J’ai toujours su

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS
RÉCIT

J'ai toujours su

C’est l’histoire d’une agression sexiste, banale et choquante. Une histoire de racisme et de culture du viol. Une histoire de CRS. Un bref épisode résonant du pouvoir de violence de la police dans l’espace public, de son poids sur la circulation des corps. C’est l’histoire d’une femme trans noire qui part en ville.

Par Cases Rebelles

Mars 2021

Mardi 16 mars. Avec un ami, M., nous remontons la perpendiculaire au boulevard qui mène au centre-ville. Nous sommes tout près quand je vois un bus passer. Ils sont suffisamment fréquents pour ne pas se donner la peine de courir. Rien ne presse.
Nous arrivons à l’arrêt. Quelques minutes plus tard, un sordide défilé commence : des camionnettes de CRS, par dizaines. Les Citroën Jumper sont tellement nombreux que très rapidement un début de bouchon se forme. Une manif s’annonce, c’est certain. Les occupants des véhicules qui ralentissent ou s’arrêtent devant nous lancent des regards insistants. Ma conscience de femme trans noire, mon vécu passé d’homme noir, me figent dans le simple renvoi de regards interrogatifs. « Vous voulez quoi ? » Très vite, M. qui m’accompagne et qui est un homme noir, me dit quand même : « C’est l’horreur, tu veux que l’on bouge ? » Non ; je ne veux pas que la police décide une fois de plus de ma circulation dans cet espace qu’on dit public. Et puis, il ne sera pas éternel ce sale carnaval…
Je réponds donc par la négative. Alors qu’ils continuent leur procession un fourgon qui passe attire vaguement mon attention : l’un des CRS me fixe et tend le bras vers sa gauche, vers l’avant du véhicule, pour se saisir de quelque chose. C’est le micro qui permet de s’exprimer de manière amplifiée. Je le comprends en même temps que les mots jaillissent et se détachent pour m’éclabousser. À 15h, l’homme, investi du droit de l’usage de la force, représentant de leur « ordre », en « service », crie dans son micro à la rue tout entière, aux riverains, à moi, à ses autres petits copains qui se sont contentés de regards salaces : « Ah putain, elle est bonne !!! »
Ses yeux ne me lâchent pas. Il est hilare tandis que sa camionnette s’éloigne.
Je suis glacée, choquée. Le poison de la honte s’élance dans mes veines. Avant la colère ineffable de mon humiliation publique. M. s’exclame, quelque chose comme « non mais ça va pas ! ». Il formule quelques insultes. Mais le fourgon a disparu depuis longtemps cédant la place à d’autres. M. me demande si je veux rentrer, si je veux toujours aller en ville. Je répète plusieurs fois « je suis dégoûtée », « choquée »... et des insultes . Je réponds que je veux toujours aller en ville. Je ne veux pas rentrer chez moi avec cette saleté uniquement : à me dire que je suis sortie, que la police m’a agressée et que j’ai rebroussé chemin.
Un couple noir avec un jeune enfant arrivent à l’arrêt. Je remercie le ciel qu’ils n’aient pas assisté au spectacle, qu’ils n’aient pas également reçu cette violence qui m’était destinée.
Et puis je doute. Je doute que cela se soit réellement passé. Nous ne parlons que de ça avec M., mais mon cerveau se défend. Ça semble irréel. Mécaniques du déni, du refoulement, de la déréalisation.
Nous sommes enfin dans le bus. M. me demande si ça m’était déjà arrivé. Il me parle des Blacks Panthers, des solutions radicales pour en finir avec la police. « Heureusement qu'il y a la marche samedi contre les violences policières, que cela permettra d’extérioriser un peu » me dit-il.
Je ne vais pas faire ici l’inventaire des mécanismes intérieurs — plus ou moins destructeurs — qui se mettent en place en cas d’agression sexiste. Je ne ferai pas semblant non plus d’avoir cru un jour que la mission des dites forces de l’ordre était de me protéger.

J’ai toujours su que vous n’étiez pas là pour me protéger.
Ce jaillissement sexiste, et probablement raciste aussi, alors que vous étiez en route pour une séance de répression n’est qu’une case de plus à cocher dans la liste de vos méfaits, de votre recours systématique à la violence et l’humiliation.

Mais je suis sous le choc.
Je suis une femme noire trans. Mon existence est saturée d’agressions. Je suis contrainte en permanence à calculer mes itinéraires, mes choix de magasins, d’interactions. Quiconque peut choisir à n’importe quel moment de m’appeler « monsieur » et me renvoyer dans un espace invivable où n’existent que la honte ou l’humiliation, parce que personne — et surtout pas les gens qui m’appellent « monsieur » ou me genrent au masculin — ne peut penser sérieusement et respectueusement que je me présente ainsi au monde pour qu’on m’appelle « monsieur ».
Et de fait, le plus souvent, quand ça sort, ça vient de personnes qui ne pensent qu’à « ça » : au fait que je suis une femme trans. Et ces personnes ont besoin de me le dire, de le rappeler, à moi et au monde. Des caissières, des pharmaciennes, des pseudo-amies aux pseudo-militantes féministes, blanches et non blanches, même combat : il faut que ça sorte au moins une fois, ça ne me tuera pas et comme ça, le rappel aura été fait : « Ceci n’est pas une vraie femme ! »
Et je passe les regards assassins, menaçants. Les grimaces de dégoût. Les rires.
Tout ceci est constant et je suis la même personne qui subit dans un monde parallèle d’horribles validations sexistes de mon identité féminine ; comme cette agression publique par une bande de CRS. Innombrables.
Je me demande s’ils ont communiqué de fourgon à fourgon pour se signaler ma présence. S’ils ont blagué ? Pour que l’agresseur ait été aussi vif dans sa réaction... Ils en ont blagué après coup, ça c’est certain ; les collègues de l'agresseur rigolaient déjà. Est-ce qu’ils font ça souvent ? C'est impossible que je sois la première.
Je n’ai pas la moindre idée de ce que cette agression ferait à une femme cis. Je ne connais que cette dévastation en moi. Les vagues simultanées et incessantes du sexisme et de la transphobie. Le sentiment d’insécurité constant. Additionné au fardeau disproportionné du contrôle policier sur mon ancien corps d’homme noir.
J’ai toujours su qu’ils n’étaient pas là pour me protéger. À 12, 13 ans j’avais pété un câble contre un flic alors que nous étions, mon frère et moi, en sang à l’arrière de son véhicule. Je ne voulais pas partir avec eux à la chasse aux agresseurs racistes qui venaient de nous mettre dans cet état ! Oui je voulais les chasser, mais pas avec eux.
Hier on me soupçonnait, me fouillait, me contrôlait ; aujourd’hui on hurle au monde que « putain » je suis « bonne » dans un cri sorti droit des entrailles de la culture du viol.
J’ai toujours su qu’ils n’étaient pas là pour nous protéger. Qu’il n’y a ni bonne police, ni bonne prison ; qu’elles n’ont rien à faire dans des projets féministes émancipateurs.
J’ai appelé les flics une fois dans ma vie ; il y a très, très longtemps, j’habitais ailleurs. Un voisin hurlait à sa femme qu’il allait la tuer. Et il joignait le geste à la parole, je l’entendais.
Les flics ne sont jamais venus.

Michaëla Danjé_Cases Rebelles (mars 2021)