Duncan le chien prodige

Publié en Catégorie: AFRO ARTS, LIBERATION ANIMALE
ROMAN GRAPHIQUE

Duncan le chien prodige

Les animaux et nous

Il y a plus de 10 ans Adam HINES sortait "Duncan le chien prodige" un roman graphique exceptionnel où il imagine un monde où les animaux ont la faculté de parler. Ce premier volume, d'une inventivité visuelle époustouflante et d'un foisonnement narratif impressionnant, est mis au service d'une entreprise troublante de réflexion sur les rapports entre les humains et les animaux.

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

Par Cases Rebelles

Février 2021

Si Duncan le chien prodige s’annonçait comme un projet d’envergure avec 9 volumes, 2600 pages, le tout réparti sur une durée de 25 ans, les ambitions de son auteur Adam HINES ne semblaient pas démesurées : ne s’était-il pas mis à dessiner des comics de Duncan, « des histoires de justiciers peuplées entièrement d'animaux parlants », vers l’âge de 6 ans, peu après que sa famille avait accueilli un chien, qu’elle avait choisi de nommer Duncan et que le petit Adam adorait ?
Hines n’avait jamais cessé de créer, dessiner et écrire ces aventures et de là était né un magistral premier volume daté de 2010.
Nous sommes en 2021. Cela fait plus de dix ans que l’auteur n’a pas renoué publiquement avec la série promise. Le grand projet, au cœur duquel se trouve la question des relations entre humain·e·s et animaux non humains, se conjugue pour l’instant au futur antérieur : raison de plus pour revenir sur le chef-d’œuvre initial.

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

Un roman graphique construit autour des pensées, des analyses, des émotions d’animaux qui parlent. Difficile de rendre compte de l’originalité et de l’intensité de l’expérience que constitue la lecture de Duncan.
C’est visuellement tout d’abord que le livre impressionne. Hormis sur la couverture, il n’y a aucune couleur ; tout est en noir et blanc, rempli en niveaux de gris (crayon, encre, lavis, etc). C’est ainsi qu’Adam Hines dessine cette série depuis l’enfance et il s’y est tenu. C’est la même démarche pour le grand format des planches qu’il reconduit. Initialement, il dessinait sur des feuilles au format nord-américain Letter1 , qu’il agrafait ensuite ensemble. Le maintien de cette routine, de ces choix d’enfant, fascine. L’habitude, sacralisée, au service d’une œuvre d’exception.
Le découpage graphique est fabuleux. Hines déploie une multitude de styles du point de vue du dessin (style comics, photoréalisme) et pratique énormément le collage ainsi que le travail sur les textures ; il revendique d’ailleurs l’influence de Robert Rauschenberg, anticipateur du mouvement Pop Art et célèbre pour des œuvres incorporant des objets du quotidien, à la frontière entre peinture et sculpture.
L’approche composite chez Hines sert parfaitement un récit polyphonique.

... je voulais aussi que le livre semble spécifiquement bricolé à partir de nombreuses sources différentes et disparates, comme s’il n’avait pas été créé par une seule personne. L'histoire saute tellement dans le temps et dans l'espace que j'ai trouvé approprié que le schéma de conception des livres reflète les mêmes accrocs et sauts avec des changements soudains de style et de cadence.2

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

En effet, cette esthétique incarne magnifiquement le caractère accidenté et discontinu de la narration, construite sur le principe de digressions permanentes, de la circularité, des ellipses et d’une abondance de voix/voies narratives (émissions de radio, journaux intimes, des questions-réponses, des flux de conscience, des manuels, des rêves et des souvenirs, des contes) émanant d’une pluralité de lieux et d’époques.
Mais le livre n’étouffe jamais ; il respire à travers des paysages silencieux et ce rythme mélancolique que Hines imprime à chaque petite histoire. Il déjoue l’anthropocentrisme lors de ces respirations. Il sauvegarde une certaine opacité, avec cette matérialisation d’un monde qu’on pense familier mais qui est radicalement autre.
L’écriture est extrêmement poétique, précise, touchante. Le livre est constamment traversé de réflexions philosophiques aussi profondes qu’accessibles. Il est aussi complètement saturé d’intertextualité, d’emprunts non identifiés comme tels : Les Pensées de Blaise Pascal, Ciceron, L’infini de Giacomo Leopardi, Le paradis perdu de Milton, L’Abbaye du cauchemar de Thomas Love Peacock, la Bible, Social Organization: a Study of the Larger Mind un classique de Charles Horton Cooley.
Éthiquement, Adam Hines embrasse le risque anthropomorphique tout en allant fréquemment sur les terres de l’intraduisibilité pour donner à entendre des voix diverses d’animaux non-humains, tout en suggérant une forme irréductible d’incommunicabilité. Voltaire, industriel et réformiste lobbyiste en faveur du droit des animaux. Georgios, Pompei, membres de l’organisation terroriste animale Organosi Apostasia dite Orapost par les médias au grand dam de Pompéi : « Ils ne le disent jamais bien, à la télé. Ils abrègent comme pour m’offenser. « ORAPOST ». On dirait une marque de dentifrice. » Bundle et Polly, animaux domestiques. Mercodonius, Euclide et Amarante, prisonniers d’un cirque.
De quoi est-il question ?
L’empathie, mot du jour d’une leçon dispensée par un renard ?
De bien-être animal ?
Des étranges mobiles de ce qu’on appelle l’humanité, premièrement exposés/questionnés dans le récit du combat de boxe entre Rocky Marciano et Ezzard Charles, une entreprise bien cadrée de destruction mutuelle des corps, une boucherie présentable. Typiquement humaine.

(…) Les règles édictées par les humain·e·s au sujet de la violence – comme celles qui régissent la guerre – peuvent être réconfortantes d’une certaine manière car elles donnent l’impression que la violence est quelque chose d’organisé et systémique plutôt qu’aléatoire ou cruel. Elles les intègrent à quelque chose de compréhensible, peut-être même à quelque chose qui semble juste, et souvent, nous nous en félicitons – à quel point nous sommes civilisé·e·s tandis que nous commettons des actes barbares.

Pas une seule fois dans ce match avons-nous assisté à des agissements déplacés. (...) Nos deux hommes, j’ai nommé Roc et Charles, ont été très sport l’un avec l’autre – et on a rarement vu un combat aussi sport. Si je ne m’abuse, Ruby n’a jamais eu à séparer les deux boxeurs – et, malgré tout, je crois que nous avons eu droit à un combat de poids lourds des plus brutaux, tout en restant parfaitement pro."

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

«  Brutal mais professionnel » y a-t-il meilleure description de ce que nous sommes en tant qu’espèce ?3

La verbalisation par les animaux, la formulation de leurs réflexions, questionnements, incompréhensions, cela fonctionne de manière inédite. Le procédé produit un trouble indélébile, que nulle autre œuvre n’ait jamais parvenue à susciter chez moi. Rend-elle notre position humaine intenable, insupportable ? Je n’en sais rien. Elle l’était pour moi bien avant Duncan.
Ce que le procédé et l’intelligence sensible de Hines ouvre, c’est l’infini champ des ressentis possibles chez les animaux dont son incompréhension de cette humanité qui en face domine, nomme, possède, exécute, détruit.
Il faut lire par exemple la liste  « d’aphorismes concernant l'examen et l'interprétation du dessein de la pointe en métal » établie par un petit cochon qui a découvert une pointe en métal. En voici un extrait :

I. La pointe, subalterne de l’Homme et adversaire de la Nature, est plantée dans la terre à environ trois mètres de l’entrée de la bauge que Maman est en train de creuser.
II. Elle dépasse du sol d’environ 28 cm. Sa longueur totale reste indéterminée.
III. Elle n’a ni odeur ni couleur, si ce n’est celles du monde qu’elle reflète.
IV. Tout ce que la pointe peut, ou ne peut faire, comprendre, analyser, et prendre s’inscrit dans les limites que lui trace son dessein tel qu’il a été désigné précédemment et que l’on suppose encore inaccompli. Ne disposant pas de libre arbitre, elle ne peut faire, comprendre, analyser, et prendre ni plus ni moins que cela.
V. On dit que la Nature ne laisse rien au hasard, qu’elle assigne un but précis à chaque chose et que chaque chose y est souveraine. La pointe en métal n’appartient pas à la Nature et il est donc fort possible qu’elle soit inutile, ou dépendante d’autre chose.

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

Quels sont vos mobiles, vos intentions, semble demander le monde animal à l’humanité en permanence. À quoi vous sert la technique ? Qu’est-ce qui existe à vos yeux ? Quelles illusions poursuivez-vous ?
Une nébuleuse de questions lui apparaît aux travers des rapports dissymétriques – plus ou moins intenses et violents – qu’il subit du fait des humains.
Cette question de la violence est d’ailleurs centrale tant dans son déploiement contre les animaux non-humains que dans son usage politique par ORAPOST et Pompéi, habitée d’une rage de détruire peut-être trop humaine. Comme si la vindicativité humaine transformait fatalement, preuve de son pouvoir de corruption.
L’œuvre commence d’ailleurs sur un fascinant échange philosophique entre Euclide, un petit hanuman et Mercodonius, un tigre plus âgé :

C’est l’histoire d’un dauphin d’eau douce qui nageait dans le fleuve Pheison quand il aperçut un homme qui se débattait pour échapper à la noyade...
I Le dauphin vint à sa hauteur pour lui porter secours, mais l’homme le rouait de coups dès qu’il s’approchait.
II Une fois encore le dauphin tenta de secourir l’homme mais ce dernier l’attaqua de nouveau.
III Un oiseau qui passait par là observa la scène et s’exclama : « Mais enfin pourquoi t’obstines-tu ? Ne vois-tu pas que cette vile créature ne cessera de te frapper malgré tous tes efforts ?
IV « Bien sûr », répondit le dauphin. « C’est le dharma de l’homme d’attaquer. »
« Mais c’est le dharma du dauphin de sauver. »
– Donc, tu vois, Euclide, le bâtisseur du pont dans ton histoire était prisonnier de son propre dharma, tout comme le noyé dans la mienne.
– C’est quoi le dharma ?
– C’est ce qui fait que tout se tient. C’est l’unité. »

De la violence comme divertissement à la violence comme mode d’être au monde, l’humanité semble enfermée dans sa condition violente, vue de chez les animaux non-humains.
Hines se défend de manière convaincante de toute référence ou parallèle avec d’autres formes de domination ; il est pourtant impossible de ne pas voir d’analogies avec d’autres situations de domination systémique. Dans son article Animal Viewpoints in the Contact Zone of Adam Hines’s Duncan the Wonder Dog, Joan Gordon fait appel à la notion de « zone de contact » formulée par Marie-Louise Pratt et définie comme « l’espace des rencontres intercoloniales, l’espace dans lequel des personnes séparées par l’histoire et la géographie entrent en contact et nouent des relations durables, impliquant généralement des conditions de coercition, d’inégalités raciales et de conflits irréductibles. » Selon elle, « Duncan the Wonder Dog  gère la difficulté de parler à la place subalterne en composant un texte autoethnographique au sujet de la zone de contact. »
Pour autant le texte suspend-il la domination raciale et coloniale ? La répartition raciale, géographique, de la capacité de nuisance humaine ? Oui et non.
La majorité des personnages humains sont des blancs d’Amérique du Nord. L’arrogance de Vollmann, directeur de l’agence fédérale chargée des relations entre humains et animaux, et l’ambiguïté de ses rapports avec Nathan, son conseiller noir, tout comme son mépris pour ses assistants, décrit une position dominante informée par la classe et la race. Mais l’on reste à distance de Nathan, hors de sa subjectivité : c’est la question animale qui importe ici, en soi et pour soi, pas comme allégorie. Il n’est sans doute pas anodin que Nathan soit ami de Voltaire – tous deux sont bourgeois et subalternes à la fois – et que Vollmann attaque cette amitié ; mais c’est Voltaire qu’il cherche à blesser par-dessus tout. Et toute la richesse matérielle du monde ne peut protéger Voltaire du mépris humain.
La question du racisme entre humains semble distante, à peine périphérique. On ne trouve d’ailleurs dans les interviews de Hines aucune référence au fait qu’il soit noir. Les influences qu’il revendique sont surtout blanches et asiatiques, mais dans la liste de ses 10 œuvres préférées4 il inclut le génial guadeloupéen Aristophane dont on vous a déjà parlé.

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

Nombre de ses choix, loin des enjeux d’égos et d’argent, fascinent par leur radicalité. Son nom est par exemple absent de la couverture et il a tenu à donner la possibilité de lire son livre gratuitement sur son site dès épuisement du premier tirage. Un premier tirage d’ailleurs aux teintes un peu trop foncées aux dires d’un certain nombre de lecteur·ices. Comme s’il s’agissait d’un fanzine DIY réalisé à la photocopieuse. Décidément, Hines ne fait rien comme les autres. Il n’a pas fait d’école d’arts d’ailleurs ; il a essayé le Pasadena Art Center pendant quelques semaines avant de s’enfuir.
Depuis, il est devenu concepteur de jeux vidéos, c’est son métier ; mais l’on espère bien qu’il reviendra au projet Duncan.
En attendant, on peut lire et relire ce foisonnement histoires au pouvoir incroyable de déplacement, de décentrement. Le vertige du collage, de la simultanéité des temporalités et du potentiel des méditations des animaux non-humains.
Hines a souvent répété qu’il essayait de s’extraire du paradigme de « droits »  des animaux: « c'est un concept que les humains ont inventé, et ainsi ils peuvent le donner ou le prendre à qui bon leur semble. J'essaie toujours de considérer les choses du point de vue du ‘’bien-être’’, car c'est en dehors de nous et c’est objectif. Sommes-nous en train de fournir ou de priver de bien-être (…) ? »
Bien entendu tout ceci ne fonctionne que si on accepte d’envisager que les animaux non-humains ont une sensibilité, des attachements, des rêves. En tant qu’humaine appartenant à un groupe, l’humanité noire, à qui l’on a historiquement dénié tout cela, je considère la libération animale comme une évidence. Je ne crois pas nécessairement aux approches culpabilisantes mais je ne pense pas non plus que l’on puisse impunément entretenir toutes ces violences contre les animaux. Qu’il s’agisse de les manger, les posséder, les monter, les exhiber, les domestiquer.
On peut toujours rêver que l’humanité spéciste – et surtout celle qui pourrait tout à fait se passer de viande, de zoos, de courses, d’élevage – entende ces histoires et les voix qui s’y inventent.
Plutôt que les pleurnicheries des éleveurs, leurs stupidités sur l’équilibre nutritionnel et les poncifs de leur culture de meurtre.

Je laisse le mot de la fin à Mercodonius, tigre prisonnier et esclave du cirque :

Au bout d’un certain nombre de saisons, Euclide, il n’y aura plus de cirque… et que restera-t-il ? Les histoires que t’auront racontées tes amis – ou les cicatrices causées par des êtres sans égards…

Michaëla Danjé_Cases Rebelles (février 2021)

Duncan The Wonder Dog, by Adam Hines, 2010

  1. 279 x 126 mm []
  2. https://www.fumettologica.it/2014/09/adam-hines-intervista-ducan/2/ []
  3. Source : https://comicsalliance.com/best-comics-2010-duncan-wonder-dog/ []
  4. https://www.fumettologica.it/2014/11/10-fumetti-adam-hines/ []