Black Sister’s revenge ou Emma Mae aurait pu être un grand film mais ce n’est pas le cas. Les performances d’acteur-rice-s approximatives, les personnages à la psychologie grossière, 1h40 d’actions mal enchainées en font un film social indépendant un peu raté qui courut en plus le risque de voir son importance historique enfouie sous la maudite étiquette «blaxploitation » :
C’était comme une malédiction que tout film réalisé par un homme noir soit défini comme un film « blaxploitation ». La raison pour laquelle des films comme « The Mack » et « Coffy » ont été appelés ainsi c’est parce que c’étaient des films d’exploitation dirigés par des réalisateurs blancs, mais joué par des acteurs noirs. Je ne dis pas cela comme un jugement négatif mais comme une réalité. Le terme a été utilisé comme un terme péjoratif, comme une insulte, maintenant il a évolué pour devenir un genre en soi. Il a pas mal perdu des implications négatives qu’il avait autrefois. Mais les cinéastes noirs plus âgés se souviennent encore de la négativité qui entourait ce terme. Nous avons eu l’impression qu’ils l’utilisaient pour détruire le cinéma noir et ils y sont presque arrivés. La plupart du grand public croit que Spike Lee a été le premier réalisateur noir et ce n’est de toute évidence pas le cas.1
Malgré ce goût d’échec Black Sister’s revenge est une pièce cinématographique importante. Réalisé en 1976, il résonne notamment des voix qui s’élevaient contre la tournure masculiniste que prenait l’émancipation noire. Il témoigne aussi d’un désenchantement post droits civiques. Emma, originaire du Mississippi, est emblématique du Sud rural ségrégationniste et de l’unité noire des luttes des décennies précédentes. Ce qu’elle va découvrir à L.A, sur fond de racisme persistant et de harcèlement policier, c’est l’autodestruction intracommunautaire urbaine nourrie de drogues et de guerres des gangs, des décennies à venir.
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Emma Mae, qui vient de perdre sa mère, arrive de la campagne profonde. Elle débarque à Compton telle le Petit Chaperon Rouge, marquée des signes extérieurs du décalage. La caméra, obsessionnelle, fixe. Fixe ses chaussures inadaptées, sa valise énorme et vieille, bagage mal ficelé ; autant de métaphores de l’inadéquation de l’héroïne avec son nouveau cadre de vie. Mais le film prend vite un tour plus ambivalent. Emma, dépourvue d’artifices, qu’on juge sur ses cheveux, ses vêtements, est bien plus forte et débrouillarde que ses petites cousines urbaines, habillées à la mode et au teint intentionnellement plus clair.
Au fond ce que les regards portés sur elle soulignent c’est surtout la facticité, la superficialité et le défaut de solidarité qui prévalent dans la communauté noire en ville. Fanaka, le réalisateur, fait d’Emma Mae une jeune femme forte, courageuse, morale, et fidèle.
Or, après quelques heures à Compton elle tombera amoureuse de Jesse – ressort narratif tout aussi capital que grotesque – et pour lui elle planquera de la drogue, se battra, même contre la police raciste, et déploiera des trésors d’ingéniosité pour le sortir de prison.
L’un des mouvements du film est la construction au contact de la ville de cette super-héroïne au grand cœur, douée pour la castagne, qui devient une leadeuse, bienveillante, audacieuse et incontestée. On frôle souvent le cliché de la femme noire forte mais sa capacité à se battre trouble le genre et brouille les pistes. Contrairement à Pam Grier qui incarnait dès 1973 dans « Coffy » – exemple typique cette fois de film « blaxploitation » – la femme noire vengeresse, Emma n’est ni hyper-sexualisée, ni animalisée par le plaisir de la violence. Les scènes de bagarre ont beau être caricaturales, ses affects ne le sont pas.
Le deuxième mouvement de Black Sister’s revenge montre le gâchis du potentiel des femmes noires phagocyté par des hommes indignes. Emma a fait un mauvais choix en offrant sa confiance, son grand cœur, à Jesse, un looser, drogué et manipulateur. Sa grande découverte à la ville ce ne sera ni la débrouille, ni les tacos, ni la drogue, ou les braquages, mais la trahison.
Pourtant le film appelle clairement à l’action libératrice tout autant qu’à l’unité et la solidarité. Le moment le plus emblématique est le discours que Big Daddy fait avant un braquage : fustigeant les guerres de gang intestines, il encourage les hommes noirs à récupérer quelque chose dans ce monde où tout appartient à l’homme blanc. Il leur reproche de craindre pour leur liberté, leur vie dans un monde où ils sont à peine libres. A mi-chemin entre radicalité révolutionnaire et apologie du capitalisme noir, Fanaka capture bien ici l’ambiguïté du nationalisme culturel noir américain, qu’incarne Big Daddy. Mais ce qu’il y a d’exceptionnel c’est que Fanaka en appelle en conclusion à un leadership féminin.
Je qualifie mes films d’« images qui bougent » non seulement parce que les images s’animent à travers le projecteur mais parce que je voulais faire bouger les gens dans la bonne direction. Je voulais que mes films touchent les gens de manière divertissante mais je voulais aussi prendre des positions fortes.2
Ce leadership va faire ses preuves : Emma réussit. Elle réunit. Construit. Mais c’est le groupe plus réduit du « couple noir » qui va échouer. Jesse a beau être un cliché, ce qui doit être dit l’est : la libération de l’homme noir se fait sur le dos de la femme noire. Et même si Emma Mae prend physiquement sa revanche, elle est dévastée par l’apprentissage. Les déceptions morales, les pertes d’idéal ne sont pas compensées par les coups vengeurs.
Emma en sort cassée, brisée par la trahison de l’homme noir. Elle quittera la scène de son ultime combat tristement victorieux dans les bras de ses cousines, ses « sœurs », seuls appuis fiables dans les luttes à venir. Cette vision finale fait écho aux scènes du salon de coiffure, ou aux échanges entre Emma et sa petite cousine complexée : au fond, seules les femmes noires veillent sur les femmes noires.
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D’un point de vue cinématographique c’est la dimension documentaire, le regard porté sur Compton où le film est entièrement tourné, qui convainc le plus. L’ouverture du film est une vraie réussite. Un dimanche après-midi. Un parc. Des familles en pique-nique. Percussions, flûte traversière. L’époque et l’espace imprègnent la pellicule.
J’ai improvisé une fois que j’étais là, mais la plupart des personnes dans cette séquence étaient déjà dans le parc et j’y ai mélangé ma propre équipe. J’essaie vraiment d’utiliser la communauté comme l’un des personnages de mes films.3
Ailleurs Jamaa Fanaka donne à voir des scènes de locking ou encore l’intimité de corps dansant des slow langoureux. Mais qu’il filme chez lui ou chez une tante, il utilise son terrain, son quartier et ça se sent. Charles Burnett qui tiendra la caméra pour le film suivant de Fanaka y puisera en partie l’inspiration pour le chef d’œuvre Killer Of sheep. On nommera plus tard L.A Rebellion4 cette génération de réalisateurs-trices ayant étudié à l’UCLA5 de la fin des années 60 à la fin des années 80 et ayant œuvré à la création d’un cinéma noir alternatif et indépendant. Black Sister’s revenge, premier long métrage de Fanaka, tout comme Welcome Home Brother Charles et Penitentiary sont tous les trois des films d’études. Portés par l’énergie, le goût du bricolage et de la débrouille ils n’en sont pas moins devenus des classiques ; souvent méconnus ou mal compris. Nous reviendrons bientôt sur l’étrange Welcome Home Brother Charles.
M.L. – Cases Rebelles
- Interview sur nerdtorious.com [↩]
- Interview sur Twitchfilm.com [↩]
- Idem nerdtorious.com [↩]
- Julie Dash, Hailé Gerima, Ben Caldwell, O.Funmilayo Makarah entre autres [↩]
- Université de Californie à Los Angeles [↩]