« Le Corps noir », de Jean-Claude Charles

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Couverture du livre Le Corps Noir, de Jean-Claude Charles, éd. Mémoire d'encrier, 2017Le Corps noir. Difficile d’éviter les superlatifs et les regrets quand on vient à parler de l’œuvre de Jean-Claude Charles. Nous nous contenterons aujourd’hui de cet essai prodigieux, aussi incontournable que méconnu. Publié il y a plus de 40 ans, ce texte audacieux, riche de questions et de réponses inédites, d’une profonde intelligence et de conceptions résolument libératrices n’a rien perdu de sa pertinence et de son irrévérence.
Convoquant une multiplicité des sources — films, livres, publicités, récits de chroniqueurs de la vie coloniale — Jean-Claude Charles réalisait un inventaire chaotique, non exhaustif, à l’ironie grinçante, des discours fantasmatiques et constructions culturelles élaborés sur le corps noir.
Dès son introduction, il démasquait la « théâtralisation symbolique remarquable »1 d’un antiracisme cosmétique étasunien, ingrédient favori de la société du spectacle dont les populations noires locales ne bénéficiaient socialement d’aucune manière. Il ironise ainsi sur la vacuité politique d’une triomphale projection du feuilleton Racines en mai 1978 « pour les esclaves de Soweto et des villes flagellées par l’apartheid ». La série n’a semble-t-il opéré aucune libération magique et l’impérialisme américain s’en sort grandi et presque blanchi de ses propres politiques d’apartheid. Charles dénonce sans détour la toxicité d’une « fascination massive pour le folklore US » en Europe, France comprise, prédisant ainsi des décennies de neutralisation des combats antiracistes locaux au travers d’une production industrielle d’armes de lénification et d’anesthésie des masses. Hasard des redondances de la récupération, il souligne avec dérision l’absurdité d’accorder une récompense au 76ème bataillon de chars « composé uniquement de colored people » pour actes de bravoure pendant la Seconde guerre mondiale ; le bataillon en question porte le surnom de « Black Panther », tout comme la fiction de Ryan Coogler, qui restera sans conteste comme l’une des arnaques idéologiques les plus dévastatrices de la séquence historique que nous traversons.

Dans une première partie nommée « Les fantasmes de la différence », l’auteur analyse nombre de modalités de l’essentialisation des personnes noires par la publicité, le sport, la danse, etc. Il convoque d’innombrables productions culturelles, représentations dégradantes, des publicités, de la littérature populaire, du journalisme : des nids de clichés.  Il dénonce l’hypersexualisation de l’homme noir :

Image virtuelle du nègre bandant : le nègre violeur. (…) Et l’idée aberrante de la puissance sexuelle particulière du Noir induit des impacts sociaux concrets. Des fictions judiciaires de viol tournent massivement autour de ces représentations, les exemples ne manquent pas.2

Et celle de la femme noire, en face. Il s’attaque à Joséphine Baker, figure centrale de l’hypersexualisation spectaculaire des femmes noires à qui Charles n’accorde aucun crédit subversif, a contrario d’une tradition française aussi répandue, qu’injustifiée. De la dégradation et de la culture du viol, voilà ce qu’il y voit et nous sommes d’accord.
Jean-Claude Charles s’attaque par ailleurs au terme « différence », vocable fourre-tout particulièrement en vogue à l’heure où il écrit, supplanté aujourd’hui par « diversité » ; tous deux permettant de déployer des discours raciaux débarrassés des enjeux systémiques et matériels, en les assignant au registre de l’acceptation, l’intégration, et de la main tendue. Ces mots vidés de toute perspective historique matérialiste s’incarnent dans deux camps, négrophobes et négrophiles, que Charles s’empresse de renvoyer dos à dos.

Différence. Ou tonnes d’idées reçues, entretenues dans les discours « sympathiques » vis-à-vis des nègres, dans cette négrophilie qui est au racisme classique ce que l’assistance est à l’exclusion sociale : facteur d’aggravation, de renforcement du Même par la bonne foi ; coup de pied de l’âne par défaut de conscience ou par intentionnalité inconsciente. 3

Dans la fascination négrophile, Charles décèle une forme d’annihilation du corps noir, capable de merveilles sportives ou musicales sans le moindre effort puisqu’il a tout cela « dans le sang » :

Comme si le plaisir procuré par un beau concert de jazz, le jeu d’un(e) comédien(ne) noir(e) ou une performance sportive quelconque n’étaient portés par aucune pratique concrète, aucune douleur (au sens où le travail est étymologiquement lié à la torture : tripalium). Peiner sur des partitions ou s’essouffler hors écriture ; transpirer à des répétitions, mémoriser un texte, le gestualiser, lui donner une voix, participer à la mise en forme d’une mise en scène ; se payer plusieurs heures d’entraînement physique — tout ce processus de fabrication s’évanouit magiquement dans la broussaille luxuriante, le jaillissement exotique du corps.
(…)
Le corps noir, immobile, est un corps mort.4

La réplication des obsessions et fascinations par la cinéaste Leni Riefensthal, des aryens jusqu’aux Nuba, témoigne de « la typologie binaire qu’organise le concept-verrou d’identité » et l’inévitable récurrence de l’idée mortifère de pureté, associée bien entendu à la beauté. Alors, qu’en est-il de belles images que nous produirions sur nous-mêmes ? Qu’en est-il de nos propres valorisations de nos beautés ? La condamnation de Charles est sans appel.

À force de s’appliquer à utiliser l’héritage colonial à des fins de séduction, le nouveau maître finit par ne pas se rendre compte que l’emprisonne un filet tendu par le vieux maître. Que celui-ci, ayant naguère regardé et décrit le nègre une fois pour toutes, n’aura fait que lui dicter le rapport correct à son propre corps.
Le slogan Black is beautiful, dans le contexte des luttes démocratiques, ne constitue pas autre chose que l’effet de cette dictée : le corps se raidissant dans sa prétendue différence, la décrétant avantageuse, bénéfique ; incapable de se contenter d’être, sans attribut, de vivre, intransitivement. Se brandissant comme un drapeau, ordre reçu. Le fils de l’esclave d’hier cherchant dans un moderne regard possible du maître la certitude qui se dérobe sous ses pieds au moment même où il répète compulsivement que voilà je la tiens cette certitude, qu’elle est solide, que voilà je suis beau, beau, beau.5

Ce constat de guerre perdue d’avance fait largement écho aux propos de Toni Morrison tenus quelques années plus tôt :

(le slogan) était une réaction à une idée des blanc·he·s, ce qui signifie que c’était une idée des blanc·he·s inversée, et une idée des blanc·he·s inversée reste une idée de blanc·he·s. La beauté physique n’a aucun lien ni avec notre passé, notre présent ou notre futur. Son absence ou sa présence n’importait qu’à eux, les blanch·e·s, qui s’en servaient à toutes les sauces mais cela ne les a jamais empêché·e·s d’annihiler qui que ce soit. Le concept de la beauté physique considérée comme une vertu est l’une des idées les plus bêtes, pernicieuses et destructrices de l’Occident et nous devrions nous en tenir à l’écart le plus possible. Se focaliser sur le fait de savoir si nous sommes beaux ou pas est une façon de mesurer la valeur d’une manière qui est complètement triviale et complètement blanche.6

Ici s’invalidaient avec des décennies d’avance les vains combats qui se livrent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, Instagram et autres. Sempiternelle réclamation d’existence dans un jeu truqué d’avance par la suprématie blanche qui l’a créé.
La thèse farfelue de Fodé Diawara des « caucasoïdes comme groupe humain le moins évolué » sert alors tant à faire rire qu’à présenter un autre exemple de discours ridicule, réifiant et pseudo-scientifique sur la race, pourtant « accueilli avec enthousiasme par une certaine critique parisienne. » Toutes les impasses sont bonnes si l’on persiste dans les voies de l’essentialisation.

Justement, dans sa seconde partie nommée « Les mythes du nationalisme noiriste » Charles expose l’imposture de l’idée d’une souffrance noire globalisée, vécue par un corps noir collectif, indissocié. Une souffrance abordée sans analyse de classes et hors de toute mise en perspective de la prédation capitaliste. Cette approche permet aux bourgeoisies néocoloniales et aux autocrates de prospérer de manière autoritaire, tout en instrumentalisant l’Histoire et en exaltant valeurs noires, identité noire, etc ; des agitations politiques de façade, déguisées en anti-impérialisme, exhibant un agenda mensonger de rééquilibrage historique et de réparations tout en collaborant activement avec l’ex-colon.
Charles a bien entendu en ligne de mire « Papa doc » et la dérive dictatoriale noiriste née du groupe intellectuel et littéraire Les Griots. Mais il s’intéresse aussi tout particulièrement à deux avatars de la même fiction identitaro-politique : Léopold Sédar Senghor et Jean-Bedel Bokassa.
Tous trois ayant à leur manière réprimé le peuple en prétendant l’exalter, au nom de la race noire.
Chez Senghor, « qui incarne en France ce que Chester Himes (…) appelle « le modèle du super-intellectuel noir » »7 , on a la respectabilité parée d’un amour des belles lettres. Le pouvoir est délicatement autoritaire et criminel, pour le plus grand malheur d’Omar Blondin Diop, et la relation décomplexée de soumission à la France est fardée du simulacre de l’entente fraternelle. Chez ce membre fondateur du courant de la négritude, l’identité noire s’exprime dans des discours consternants d’essentialisations avec un talent littéraire très inégal et des considérations socio-philosophiques particulièrement toxiques. On a bien entendu le fameux « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène » ou l’accablant poème « Femme noire ». À ce goût pour la réification s’ajoute une fascination pour la Grèce antique que Charles ne manque pas de moquer.
Bokassa, devenu président à la faveur d’un coup d’État et autoproclamé empereur, incarne, lui, la dictature clinquante, criarde, liée au président français par des cadeaux personnalisés qui ne sont pas sans rappeler les roitelets qui vendirent les leurs comme esclaves. Sauf que le sanguinaire Bokassa n’est pas un collaborateur discret. Il a la folie des grandeurs et la fascination napoléonienne, alimentant lui aussi ses rêves de grandeur noire ou africaine dans un irrépressible désir d’Europe. Mais là où Senghor est pathétiquement béat, Bokassa nage dans la folie des grandeurs :

Après avoir diverti l’opinion avec les fastes de son couronnement, mis quelques notes de gaieté dans la déprime radio-télévisuelle, enrichi quelques-uns et rassuré quelques autres quant à l’avenir de leurs comptes en banque, il n’allait tout de même pas s’écraser sous son aigle de deux tonnes ! Il se montre à Paris. Une première fois timidement (juillet 1978), le temps de pisser un coup sur la route de Colombey-les-Deux-Eglises (épisode authentique rapporté par Libération, 19 juillet 1978). Une deuxième fois, en grande pompe, discours à la bouche, devant micros et caméras8

En invitant à des jeux de négatifs chromatiques sur une photo de Bokasssa et Giscard, Charles nous demande où est cette fameuse race noire, quand on ne distingue plus que bonnet blanc et blanc bonnet. Que les nouvelles bourgeoisies contre lesquelles Fanon mettait en garde ressemble tant à l’ancien maître. L’irruption du corps supplicié de Pierre Overney, abattu par un agent de sécurité de Renault, la proposition du même jeu chromatique est une invite à revenir à une fondamentale lutte des classes et à repenser les proximités. De qui les populations noires opprimées se sentent-elles les plus proches ? Du maoïste Overney, victime du grand capital, ou des Bokassa, Senghor et consorts… Tout le piège, en plus de l’opportunisme politique carnassier, semble résider dans l’idée d’homogénéité de la race, les débats qu’elle ferme et les fictions politiques qu’elle génère pour le plus grand malheur des populations les plus opprimées socialement.

Face aux quatre mythes de base du nationalisme noiriste (la « nation noire », l’« identité noire », la « Mère Afrique » et le « pouvoir noir »), le problème est de savoir, en dehors de leurs mille et une versions mâtinées d’horreur, si l’on peut concevoir une sorte de patriotisme tactique qui dégage les vérités sociales du trompe-l’œil épidermique.9

La réponse est de toute évidence socialiste et Fanon résonne…

Dans la troisième partie « De main de maître », Charles analyse les écrits responsables de l’invention du corps noir en partant du Père Xavier de Charlevoix sévissant en 1724 jusqu’à l’immonde Gérard de Villiers et ses trop célèbres S.A.S. Avec clairvoyance et mordant comme on peut s’y attendre. On note la persistance du « de », noblesse oblige et Charles rebaptise même de Villiers, Père de Villiers, histoire de rappeler que le paternalisme n’a pas disparu.
Mais l’une de ses critiques les plus intéressantes, les plus drôles également, est celle qu’il développe à l’endroit de John Howard Griffin et son projet best-seller Black Like Me, titré en France Dans la peau d’un noir et de sa réception. L’enthousiasme médiatique qui salue le livre démontre que les souffrances noires ne sont audibles et crédibles qu’au travers d’une voix blanche. Le témoin noir étant pour ainsi dire toujours suspect. Dans un court chapitre marqué par son style littéraire caractéristique, dépourvu de ponctuation, Charles capture bien le déséquilibre que ce tourisme malsain de quelques semaines au cœur de la race de l’Autre renforce. Et bien entendu, il note les applaudissements du monde blanc, la protection de la police blanche pour le courageux écrivain. Et les noir·e·s dans tout ça ? Sont-ils encore même le sujet ? Encore une fois visionnaire, Charles annonce tout un champs de la recherche blanche, qui entre héroïsme douteux et philanthropie malsaine, est prêt à construire de grandes carrières sur le malheur des populations les plus défavorisées.
On se réjouira de la justesse de son court mais incisif parcours alphabétique du corps noir.
Et on retrouvera encore une fois l’hyper-lucidité de Chester Himes, comme souvent avec Jean-Claude Charles. Chester Himes dont l’individualisme désespéré et une trajectoire de soliste semblaient protéger des simplifications, et des réponses faciles. Mille autres fulgurances traversent cet essai brillant, sans aucun équivalent selon nous  dans l’espace francophone. Sans vouloir prétendre que nous sommes d’accord avec toutes les réponses que Jean-Claude Charles proposait à son époque il est certain que nous serions sur une autre planète si ses questions puissantes posées en 1979 avait provoqué des échos à leur mesure. Quant à l’humour, le style littéraire, il nous faudrait un autre texte pour en parler.

Saluons les éditions Mémoire d’encrier pour ce travail de garder son œuvre en vie, sa fille Elvire Duvelle-Charles et les écrivains qui tel·le·s Yannick Lahens ou Jean d’Amérique n’hésitent pas à le ramener là où il devrait se tenir ; au cœur de nos réflexions. Saluons les expériences de D.É.L.I.É.E également. Bénissons les colloques lointains et passés. Et essayons encore de lire Jean-Claude Charles. Mieux vaut tard que jamais…

Cases Rebelles _ juin 2021

  1. Le Corps noir, p. 14 []
  2. p. 44 []
  3. p. 16 []
  4. p. 37 []
  5. p. 28 []
  6. Negro Digest/Black World, février 1974 . []
  7. p.93 []
  8. p.92 []
  9. p. 97 []