Laurent Théron : « L’impact psychologique est progressif parce que la douleur, au début, est trop intense. »

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY
Laurent THÉRON est militant contre les violences policières et membre de l'Assemblée des blessé⋅e⋅s. C'est aussi un soutien constant et chaleureux de Cases Rebelles que nous avons toujours grand plaisir à croiser aux rendez-vous des luttes. Pour ce dossier, il raconte les circonstances de sa mutilation par une grenade de désencerclement, les conséquences psychologiques ainsi que son entrée dans le militantisme contre les violences d’État.
Laurent ThéronEst-ce que tu te souviens du moment précis de l’agression ?

Ouais, je me souviens très bien, de l’instant et les moments qui ont suivi.

Qu’est-ce que tu te dis à ce moment-là ? Qu’est-ce que t’as compris ?

Au début, rien ; ça me brûle et je ne comprends vraiment pas. Je ne sais pas du tout ce qui m’arrive. Ça fait trop longtemps que je n’avais pas fait de manifs. Je ne savais même pas que ça existait les grenades, moi j’en étais resté aux flashballs, tu vois, les LBD ; j’étais complètement à la masse, pas du tout au courant de ce qu’on pouvait balancer sur la tête des gens en manif. Ça me brûle la tête, ça me brûle l’œil. Je me souviens que c'est d'abord la douleur.

Avec quelle rapidité es-tu pris en charge ? Et quand commences-tu à comprendre ce qui s’est passé ?

Rapidement quand je me relève, je sens la pression au niveau de ma tête, au niveau de mon œil, au niveau du crâne, même au niveau cérébral tellement ça gonfle. L’hématome gonfle hyper vite. Là, il y a des médics qui m’emmènent à l’écart, ils me font asseoir sur les marches du métro à République. Ils commencent à sortir sérum phy, compresses et tout. Je les vois, ils sont beaucoup plus jeunes que moi — j’avais 46 ans à ce moment-là — je me dis : « Au mieux, c’est des étudiant·e·s, quoi. » Tout de suite, quand ils m’assoient, qu’ils sortent le sérum phy et m’arrosent la gueule, je leur demande : « Les gars, est-ce qu’il y a un médecin ? » Et personne me répond. Là je les regarde, je me lève et je leur dis : « Non les gars, est-ce qu’il y a un putain de médecin parmi vous ? » Comme j’étais aide-soignant, tout de suite je leur dis : « Là apparemment, l’œil, il est crevé. » Puis je vois leur gueule — personne parvient à masquer sa souffrance en voyant ma gueule — et je leur dis : « Je pense que là, l’œil, il est mort. Donc là en fait il me faut un putain de médecin parce qu’il faut que j’aille vite à l’hôpital ! » Je crains l’hématome intracrânien, je leur dis : « Je sens la pression qui augmente. » J’ai peur de ça. Un œil, c’est un œil ma foi, c’est claqué, c’est claqué ; si c’est le cerveau, c’est un autre délire. Je leur dis : « Il faut vite que je parte, il faut vite que j’aille aux urgences parce que si c’est un hématome... »

Après ça va être très long : entre le moment où ça m’arrive et le moment où les pompiers arrivent, il s’est passé 50 minutes.

Je réussis à sortir de la Place, on est obligés de forcer le barrage des CRS, je leur gueule dessus. Je suis avec un mec et un autre gars d’Amnesty International qui est un observateur de la manif. Les deux, je ne les connais pas, ils m’accompagnent et là on va attendre. Ils me rassurent. Je tombe sur un gars absolument génial qui me fait des massages, le maximum de prise en charge bienveillante pour que je me détende, pour pas que je m’inquiète. La pression augmente, ça me rend ouf en fait, je n’arrête pas de me lever, de me baisser. Je gueule sur les CRS, je les engueule comme un malade !
Et là, il y a un médecin de la manif qui arrive vingt minutes après, pour m’ausculter. Il pose les premières questions, et ces premières questions, dans la panique, dans la peur, je les avais totalement oubliées. C’était des questions médicales : est-ce que j’ai perdu connaissance ? Est-ce que j’ai eu des étourdissements ? Est-ce que j’ai eu des nausées ou des vomissements ? Qui sont les premiers signes de l’atteinte neurologique, qui auraient été les signes que «  ah, il y a un pèt’ au cerveau, le cerveau est touché ». Et en fait j’ai rien de tout ça. Je me dis : « Bon, faut te calmer maintenant parce que ça veut dire qu’a priori, il n’y a pas d’atteinte neurologique et donc t’as pas d’hématome intracrânien. » Après, on va attendre.
Au niveau de l’arme, c’est le lendemain, on m’explique : « Voilà, une grenade de désencerclement c’est ça. »

À quel moment tu dirais que tu ressens l’impact psychologique de tout ça ?

L’impact psychologique, il est progressif, j’ai l’impression, parce que déjà c’est très violent… La douleur, au début, est tellement intense et ma crainte de l’hématome intracrânien tellement forte. C’est vraiment une peur de mourir, qui arrive tout de suite parce que l’hématome intracrânien, tu peux avoir des conséquences multiples en fonction de la taille, la progression, la prise en charge. Plus t’attends, plus ton hématome peut être important, ça gonfle, ça diffuse et ça peut te comprimer des parties du cerveau.
Quelques mois avant — on m’a raconté bien après — un gars qui s’appelle Romain Dussaux avait pris un galet d’une grenade de désencerclement au mois de juin ou mois de mai. Il l’avait pris en pleine tempe, le mec était tombé comme une planche. J’avais vu les images, elles sont assez choquantes : l’autre taré qui arrive, qui lance sa grenade, qui regarde même pas où il la jette. Apparemment, il a perdu l’odorat et le goût — parce que ça va souvent ensemble — mais lui, il avait un hématome intracrânien justement. Il avait fini en coma artificiel pour être évacué et il a gardé des séquelles. L’hématome intracrânien, tu peux même en mourir. J’étais aide-soignant pendant 25 ans, j’ai même travaillé au bloc-opératoire et j’en ai vu plein d’opérations sur le cerveau. Quand les pompiers arrivent, franchement on était dégoûtés avec le gars qui s’occupait de moi et le mec d’Amnesty International : les mecs ils arrivent, genre les pouces dans le ceinturon, c’est juste effrayant en fait, ils en ont rien à foutre. Le médecin était encore là et direct leur dit : « Mais ça va ? Vous étiez où ? Ça fait 50 minutes qu’il attend ! » Ils disent : « Ouais bah on a estimé que... » Ils viennent de Drancy tu vois, pour une manifestation place de la République, à Paris, la seule équipe de pompiers qu’il y a, ils l’ont trouvée dans le 93, c’est n’importe quoi !

Aux urgences, les gars me disent : « Pour l’hématome sous-dural, déjà il n’y en a pas. Au niveau du cerveau, c’est bon. » Mais là c’est brutal, le mec dit : « Mais par contre ton œil, là je te le dis, tu peux considérer qu’il est perdu. À 99,9 %, ton œil, il est mort, il y a plus rien. Tout le matériel visuel éclaté, la rétine… bref, il y a plus rien, c’est cassé en mille morceaux. » Donc ça aussi tu te le prends… Tu sais déjà que t’as plus l’hématome, t’es content et bam, tu te dis derrière : « Je vais être comme ça. Je ne vais voir que d’un œil. D’accord. »
Je vais être opéré dans la nuit. Il faut que je m’aille me doucher ; personne ne m’aide. Ils me font rentrer dans une pièce à l’Hôtel-Dieu. C’est une douche énorme, gigantesque. On est au mois de septembre, elle n’est pas chauffée, il fait froid, je tremble, je suis obligé de me doucher tout seul. Quand t’es plein de sang au niveau de la tête, des cheveux, t’as des litres d’eau colorée rouge qui coulent. En plus l’eau n’est pas chaude. Je dois me débrouiller tout seul. Je me dis :« Mais dans quel enfer je suis ? » Ça, c’est les premières heures.

Le vendredi, plein d’informations arrivent. Des camarades du syndicat, des ami·e·s vont venir.
Le samedi, il y a l’IGPN. Ça c'est super dur parce que je ne suis même pas à 48h ; ça m’arrive le jeudi à 17 h, le mec arrive le samedi matin à 11h. Et pendant quatre heures, il te cuisine. À la fin je m’endors quasiment dans le lit. Les nuits, je ne dors pas parce que mon œil coule en permanence ; tu as des gouttes : un mélange de sang, de larmes, de lymphe. T’as un liquide au début qui est rouge orangé, après qui est orangé, après qui est de plus en plus clair. Et toutes les nuits, ça coule. Si je me mets sur le côté gauche, ça me coule le long du nez, si je me mets sur le côté droit, ça me coule le long de la joue. Je dors très très mal, je dors très très peu. L’IGPN, c’est une épreuve.
Le dimanche, après trois jours, je dis à l’infirmière : « Écoutez, là je ne me sens… je ne vais pas bien. » Je pleure en fait. Je pense que c’est toute la pression qui redescend. Les médias avaient fait forcing pour venir dans la chambre. J’avais été mis en plus après sous « surveillance administrative » entre guillemets parce qu’il y avait des mecs de France 2, France 3 qui avaient pas pris l’autorisation de l’hôpital, qui étaient rentrés dans la chambre, qui étaient rentrés en contact avec SUD Santé. Donc moi je dis : « Bon ben ok , on va répondre à vos questions. » Ensuite, l’hôpital a vu qu’ils étaient rentrés et m’ont pris pour responsable. Je leur ai dit : «  Mais attendez, c’est à vous de contrôler vos gars ! Moi, je ne sais pas qui a une autorisation ou pas. »
Après, je m’étais embrouillé avec les mecs ; mon dossier hospitalier avait disparu, y a eu ça aussi… Tous les jours, tout le temps, c’était un peu une pression permanente. Et le truc super dur c’est que personne ne fait vraiment attention à moi, à part ma sœur. Tout le monde est inquiet pour moi, les camarades du syndicat et plein d’autres. Mais celle qui prend vraiment soin de moi d’un point de vue humain, c’est ma petite sœur. Elle s’occupe de moi de A à Z en vrai.

Je revois mes garçons, mes enfants, le dimanche. Je me rappelle... Le petit a pleuré au téléphone, et lui il a imaginé tout de suite que j’avais un œil en moins, ça le rendait triste. Le grand, c’est des potes à lui qui lui avaient montré sur leurs smartphones et dit :« Ton père a eu un problème. » Donc il l’a vu en vidéo. Lui, il l’a vu tout de suite. Je l’avais eu au téléphone et il posait des questions. Après quand il a vu, pareil il a pleuré.
Il y a eu plein d’autres épisodes… En tout cas, le dimanche je dis à l’infirmière que je ne vais pas bien, qu’il faut me donner quelque chose, je m’effondre. Je ne peux pas arrêter de pleurer, c’est juste plus fort que moi. Je n’arrive pas à m’arrêter et je sens la pression qui redescend, la prise de conscience qui commence. Trois jours après.
Je vois une psychiatre. La psychiatre me dit : « Je vais vous donner des calmants pour vous détendre ». Je commençais vraiment à croire que je devenais vraiment complètement fou. J’avais des idées suicidaires, j’étais au bout, au bout. Douleurs physiques et épuisement émotionnel, c’était assez intense. L’émotion… l’acceptation de la perte de l’œil, qui a commencé à ce moment-là, mais ce dimanche, c’est le jour où je m’écroule.

Quand l’IGPN te cuisine pendant 4 heures, tu as l’impression que ça fait partie du jeu pour eux d’en rajouter une couche alors qu’on est même pas à 48h de ta blessure ? Est-ce que tu as le choix ?

J’avais eu l’avocat de SUD qui m’avait dit : « Ils vont venir, tu peux le faire, tu peux le faire tout seul. Tu réponds à leurs questions. Tu leur dis ce que tu as fait et ça suffira. » Il ne me met pas en garde en me disant : « Ça va durer quatre heures pour résumer trente minutes de présence sur la place de la République. » J’arrive sur la place de la République, il est 16h20. Je suis éborgné, il est 16h53. Pour une demi-heure, ça dure quatre heures. Chaque phrase. Chaque mot. Le gars dit : « Vous êtes sur que c’est ça ? » Chaque mot, chaque phrase, ils reprennent ; c’est une torture. Sur le coup, je me dis : « Ils sont super pointilleux. » Ils fouillent mes affaires, ça aussi c’est… waouh… Ils fouillent mes placards, mes tiroirs ; ils mettent tous mes vêtements sous scellés, c’est-à-dire qu’ils me prennent mes t-shirts, pantalon, blouson. Ils prennent tout. Et je les ai toujours pas récupérés. Ils embarquent toutes mes fringues du jour de la manif. Je me dis «  Moi je suis la victime, oohhh ! ».

Mais en fait les gars, ils sont deux ; il y a déjà ce rôle entre le gentil et l’autre qui fait un peu le méchant — c’est flagrant. Bon ben, je vais me confier au gentil. Et puis c’est super long. Pour connaître la police beaucoup mieux, je crois que les gars sont venus aussi pour essayer de me faire craquer, de me faire dire un truc. Mais je suis tellement naïf à ce moment-là, de toute façon je n’ai aucune connaissance des violences policières ou de ce que c’est la police en vérité. Ils n’ont rien pu tirer de moi ! Les policiers essayaient de me faire dire que je suis un anti-flic, ce qui à ce moment-là n’est vraiment pas le cas ; je suis un gros boloss, monsieur-Tout-le-monde, pour moi la police c’est un métier comme les autres, je n’ai aucune connaissance, je suis vraiment nul.
Finalement, mon rapport de l’IGPN est très bon mais l’épreuve de l’interrogatoire, c’est une torture.

Qu’ils arrivent si tôt, que ça dure aussi longtemps, qu’ils soient si pointilleux, aujourd’hui je sais que c’était pour me faire craquer, me faire dire des trucs pour que ça ressorte dans le rapport. C’est un interrogatoire en bonne et due forme. Mais j’ai de la chance, pour dire la vérité, sur mon dossier. Le rapport de l’IGPN est bien : il relate les faits, ils n’ont rien enlevé, ils n’ont rien ajouté. J’ai vraiment du bol à ce niveau-là. Quand j’avais montré ça à plein de camarades après, ils avaient dit :« Il est bien ton rapport ».

Au moment où tu es touché, les images tournaient déjà ? Est-ce que tu penses que cette visite rapide de l’IGPN participe du fait qu’il faut qu’ils "éteignent le feu" ?

Oui, il y a de ça. Et en plus, comme ça avait fait l’actualité à ce moment-là, avant même que moi j’ouvre une plainte, le procureur de Paris avait ouvert l’instruction. J’ai porté plainte aussi, mais avant que je porte plainte — que l’avocat porte ma plainte — déjà le procureur de Paris avait ouvert une plainte pour « violences volontaires ayant entraîné mutilation par un dépositaire de l’autorité publique ». Donc effectivement, il faut "éteindre le feu" dans la maison police.

Comment se passe ensuite ton retour chez toi, l’acceptation de la vie d’après et au niveau physique et psychologique ?

C’est là où ça commence, c’est quand je retourne chez moi.
En septembre 2016, j’ai une situation qui est déjà compliquée. Je suis en cours de divorce. L’année d’avant, ma mère est morte. J’ai un œil en moins. Les jours, les semaines et les mois qui suivent, au niveau émotionnel, c’est juste une catastrophe. Ce n’est vraiment pas le moment où il faut que ça m’arrive. Je suis déjà débordé par des évènements qui sont vraiment durs.
Je ne vais être arrêté que trois semaines. Un œil c’est trois semaines d’arrêt, ce n’est pas beaucoup  quand même ! Et j’ai un super médecin qui s’occupe de moi, qui est un papy adorable, qui me dit : « Je vous sens un peu triste. » Il va me prescrire des antidépresseurs. Il me conseille déjà d’aller voir un psychiatre, un psychologue pour entrer dans une thérapie pour une sorte d’acceptation de la mutilation et de tous les évènements. Il perçoit que chez moi ça fait beaucoup trop d’événements violents qui peuvent avoir des conséquences. Et je ne prête pas vraiment attention à ça. Je vais aller voir un psychiatre qui me dit : « Vous savez, je traite des gens qui ont des pathologies. Vous, vous n’êtes pas malade. Vous êtes dans une période difficile, sans doute vous allez glisser vers une dépression. Je vous conseille plutôt d’aller voir une psychologue. » Pareil, je n’y prête pas attention.

Je travaillais en psychiatrie de nuit, et c’est des collègues — je ne les remercierais jamais assez — essayent de me changer les idées : on m’invite au resto, des camarades de SUD qui viennent de Paris — j’habite à côté de Melun — se tapent cinquante bornes en voiture pour venir me voir, pour le café, discuter, etc. Je suis assez bien entouré. Il y a des gens vraiment attentionnés qui viennent me soutenir. Et ce sont mes collègues de nuit qui insistent beaucoup : « Laurent, vraiment, il faut que tu ailles voir quelqu’un. » Et c’est grâce à eux et ça, c’est en octobre, novembre, un mois et demi après qu’ils me disent : « Faut que tu y ailles. » Parce que personnellement je ne me rendais pas compte du tout.
L’histoire que je t’ai raconté, sur la place, etc., je la raconte tellement souvent que je rentre dans une sorte de mécanisme où je me détache de la scène, c’est comme si je parlais d’une mauvaise blague, parfois ponctué de blagues en plus. Progressivement, je suis en train de me construire une sorte d’apparence : « Ouais, ouais, c’était dur mais ça va. » Je sors des blagues là-dessus, c’était vraiment un truc de détachement. Mais au fond, en vrai je suis en train de glisser de plus en plus. Déjà je dors hyper souvent ; il y a des jours où je reste enfermé dans ma chambre, genre jour et nuit.
Mes collègues de nuit qui sont super au top sur les thérapies me disent qu’il y a des thérapies de prise en charge de chocs post-traumatiques, il y a des protocoles de consultation, etc. Donc je vais aller voir une psychologue qui est spécialisée là-dedans, qui habite hyper loin de chez moi, à quatre-vingt bornes de chez moi. C’est une super psychologue qui dit : «  Bon écoutez, ça va être violent, je vais vous faire revivre la scène plusieurs fois par séance. » Donc c’est assez dur. Je hurle de pleurs. Je pleure comme jamais dans ma vie je n’ai pleuré. Une fois que ce truc assez dur est passé, je n’en parle plus comme d’un événement extérieur. Je parle de moi ; l’homme éborgné, qui souffre, c’est moi.

Après ma psychologue me dit : « Ma prise en charge est terminée. Vous habitez trop loin, ça va vous fatiguer, ce n’est pas bon. Trouvez un psychologue près de chez vous. » J’ai contacté deux psychologues près de chez moi. Et notamment un truc de l’État, qui s’appelle les centres médiavipp1 . Dans chaque département, l’État a mis en place ces centres pour les victimes de toutes violences et quand tu portes plainte, tu as droit à cette aide-là. Là, ils offrent des services psychologiques, juridiques, sociaux. C’est vraiment assez bien. Je suis allé à côté de chez moi, sur Melun. La psychologue était nulle. Les séances duraient une demi-heure, elle s’en foutait et posait des questions complètement déplacées. Elle n’avait pas du tout de recul par rapport à la fonction d’analyse sur la violence policière. Ça ne m’aidait pas. Ensuite j’ai eu de la chance, je suis tombée sur une psychologue — que je vois encore — qui est absolument formidable, une chamane, et que j'adore.

Donc voilà. Grosso modo, un mois et demi après, j’ai commencé les démarches… C’est l’entourage qui m’a forcé à faire des démarches, m’a suivi, m’a donné des conseils. Novembre-décembre 2016 : j’ai vu les intervenant·e·s psychiatres, psychologues, spécialiste du choc post-traumatique ; et début 2017, en janvier ou février, j’ai rencontré cette psychologue qui n’était pas loin de chez moi et je suis encore avec elle. Donc cinq mois après, ça a vraiment commencé.

Pour toi, quand se passe la rencontre avec les autres blessé⋅e⋅s et les familles de victimes décédées ? Et quand est-ce que tu retournes en manif ?

C’est hyper rapide. Je suis éborgné le 15 septembre, entre 15 jours et un mois après je rencontre Joachim Gatti de Montreuil. Ma petite sœur a toujours été dans les milieux militants. Dans ma jeunesse, quand j’avais 17 ans, j’étais militant anarchiste, à la Fédération Anarchiste. On a 9 ans de différence, je l'ai un peu influencée je crois. Moi j’avais décroché. Elle, elle connaissait le milieu militant. Un camarade à elle avait été victime de violences policières : c’était Joachim. J’ai appelé Joachim, on s’est donné rendez-vous et là, il m’a expliqué qu’un mois après, en novembre, il y avait le procès des policiers qui l’avaient éborgné, qui avaient tiré sur ses camarades.
En octobre, je rencontre Joachim Gatti, je discute avec lui. Il me met des jalons sur la violence policière, sur la justice, etc. Ça commence à s’imprégner en moi, un mois après. Encore un mois après, il y a le procès et là il y a pas mal de monde sur les violences policières : je rencontre Farid El Yamni, il y avait toute l’équipe de l’Assemblée des blessés, il y avait Christian, il y avait Pierre Douillard, Ian de Désarmons-les !, la Cabane Juridique de Calais. Il y avait beaucoup de personnes qui ont été mutilées, qui ont été blessées, qui luttent, qui luttent contre la police, qui luttent avec les victimes. Je rencontre aussi d’autres camarades qui sont des journalistes militants. Je rencontre aussi des filles de l’ACAT ; elles m’offrent le rapport qu’ils venaient de faire sur les violences policières.

Bien après, on m’a parlé du livre que vous veniez de faire. J’ai acheté 100 portraits contre l’État policier. Il a été pour moi central. Il est central parce qu’il m’a touché mais vraiment au cœur. Il est très dur à lire ce livre parce qu’il est chargé d’injustices, d’histoires absolument terribles avec cette violence policière. Ça me fait du mal mais ça me fait énormément de bien parce que c’est là où je me rends compte que je vais mal, que je ne suis pas tout seul, qu’il y a d’autres cas ; et là c’est bien pire parce qu’il s’agit de morts. Avec votre livre, je pleurais. Il m’a bien aidé à pleurer, à me reconnecter à mes émotions. Dans mon histoire de militant, votre livre... c’est une étincelle. Tu as l’ampleur du phénomène, des injustices. Là naît un sentiment de révolte. Ce n’était ni un hasard, ni un accident : quand un taré jette une grenade comme ça, c’est pas un accident, forcément il y en a un qui va prendre.
Votre livre m’a vraiment beaucoup aidé dans ce sens-là, de prise de conscience que les bavures ça n’existe pas. Une prise de conscience militante, avec les autres victimes.

Ma première manif après le 15 septembre, c’est le 19 mars 2017, la Marche pour la justice et la dignité. Retour aux manifs avec un truc bien déter’ quand même ! Franchement, je n’étais pas serein du tout. Sept mois après, vraiment je flippe, je tremble. Ça pète de partout en plus : entre les camarades qui jettent des pétards et les oufs qui jettent des grenades, à chaque fois je sursaute.
Je ne suis pas militant syndical à la base, je suis syndiqué. C’est la loi Travail me semble un truc juste ahurissant. Donc ça fait 15 ans que je n’avais pas manifesté. Je me re-syndique.  Sur les violences policières, c’est notamment votre livre, d’autres que je lis après, puis des évènements, à cette période-là, il y avait Lettre à Adama d’Assa Traoré, une conférence à Ivry… À ce moment-là, je me sens beaucoup plus attiré par les violences policières, naturellement, que par le syndicalisme. Quelque chose résonne en moi me parle à travers les lectures, à travers mon expérience mais aussi surtout les rencontres et les témoignages que j’entends, qui me rendent ouf. Je me dis : « C’est tellement impossible ! » La rencontre qui est déterminante, c’est les rencontres qu’organisent Ramata, que Vies Volées organise, après la Marche pour la dignité ; là, j’assiste à des réunions avec d’autres collectifs, d’autres victimes.

Les premières réunions commencent en mai-juin. On y va avec Christian. C’est toutes les semaines.
Là du coup, je rencontre tout le réseau violences policières. Comme toutes les victimes d’abord tu rencontres les violences policières ; les violences judiciaires n’existent pas encore. Dès la première réunion, je demande à Ramata : « Comment ça vous n’avez pas eu justice ? Vous n’avez pas porté plainte ? » Elle répond si justement, on a porté plainte. Il y a Samir, qui est dans le comité Adama maintenant, qui me dit : « Tu vas découvrir ce que c’est maintenant les violences d’État, les violences judiciaires. »
Il m’explique que pour tout le monde ici, avoir un procès, c’est ça la victoire en fait. Ça aussi, c’est une deuxième découverte, 8-9 mois après. Je ne lis plus que ça, je rencontre que des personnes qui sont dedans. Et c’est cette injustice qui est tellement énorme, qu’il n’y ait pas de procès. C’est la révolte, ce n’est plus possible.
Comme je suis en arrêt longue maladie à ce moment-là, j’ai du temps. J’ai plein de problèmes à côté : ma propre thérapie, mes enfants, je suis dans un déséquilibre permanent et les violences policières, mes lectures, mes rencontres, mon vécu font que je sens qu’il y a un mouvement qui se met en place, un mouvement collectif.

Psychologiquement ça se tient, cette violence psy est contrôlée ou est-ce qu’il y a des choses qui peuvent te surprendre ?

Les cauchemars arrivent dans les premiers mois. Les six premiers mois, j’avais des cauchemars. J’avais vraiment du mal, je ne sortais pas de la Place en fait.
Sur l’œil, je ne sais pas combien de temps ça a duré vraiment. Avec ma psychologue, on a enchaîné sur une thérapie plus profonde de toute ma vie. Les problèmes avec mon père : mon père était flic. Il m’a jeté à la rue, j’avais 17 ans. J’étais déjà dans les violences policières finalement assez tôt !
Ma thérapie, elle a été d’abord pour l’acceptation de la mutilation, de la violence que j’avais subie, mais après on a glissé sur une thérapie plus profonde qui étaient sur des traumatismes de toute ma vie : jeune, punk anar, à la rue, à dormir quelques temps chez les potes, dans les cabanes au fond du jardin, bref déjà un peu l’enfer. T’as beau mettre sous le tapis, ça resurgit...

Sur la violence policière que j’ai subie, je dirais que psychologiquement, il y a toujours quelque chose parce que tant qu’il n’y a pas justice, réparation, derrière c’est toujours un peu vivant, c’est sûr. Mais en vrai psychologiquement, pour moi, ça va, c’est terminé. Ça a peut-être duré un an et demi, deux ans… peut-être jusqu’à l’instruction. Si, parce qu’après il y a les expertises aussi, c’est des trucs violents effectivement qu’on vit, les expertises psychiatriques, les expertises balistiques et tout. Tu repasses devant un keuf qui te sort des énormités, tu as envie de lui cracher à la gueule. Des trucs comme ça, un peu révoltants, font que c’est toujours douloureux. Je dirais que psychologiquement ça a duré deux ans et demi. Je crois que j'ai digéré ma mutilation maintenant, le procès me permettra de tourner la page.
Par contre je ne supporte pas de voir des images de violence policière, je ne supporte plus leurs uniformes, leurs véhicules, leurs giros etc. Un mélange de crainte et de dégout. L'annonce de chaque nouvelle victime, tuée, mutilée, humiliée etc., me touche profondément, parce que j'imagine et je sais par quelles épreuves ils vont devoir passer.

Tu as regardé les images de l'agression ?

Je les ai vues bien bien longtemps après. Je ne voulais pas les voir. L’avocat me demandait toujours : « Tu veux que je te montre les images ? » Je disais non.
C’est par hasard, à la télé, le Quotidien de Yann Barthès, que je les ai vues. Il reparlait de ce qui m’était arrivé mais bien après : le parquet venait de sorti un rapport disant ce n’était pas une mutilation. Pour rappeler l’affaire, parce que c’était quand même deux ans après, il avait remontré les images. On me voyait au sol en train de hurler, de me tenir la tête, en train de crier « mon œil ! » Et t’avais Yann Barthès qui disait : « Ohlala, ces images ! » Lui-même était choqué ! C’est par hasard que je les vois. Jusque-là, j’avais fait en sorte de ne pas tomber dessus, exactement. J’évitais.

Interview réalisée par Cases Rebelles en juin 2021.

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