Combat(s) par Egbert Alejandro Martina

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, CARAïBES, PERSPECTIVES, POLICES & PRISONS

Pour la 50ème émission de Cases Rebelles on a demandé à plusieurs personnes qu’on aime bien de réagir au mot « Combat(s) ». Egbert Alejandro Martina, écrivain, activiste afrocaribéen vivant aux Pays-Bas, nous a écrit ce magnifique texte sur le souffle, la respiration, que nous partageons ici avec vous. Nous l’en remercions chaleureusement.
Nous ne pouvons que conseiller aux anglophones d’aller lire Egbert sur son super blog  : http://processedlives.wordpress.com/

On ne médite pas souvent sur ce qu’est pour le corps l’expérience d’une violence progressive et croissante, une violence qui n’est ni spectaculaire ni instantanée, mais lente et corrosive – qui vous use physiquement, et rend la respiration difficile.

Les actes de violence spectaculaires captivent notre attention ; ils accélèrent nos souffles et nous incitent à l’action collective. Mais combien de fois avons-nous médité sur la violence étatique qui s’exerce sur le corps, une violence qui non seulement expulse la vie hors de vous, mais qui, de plus essaie de vous effacer complètement, qui tue dans un acte coordonné et ciblé de terrorisme racial?

Je trouve que la méditation de Fanon sur l’impact physique de la violence de l’État dans L’An V de la révolution algérienne est instructive dans la réflexion sur le combat – ou la lutte. De l’avis de Fanon, la grammaire de la terreur d’État soumet en continu les corps racialisés à une pratique lourde, traumatique et potentiellement fatale de « respiration de combat ». La respiration de combat est, comme Fanon l’écrit: « une respiration surveillée, occupée ». Cela nomme l’acte même de rassembler nos énergies de vie afin de continuer à vivre, de respirer et de survivre face à la nature répétitive, banale et globale de la violence d’État.

Sous ce régime, « je ne peux pas respirer » – les derniers mots de Eric Garner et Jimmy Mubenga – constituent non seulement un appel à reconnaître la vie des noirs et des corps perçus comme tels, mais rend aussi audible dans les mots les effets mortels de la banale terreur d’Etat qui rend l’air irrespirable. Lorsque l’État veut que vous disparaissiez, ou que vous mourriez, alors respirer – vivre en soi – peut être un acte de résistance, un acte subversif, un acte de défi.

Ma respiration est mon esprit; elle est la résistance incarnée ; elle est littéralement ma ligne de vie. Elle est mon combat contre les effets mentaux, émotionnels et physiques de la terreur d’État. Elle me donne de la force par rapport à toutes les forces qui cherchent à contrôler, ou arrêter, ma respiration à travers la langue ou l’action. Respirer en tant que noir c’est l’affirmation de la vie noire vécue dans le sillage de l’esclavage – nous qui sommes positionnés comme ontologiquement, civiquement, socialement morts.

Pour moi, le combat c’est le combat pour respirer – pour insuffler la vie dans des mouvements radicaux, pour créer un espace de respiration. En cela, je suis Derrick Bell, qui prône la respiration comme un défi. Pour Bell, la respiration en tant que défi, et même notre épuisement – notre manque de souffle – reprend quelque chose à ceux/ qui ont aspiré leur souffle des énergies de personnes noires et perçues comme telles. « Je vis », selon les mots de Mme Biona MacDonald, « pour user les blancs ».

En considérant la respiration comme un acte radical, je reconnais que le combat n’est pas seulement des manifestations dans les rues, mais c’est une action constante contre les effets presque imperceptibles de la violence insidieuse sur mon corps. Dans un virage désorientant, Fanon fait valoir que la fin de la suprématie blanche n’exige rien de moins que « la fin du monde » – la fin des écosystèmes toxiques qui nous rendent difficile l’acte de respirer. Mais comment pouvons-nous aller au-delà de cette atmosphère épistémologique qui, à la fois, soutient d’extrêmement fragiles « vies » noires, tout en exigeant notre effacement? Comment théorisons-nous la lutte contre l’effacement quand la négrophobie envahit « l’air épistémique que nous respirons »? Quand il n’y a, selon les mots de Frank Wilderson, « aucune zone psychique libérée [qui puisse nous offrir] un sanctuaire ».

Et Frank Wilderson encore  : « Dire qu’il nous faut nous libérer de l’air , tout en reconnaissant que je ne connais aucune autre source de souffle, c’est ce que j’ai essayé de faire ici. »

Nous luttons pour trouver une autre source de souffle. Nous devons respirer, parce qu’il n’y a rien d’autre.

Egbert Alejandro Martina