2015