Claudia Jones : radicale, noire et…méconnue

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, AMERIQUES, AUTODETERMINATION, DECONSTRUCTION, CARAïBES, FEMINISMES

Claudia Jones est née en 1915, à Belmont, Port of Spain, Trinidad. Elle fut enterrée 49 ans plus tard à Londres au Highgate Cemetery, juste à gauche de la tombe de Karl Marx. À gauche de Karl Marx c’est ainsi que Carole Boyce Davies a nommé son livre consacré à Jones, jouant d’un double sens, le positionnement des tombes et les positionnements politiques :

 

Dans sa pratique, Claudia Jones est restée à la gauche de Karl Marx, issue de la diaspora, migrante, une femme noire radicale intellectuelle et militante, complexe et pleine de facettes diverses, capable d’aller au-delà des insuffisances du marxisme, pour arriver à une position théorique et pratique dans laquelle elle allait parvenir à formuler clairement les problèmes pratiques que ses communautés rencontraient et que le marxisme n’avait pas abordés.

Immigrée à 8 ans aux États-Unis, militante pour l’émancipation des noir·e·s dès l’âge de 15 ans , féministe radicale dès les années 40, militante pacifiste et anti-impérialiste, leadeuse de la communauté caribéenne à Londres et instigatrice du carnaval de Notting Hill, Jones eut une vie courte bien remplie. Des États-Unis au Royaume-Uni où elle fut expulsée en 55, elle fit preuve d’audace politique, de combativité, et de créativité. Elle mourut en 1964 à Londres d’un arrêt cardiaque lié à la tuberculose et à des problèmes de cœur. À cette avant-gardiste méconnue, À gauche de Karl Marx rend justice historique en la réintégrant dans l’actualité des multiples combats qu’elle mena.

Itinéraire d’une militante d’avant-garde

Venus aux États-Unis pour fuir la pauvreté, les parents de Claudia Jones n’y trouveront pas de répit. La mère mourra en 1933 de méningite spinale due au surmenage et aux conditions de vie. D’ailleurs un an plus tard, c’est à Claudia elle-même qu’on diagnostique la tuberculose. Ses poumons sont endommagés définitivement à cause de l’environnement insalubre dans lequel sa famille est contrainte d’habiter. Le père de Claudia, d’abord directeur de publication d’un des premiers journaux noirs caribéens de Harlem, se retrouvera concierge après que la crise ait frappé les États-Unis.
Dès 1930, Claudia a commencé à militer au sein de la NAACP junior. Elle finit le lycée en 1935 mais n’a pas les moyens d’aller plus loin au niveau des études. Elle commence à travailler comme ouvrière.
En 1935 au sein d’un journal noir nationaliste elle tient une colonne nommée « Les commentaires de Claudia ». La même année elle écrit également dans le journal de la Fédération des clubs de jeunes de Harlem. Elle s’inscrit dans la lignée familiale mais également dans une tradition de journalisme noir subversif et mobilisateur ; le travail d’Ida.B. Wells dès la fin 19ème ou le journal de l’African Blood Brotherood début 20ème en sont des exemples.
Comme de nombreux autres noir·e·s, c’est en cette même année 35 à la faveur de la mobilisation pour les Scottsboro 9 que Jones rencontre les communistes.
Elle intègre le CPUSA (PC américain) en 1936 par le biais de la Young Communist League et devient journaliste dans l’un des organes des jeunes du parti. Vont suivre des années de formation au sein de diverses organisations de jeunesse communistes pendant lesquelles elle travaille également dans des journaux. Tout au long de son parcours elle mêlera activisme de terrain et réflexion politique. Elle s’inscrit dans une tradition marxiste d’auto-éducation, d’intellectuel-le-s ouvrier-e-s refusant d’introduire une fraction entre théorie politique et pratique.

Pendant les années 40 et 50 elle sera une théoricienne majeure du CPUSA notamment au niveau du féminisme, entre autres par le biais de son investissement dans la commission des femmes du Parti Communiste dès 1947 et par sa colonne féministe « Half the world » dans le Daily Worker. Elle va pousser William Z. Foster, leader communiste, à reconnaître des faiblesses majeures du parti sur la question des femmes : sous-estimation de la nécessité de lutter contre la suprématie masculine, réticence à se confronter aux questions de genre en général et réduction de la domination masculine aux aspects économiques.

Mais son travail avait des implications bien au-delà du parti. Elle va lutter pour donner une idée juste de la place que les femmes noires occupent socialement et des injustices qu’elles subissent. En fait, elle va paver le chemin pour les féministes noires qui viendront plus tard théoriser l’intersectionnalité, c’est-à-dire la prise en compte simultanée des différentes oppressions subies par un·e individu·e.
Deux textes sortis en 1949 témoignent de cet avant-gardisme : « En finir avec la négligence des problèmes des femmes noires /An End to the Neglect of the Problems of Negro Women» et « We seek full equality for women /Nous voulons la pleine égalité pour les femmes ».

« En finir avec la négligence des problèmes des femmes noires1» est une pierre angulaire dans l’évolution du féminisme noir américain. Jones y définit la surexploitation des femmes noires tout en formulant l’existence de leur militantisme et la nécessité de le prendre en compte :

À partir du moment où les femmes noires s’engagent dans l’action, le militantisme du peuple noir tout entier, et par conséquent celui de toute les forces anti-impérialistes, s’en trouve amélioré.

Pour Jones le parti « néglige » les problèmes spécifiques des femmes noires parce qu’il refuse de prendre acte de leur militantisme, de lui faire une place. Elle critique aussi l’incapacité des syndicats à travailler avec les femmes noires notamment dans le domaine du travail domestique auquel elles sont assignées, où elles sont exploitées et privées de droits.

Moins connu, le texte « Nous voulons l’égalité entière pour les femmes /We seek full equality for women » contient néanmoins cette déclaration historique :

 Le statut de triple oppression des femmes noires est un baromètre pour le statut de toutes les femmes et […] le combat pour la pleine équité économique, politique et sociale de la femme noire est d’un intérêt vital pour les travailleurs blancs, d’intérêt vital pour le combat d’égalité pour toutes les femmes.

Mais Jones n’est qu’une parmi d’autres femmes noires communistes, de cette époque et avant, qui combinaient des positions liant classe, genre, race. On peut nommer Louise Thompson Patterson, leadeuse de la gauche dans les années 30 et Maude White communiste et activiste ouvrière qui formula dès 1932 les besoins spécifiques des femmes ouvrières noires et leur surexploitation.
Signe de son avant-gardisme féministe, Jones revendiquera très tôt des militantismes séparés et des organisations autonomes, tout en faisant des liens avec d’autres combats locaux et internationaux. L’expérience des Sojourners For Truth and Justice2 , est le lien le plus important entre sa génération et le mouvement féministe noir qui suivra. C’était un groupe non-mixte de femmes noires qui luttait pour les droits civiques, et pour donner aux femmes noires une voix indépendante dans l’émergence du mouvement de libération noir d’après-guerre. Comme celles qui viendront après, elles seront confrontées à une pression permanente pour justifier leur activisme séparé et ce groupe créé en 1952 ne durera qu’un an. Jones en faisait partie mais son rôle était surtout de promouvoir leurs activités dans ses articles du Daily Worker ; visionnaire, elle anticipait le féminisme noir à venir, avec une génération d’avance.

La capacité de Jones à formuler des objectifs de luttes autonomes et de convergence se retrouve dans ses positions sur l’autodétermination des noirs. Elle soutient l’idée que les afro-américains constituent une nation opprimée, victimes d’une colonisation et elle prône sans ambiguïté l’autonomie de la Blackbelt3. Elle rejette l’argument pratique qui consiste à reporter la question de la libération nationale des noirs à l’avènement du socialisme ; l’autonomie noire est pour elle un élément programmatique de base du marxisme et non une question vague et secondaire.
Claudia Jones était également très investie dans les mouvements contre les guerres (guerre de Corée, etc.) faisant inlassablement les liens qui s’imposaient avec les mouvements d’émancipation des femmes, des noir-es et des travailleurs en général.
C’est cette capacité à lier les combats les plus épars et cette volonté irréductible de massifier les mouvements de protestation en valorisant le rôle des femmes en général, et des femmes noires en particulier, qui contribueront à attirer vers elle l’attention des forces répressives.

L’exil en Angleterre

Suite aux répressions politiques d’après-guerre, Jones qui est toujours de nationalité trinidadienne est condamnée à une peine de prison puis à l’expulsion des États-Unis. Plutôt que Trinidad elle fait le choix de s’exiler en Angleterre où elle arrive en décembre 55.
Là-bas les communistes vont l’accueillir tièdement. Elle se heurte à la fois au machisme du CPGB (parti communiste de Grande Bretagne) et à un racisme indubitable, qui pour de nombreux migrants antillais constituait une désillusion énorme et les poussaient en général à quitter le parti4.

… alors qu’elle était membre d’un groupe aux États-Unis qui combattaient de l’intérieur du CPUSA contre le racisme, dans ses rangs et dans l’ensemble de la société, elle ne trouva pas de tel groupe au Royaume-Uni. Jones devint à la place une leadeuse dans la communauté caribéenne communiste à l’extérieur du parti.

Sa première réalisation conséquente sera un journal qui voit le jour en 1958. Dans le premier numéro de la West Indian Gazette (and afro-asian caribbean news) elle écrivit un texte nommé « Pourquoi un journal pour les West Indies? » dont voici un extrait :

Il y a au moins 80 000 bonnes raisons pour lesquelles nous croyons qu’un journal antillais est nécessaire et sera bien accueilli. Ce sont les 80 000 antillais qui résident aujourd’hui ici. Ensemble nous formons une communauté avec ses propres désirs et ses propres problèmes, que seul notre propre journal nous permettra de traiter.

Encore une fois Claudia Jones s’employait à développer des outils spécifiques pour l’auto-organisation et l’autodétermination. Même si la grande expérience de Jones dans le domaine est pour beaucoup dans le choix de la forme journalistique, la naissance de la gazette est aussi intrinsèquement liée à l’élan anticolonial qui à cette époque porte les colonies antillaises. De nombreux activistes rêvent d’une fédération forte et progressiste de toutes les îles. Cette vision portée par la gazette doit beaucoup au rêve pan-africaniste de Nkrumah et à l’espoir suscité par l’indépendance ghanéenne. Mais même s’il s’agit là d’un organe politique, l’éducation de la communauté dans une perspective anti-impérialiste reste la priorité du journal.
L’un des éléments clés du travail de Jones à cette époque tient dans son approche originale des pratiques culturelles qui la mènera entre autres à créer le carnaval caribéen de Londres. Sans être culturaliste, elle adopte une approche matérialiste de la culture. Pour elle « le carnaval apportait, sous forme de pratique culturelle, la résistance à l’esthétique bourgeoise euroamericaine, l’impérialisme, l’hégémonie culturelle, et donc à l’oppression politique et raciale ».
Mais Davies montre que cette vision ouverte était aussi marginale aux États-Unis qu’elle le sera au Royaume-Uni :

Sa position est

très différente des autres porte-paroles du CPUSA qui souvent ne comprenaient pas que ces trois éléments, économie, politique et culture, fonctionnaient ensemble. Cette position sera de la même manière source de conflit en Angleterre avec une partie de ses camarades noirs de gauche. Nombreux méprisaient l’idée d’user du carnaval, des danses, des concours de beauté pour faire du travail politique et Jones fut contrainte à plusieurs reprises de défendre son idée d’utiliser la culture pour créer de la communauté.

La genèse du carnaval est à trouver en partie dans les émeutes racistes de Notting Hill, quartier Londonien, qui explosèrent pendant l’été 1958. A cette occasion de nombreux noirs furent attaqués par des blancs de classe populaire, notamment des jeunes Teddy boys, hostiles à la présence grandissante des caribéens à Londres ; le racisme étant entretenu par divers partis xénophobes, notamment celui de Oswald Mosley. Pendant les émeutes, le journal va jouer un rôle important de relais pour la communauté caribéenne.
En mai 1959 Kelso Cochrane, migrant originaire d’Antigua, sera assassiné à Notting Hill. Ce meurtre raciste jamais résolu provoquera une grande mobilisation politique. La naissance du 1er carnaval en salle la même année répondra au désir des communautés caribéennes de se montrer, d’occuper l’espace, sans peur, ainsi qu’au désir de créer des occasions de partage entre les communautés caribéennes et blanches.
Le recours au carnaval pour Claudia Jones est une évidence à plusieurs titres : Jones venait d’une région à Trinidad où le carnaval était particulièrement vivace. Elle avait connu à Harlem les carnavals caribéens et leur puissance mobilisatrice. Et pour ce qui est du terreau, elle arrive en Angleterre seulement 7 ans après la première arrivée importante de migrants caribéens à bord du bateau nommé le Windrush. Parmi eux se trouvaient de futures stars du calypso ; Lord Kitchener par exemple.

Jones, considérée comme une leadeuse de la communauté antillaise et comme la mère du carnaval de Notting Hill, a paradoxalement marqué plus les mémoires au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. Son militantisme qui se sera fait hors du parti et en lien avec les communautés caribéennes, africaines et asiatiques aura connu là-bas un déplacement : elle sera « devenue une sorte de nationaliste caribéenne progressiste dans le sens où elle se battait pour l’unité caribéenne » mais sans perdre la perspective internationaliste. En plus de ses combats contre la racisme et les restrictions migratoires, elle organisera par exemple des actions de soutien aux combattants sud-africains contre l’Apartheid.

Manifestation à Londres contre les restrictions migratoires votées en 62 par le Royaume Uni.

La répression

La répression d’État qui s’abattit sur Claudia Jones, la mena en prison et la fit expulser n’a rien de surprenant. Dès 1942 le FBI a commencé sa surveillance. Très vite elle sera considérée comme une membre influente du PC et la plus en vue des jeunes leadeuses noires. A cette époque se mettent en place les méthodes d’élimination de militant-e-s qu’on retrouvera dans le Cointelpro, notamment l’usage de militants traîtres rémunérés comme informateurs.
La liste des accusations contre Jones montre qu’aux yeux du pouvoir son crime est de l’ordre des idées. Mais chaque fois, face aux tribunaux Jones ne cache rien, ni ses activités ou ni ses engagements. Elle choisit de défier « la légitimité des lois créées pour contraindre le parti » et qui assimilaient la diffusion des idées communistes à une tentative terroriste de renversement de l’État.
Selon Davies, Jones est menaçante par le potentiel mobilisateur de ses positions sur les femmes noires et leur place dans la lutte ainsi que les liens qu’elle fait entre féminisme, anti-impérialisme et lutte contre la guerre.
Plusieurs de ses articles furent utilisés à charge :
– un texte de 1946 nommé « Sur le droit à l’autodétermination des noirs de la black belt » et les résolutions consécutives à ce texte
– sa déclaration de 1950 lors de la journée internationale des femmes faite quand elle devint secrétaire de la commission nationale des femmes du CPUSA
– puis en décembre 50 son exposé à la 15ème convention nationale du parti qui contient des propositions de militantisme non-violent.
Mais Jones connaîtra plusieurs arrestations avant la dernière peine et l’expulsion.
La première date de janvier 48 en vertu de la loi d’immigration de 1918 ; elle est libérée sous caution le lendemain, déjà sous menace d’expulsion vers Trinidad.
Elle est de nouveau arrêtée et détenue deux mois à Ellis Island et à la prison pour femmes de New-York.
En 1951 elle est emprisonnée un mois, pour avoir écrit un article sur le mouvement des noirs et des femmes qui s’opposaient à la domination fasciste des États-Unis sur monde. Elle est libérée sous caution.
Et c’est donc en 1953 qu’elle est condamnée à 1 an et 1 jour de prison, et à l’expulsion. La convergence de lois sur la sécurité interne, l’immigration, la nationalité, l’enregistrement des étrangers isolait ceux que le gouvernement voulait terroriser.
Elle sera incarcérée à partir du 11 janvier 1955 à Alderson, West Virginia. La rigueur du jugement aura un peu été atténuée par son état de santé. Elle fera environ 10 mois puis sera libérée pour bonne conduite avant d’être expulsée vers l’Angleterre.

Les raisons du silence

Claudia Jones a été effacée d’une multitude d’histoires de luttes dont elle avait posé des jalons capitaux. L’enjeu du livre de Carole Boyce Davies est « de récupérer la figure de la femme noire radicale intellectuelle et activiste », à travers Claudia Jones et de la réintégrer dans les débats sur la diaspora africaine, l’histoire de la gauche et le féminisme noir.
La méconnaissance à son sujet est sans conteste liée à son expulsion du territoire américain. Qu’elle ne soit ni « prise en compte ni mentionnée dans nombreux travaux de féminisme noir malgré quelques exceptions » est un signe pour Boyce Davies du chauvinisme des féministes noires américaines, incapables de penser le féminisme noir hors des États-Unis, et donc d’intégrer dans leurs analyses et leur sororité les féministes du Tiers-monde. Initialement migrante trinidadienne descendante d’esclaves, puis migrante au Royaume-Uni, Claudia Jones ne peut satisfaire aux approches nationalistes et occidentalo-centrées. Son féminisme, et tout son militantisme, mobilisent une lecture nécessitant la prise en compte simultanée de plusieurs réalités nationales, transnationales.
Bon nombre de féministes noires américaines n’ont pas fait la même analyse que Jones, qui considérait le peuple noir comme colonisé et faisait ainsi le lien avec le féminisme du Tiers-monde. Ce lien absent, hormis des exceptions notables comme le Combahee River Collective dans son manifeste, a d’après Davies concouru à l’oubli du féminisme transnational de Jones. Sans être exhaustive Davies pointe l’approche homogénéisante de bell hooks, le mépris teinté de privilèges de Michelle Wallace « qui fait comme si la communauté noire américaine ne faisait pas partie de la diaspora africaine », ou le chauvinisme de Patricia Hill Collins. L’auteure utilise la figure de Jones pour dénoncer le caractère étriqué, auto-centré d’un féminisme noir américain teinté d’impérialisme.
Boyce Davies insiste aussi sur le fait que si le féminisme noir des années 70 est connu c’est qu’il a produit un grand nombre d’universitaires qui ont ainsi pu intégrer leur histoire à l’histoire officielle. Militante de terrain, journaliste, morte très tôt, Jones n’a elle pas eu le temps ou l’occasion d’écrire sa propre légende.
C’est aussi l’histoire des communistes noir-e-s aux États-Unis qui souffre d’invisibilisation. L’African Blood Brotherood, créé en 1919, groupe de militants noirs originaires des Caraïbes, rejoint dès 1921 le CPUSA. Ils font partie des premiers noirs communistes aux États-Unis. Y figurent déjà des femmes comme Grace Campbell et il y aura régulièrement des militantes noires proéminentes dans le parti ; Louise Thompson Patterson, Audley Moore (Queen Mother Moore), Esther Cooper Jackson, Maude White. Mais leur contribution historique reste largement méconnue.

Louise Thompson Patterson, Esther Cooper Jackson, Audley Moore.

Le communisme : entre loyauté et partialité

La conviction intime et profonde qui liait Claudia Jones au communisme et au marxisme n’est sans doute pas non plus étrangère à sa disparition historique. Pour elle, le Parti Communiste était indubitablement le parti pour le peuple noir. De fait, elle a été et est restée communiste à une époque où bon nombre de militants choisissaient la rupture, découvrant avec une lucidité plus ou moins tardive le totalitarisme soviétique. Et même, bien avant ça, de nombreux noirs avaient déserté un parti bien trop ambigu sur la question raciale et l’émancipation des noirs.
Mais l’aveuglement de Jones commence dès ses années formatives. On ne trouve chez la jeune Claudia Jones aucune critique des revirements du PC pendant la seconde guerre mondiale, de son bellicisme patriotique des années de guerre, de son approbation de l’internement en camps des japonais-américains, qui plus est prolongé à l’intérieur du parti par l’exclusion de ses membres aux origines japonaises.
Ces années ayant été à la fois celles de la formation politique et de la construction simultanée d’une carrière, cela n’a pas du pousser la jeune Claudia Jones à se distinguer des orientations du parti…
Mais même plus tard jamais Jones ne critiquera les dérives staliniennes. Sa vision de la société soviétique est terriblement romantique, intégralement nourrie de propagande et de visites protocolaires encadrées. D’une naïveté dangereuse elle considère l’URSS comme un paradis sans classes, sans sexisme, sans racisme.
Juste avant sa mort elle visitera la Chine et manifestera un grand enthousiasme pour la Révolution Culturelle et l’émergence d’un communisme du tiers-monde. Mais encore une fois, sa vision est complètement conditionnée par ce qu’on veut bien lui montrer du système et qu’elle prend pour argent comptant. Son souci du peuple, des conditions réelles de vie, semble s’être contenté à chaque fois, dans des contextes dits communistes, de la propagande du pouvoir en place.
Sa loyauté déplacée et sans doute aussi son statut d’élite du PC l’auront intégralement empêchée de dénoncer ne serait-ce qu’une seule fois le totalitarisme des états se revendiquant du communisme. Même au Royaume-Uni, elle refusera toute rupture brutale avec le Parti Communiste, s’en éloignant sans faire plus de bruit sur le sexisme et le racisme de l’organisation.

Conclusion

C’est une combattante passionnante qui se dessine pages après pages du livre de Carole Boyce Davies. Une activiste, à la croisée des histoires, des espaces et des consciences. Et la plus grande leçon du parcours de Claudia Jones est sans conteste celle de l’articulation des luttes et de la mobilité militante.
Rien ne justifie que l’on méconnaisse l’ampleur de ses actions et de ses écrits, de Harlem à Notting Hill. Malgré les faiblesses et ses silences liés au communisme, son histoire est riche d’enseignements et c’est un héritage unique qu’il nous semble impératif d’explorer pour les combats actuels et à venir.
Pour conclure voici un extrait de texte de Claudia Jones qui était aussi poétesse :

Alors que je connais cela, mon cœur se rebelle
Face aux écrans qui coupent les rayons du soleil
Mes pensées s’éveillent aussi comme des cloches tintantes
Pour accueillir des flèches de lumière

* * *

Carole Boyce Davies est universitaire-militante, elle vit et travaille aux États-Unis. Elle a beaucoup écrit sur la diaspora africaine, la migration, les femmes dans la littérature africaine et caribéenne, le transnationalisme. Son cursus de chercheuse l’a également amenée à travailler au Brésil, à Trinidad et en Angleterre. Elle a aussi écrit un livre sur la nécessité de décoloniser l’enseignement supérieur nommé « Decolonizing the academy ». Concernant Claudia Jones Davies a assemblé et fait éditer un livre nommé « Beyond containment/ Au-delà du confinement » dans lequel se trouvent tous les écrits de Claudia Jones : poésie, essais, articles, etc.

Hormis précision, toutes les citations de cet article sont extraites de « Left of Karl Marx» .

Cases Rebelles

(À écouter dans l’émission n°28).

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  1. An End to the neglect… est téléchargeable ici []
  2. A lire : Erik S.Mc Duffie,  » Sojourning for Freedom: Black Women, American Communism, and the Making of Black Left Feminism » . []
  3. Zone rurale du Sud des États-Unis en forme de croissant où vivait un pourcentage important de noir-e-s, en raison du passé esclavagiste. Sa définition strictement géographique est variable []
  4. Trevor Carter, communiste anglais cousin de Claudia Jones a écrit un livre nommé « Shattering Illusions – West Indians in British Politics » qui traite la question. []