Les 5 de Central Park ou les obstinations d’une culture de lynchage.

Publié en Catégorie: AMERIQUES, LUTTES ACTUELLES

Les faits remontent à avril 1989 : cinq adolescents, 4 noirs et un hispanique, sont arrêtés pour le viol et le passage à tabac d’une femme blanche de 28 ans qui faisait son jogging à Central Park. Les suspects, âgés de 14 à 16 ans, avouent sous la contrainte après une dizaine d’heures en garde à vue. La presse se déchaîne contre ces adolescents et exploite les stéréotypes des violeurs noirs et de la « meute » de jeunes terrorisant la ville. Ils sont jugés coupables et condamnés à la prison en 1990. Ils seront reconnus innocents 13 ans plus tard. Acharnement judiciaire, racisme, obsession sécuritaire à New York au tout début des années 90, où la guerre contre la drogue, les histoires de gangs et la criminalité liée au crack, font la une des médias. C’est aussi la preuve renouvelée de l’arbitraire et de la violence de la justice envers les noir·e·s.
En 2003 « les 5 » et leurs familles ont attaqué en justice la ville New York, les policiers et procureurs impliqués pour « poursuites abusives, discrimination raciale » et pour les « troubles émotionnels » causés. Le 5 septembre 2014, un accord a été approuvé : 41 millions de dollars seront versés par la ville aux cinq, soit l’équivalent d’un million de dollars par année passée en prison. Néanmoins dans les textes de cet accord, la ville de NY continue de nier l’acharnement, les erreurs et violations des droits commises par les procureurs de la ville lors de l’enquête1, et persiste à dire qu’ils « ont agi raisonnablement compte tenu des circonstances »2. L’accord met fin à des années de procédures pour rétablir une sorte de justice, mais tous ces millions ne leur rendront pas les années passées en prison, ni tout ce qu’ils ont perdu depuis le début de l’affaire en 1989.

Yusef Salaam arrivant au tribunal (1990).

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Le 19 avril 1989, Trisha Meili, la victime, est retrouvée mourante quelques heures après avoir été violée et battue avec une extrême violence. Elle est hospitalisée. Elle a perdu beaucoup de sang, passe 12 jours dans le coma, elle a un œil blessé et des lésions très importantes au cerveau, elle perd la mémoire sur une période qui va de l’après-midi avant l’agression à 6 semaines plus tard, elle doit réapprendre de nombreux gestes anodins et ne peut recommencer à marcher avant plusieurs mois.
La police veut des coupables et arrête plusieurs jeunes hommes dans la nuit et le lendemain ; elle finit par resserrer l’inculpation arbitrairement autour de cinq jeunes de Harlem. Ils ne se connaissent pas tous entre eux. Procureurs et policiers manipulent les adolescents. Ils n’apprennent que tardivement le véritable motif de leur accusation. Pendant les premières heures, les parents des garçons de moins de 16 ans n’ont pas été avertis ou ne sont pas autorisés à être présents. Les policiers promettent aux enfants qu’ils pourront rentrer chez eux s’ils reconnaissent les faits. Les interrogatoires sont violents. Les policiers poussent les adolescents à donner une version des faits où tous participent à l’agression mais sans qu’aucun ne soit véritablement l’auteur du viol. Finalement, les ados craquent et signent ; sauf Yusef Salaam (arguant de la violation des droits de son fils, sa mère le fait sortir de garde à vue). Les procureurs, Elizabeth Lederer et Robert Morgenthau, emmenés par Linda Fairstein responsable de l’unité des crimes sexuels au bureau du procureur, font alors enregistrer les aveux des 4 autres sur vidéo. Ce seront là les seuls et uniques éléments qui tiendront le dossier jusqu’au bout. Les garçons se rétracteront ensuite, en vain. En 1990 « les cinq » sont condamnés à des peines de prison ferme allant de 5 à 10 ans pour les quatre plus jeunes, de 10 à 15 ans pour le plus âgé. Deux autres adolescents également initialement inculpés seront disculpés.
Antron McCray, Kevin Richardson, Raymond Santana Jr. et Yusef Salaam ont fait presque 7 ans de prison, Korey Wise 12 ans ; à l’époque de l’agression il était le seul âgé de 16 ans, la majorité criminelle dans l’état de New York, il a donc été condamné comme un adulte.

En 2002 le dossier est ré-ouvert suite aux aveux de Matias Reyes : le jeune homme déjà condamné pour d’autres viols avoue et assume seul la responsabilité de celui de « la joggeuse de Central Park ». Les cinq étaient innocents. Leurs condamnations sont annulées par le tribunal le 19 décembre 2002. Procureurs et policiers vont bien sûr contester la décision, certains soutenant que « les cinq » auraient aidé Reyes ou encore que Reyes aurait seulement assisté à l’agression. Dans le film documentaire sur l’affaire (sorti en 2012) on apprend qu’à l’époque de l’enquête sur le viol de T. Meili, Reyes était accusé du viol d’une autre femme à Central Park. Un policier travaillait sur les deux affaires en même temps et a gardé le silence (ou n’a pas fait de lien…) sur la concordance des modes opératoires entre les deux agressions. Dans ses aveux Reyes donne des détails sur l’agression, sur ses déplacements ce soir-là ; des choses que les policiers n’avaient pas établies avec cohérence pour les accusés. Les prélèvements ADN au moment de l’enquête n’appartenaient qu’à un seul homme, indiquant clairement qu’il n’y avait qu’un agresseur. Mais rien n’avait arrêté la broyeuse judiciaire en marche contre les 5 adolescents.
Suivant le fonctionnement de la justice américaine, Matias Reyes ne pourra jamais être condamné pour ce viol, puisqu’il y a déjà eu jugement et condamnation pour ce crime.
Dans cette affaire la cour a également menti à la victime ; cette violence et ce déni de justice à son égard sont une faute de plus à imputer au système.

L’affaire de « la joggeuse de Central Park » a été l’affaire de viol de femme la plus médiatisée à l’époque, en dépit de 3254 autres cas de viols connus cette même année à New York. Dès le début les cinq adolescents ont été traités comme les coupables, par la justice comme par la presse. Les « 5 » et leurs soutiens reprochent entre autres aux médias dominants de ne pas avoir mené de contre-enquête au vu du peu d’éléments à charge. L’affaire est devenue un catalyseur du racisme, de l’hostilité du New York blanc vis-à-vis des communautés noires, sous couvert de protection des femmes.
Le Daily News titre :

Une meute d’ados bat et viole une cadre de Wall Street sur un chemin de jogging.3

Des journaux attribuent aux cinq adolescents l’invention du mot « wilding »4 (de l’anglais « wild » qui signifie sauvage) pour nommer le fait de sortir en se comportant agressivement, ce que les journalistes associent inévitablement aux groupes de jeunes hommes non-blancs. Les cinq jeunes sont immédiatement « bestialisés », déshumanisés, renvoyés au cliché de la sexualité irrépressible des noirs en général. Le lynchage médiatique est amorcé. Ed Koch, alors maire de New York, parle de « crime du siècle » ; le milliardaire (et futur président des États-Unis) Donald Trump fait publier une tribune pleine page dans quatre journaux new-yorkais sous le titre « Rétablissez la peine de mort, ramenez notre police »5 ; dans un article qu’il rédige pour le New York Post, Pat Buchanan interroge :

Comment un peuple civilisé, sûr de lui s’y prend-il avec des ennemis qui violent collectivement ses femmes ? L’armée les colle contre un mur et les descend ; ou on les pend, comme on l’a fait aux criminels de guerre japonais ou nazis.

Les soutiens des « 5 », leaders religieux, journalistes, ou new-yorkais anonymes, ont comparé l’affaire à celle des 9 de Scottsboro.
Dans cette affaire comme dans celle des 9 de Scottsboro et d’autres affaires de lynchages, sexisme et racisme se conjuguent au profit des classes supérieures de la société blanche américaine. Les cadres féminins de Manhattan ne seraient menacées que par des jeunes hommes noirs pauvres ; le « poumon vert » ne serait plus un lieu sûr tant qu’il serait fréquenté par ces mêmes groupes estampillés « dangereux », « violents ». Après l’abolition de l’esclavage, la justice et la prison prirent le relais de l’oppression raciale aux États-Unis comme outils de contrôle social. D’après Joseph Jazz Hayden, activiste noir de Harlem et soutien des « 5 » dans le procès en cours, la justice, les procès épuisent la communauté noire qui engloutit là énormément d’énergie et de ressources, qui ne sont plus disponibles pour le quotidien, pour d’autres luttes, pour la construction d’un contre-pouvoir.
Il va sans dire aussi que les faibles moyens financiers des familles des cinq accusés ne leur ont pas permis d’accéder à une défense aussi efficace que possible, ne serait-ce que pour s’attaquer à toutes les irrégularités du dossier. Justice raciste mais justice de classe aussi.

Si l’hypermédiatisation a caractérisé cette affaire, le débat n’a en revanche pas porté sur la culture du viol inhérente aux sociétés patriarcales. Qu’il s’agisse de viols interraciaux ou non. Pendant le déferlement de racisme contre les adolescents suspects, le véritable problème de la sécurité des femmes et des filles (blanches et non-blanches) a été complètement éludé. Un tas de jugements sexistes culpabilisant la victime ont été aussi formulés ; la question « pourquoi couriez-vous seule la nuit à Central Park ? » posée par Oprah Winfrey dans une interview de 2002 en est un exemple. Et jusqu’à aujourd’hui des journalistes (Larry Link de CNN, Will Sanchez sur MNN…) demandent à Trisha Meili si elle aimait courir la nuit et si elle n’avait pas peur.
Tout cela ne mène bien sûr aucunement à ce qu’on aborde le problème de la violence masculine.

Lorsque leurs condamnations sont annulées en 2002, trois des « cinq » sont déjà sortis de prison, mais pas Korey Wise qui purge une peine plus lourde, ni Raymond Santana Jr. qui a été ré-emprisonné pour un crime lié à la drogue. Jusqu’à cette date, les cinq hommes étaient également enregistrés au fichier national des délinquants sexuels (public aux États-Unis), et devaient se soumettre aux obligations inhérentes à ce statut.

En 2003 Trisha Meili sort de l’anonymat à l’occasion de la publication de son livre « Je suis la joggeuse de Central Park. Une histoire d’espoir et de possibilité ». Elle s’exprime essentiellement sur sa guérison physique et psychique, et le soutien qu’elle a reçu. Aujourd’hui elle fait aussi partie de Achilles International ; l’organisation soutient des personnes handies dans leur participation à des évènements sportifs, et promeut le développement personnel et l’amélioration de la confiance en soi. Meili tient également des conférences à propos de processus de guérison suite à des agressions sexuelles ou d’autres traumatismes.
Elle n’apparaît pas dans le documentaire de 2012. Elle ne s’exprime pas sur le caractère raciste des fausses accusations et des condamnations qui ont suivi, ni sur le procès en cours intenté par les « 5 ».

Avant d’être un documentaire sur l’affaire, Central Park Five a été un livre écrit par Sarah Burns, tiré d’un travail de recherche universitaire6. Elle co-réalise ensuite le film avec le journaliste David McMahon (qui est aussi son mari) et son père le documentariste Ken Burns. Tous trois sont blancs.
Antron McCray n’a pas voulu apparaître tel qu’il est aujourd’hui dans le film, il a seulement prêté sa voix et n’est visible que sur des photos qui remontent au temps de l’affaire.

Début décembre 2012 le film était projeté au cinéma Maysles à Harlem7. J’ai assisté à l’une des diffusions et à la discussion qui suivait, en présence de deux journalistes noir·e·s, de Korey Wise et Yusef Salaam, deux des « cinq ».
La discussion après la projection au cinéma Maysles a été un moment vraiment très émouvant. Wise et Salaam étaient là, face à nous, pour expliquer combien ils étaient encore effrayés de la haine exprimée à leur encontre lors de l’affaire, effrayés de ce qui aurait tourné au lynchage cinquante ans plus tôt. « Ils ont réclamé le rétablissement de la peine de mort ! » a répété plusieurs fois Yusef Salaam. Et ils nous ont révélés certains détails de l’affaire, quels moyens les procureurs et policiers ont employés pour les faire condamner coûte que coûte. Ils nous ont raconté comment leurs vies ont été détruites, leur jeunesse volée, comment ils se sont battus avec leurs familles contre une justice écrasante ; ils nous ont aussi dit comment ils avaient réussi à trouver une certaine paix pour continuer à vivre, malgré tout.

E.H. – Cases Rebelles – 01/03/2013  (Mise à jour – nov. 2016)

  1. Source : http://www.nytimes.com/2014/09/06/nyregion/41-million-settlement-for-5-convicted-in-jogger-case-is-approved.html?_r=0 []
  2. Propos de Zachary Carter, avocat en chef (« top lawyer ») de la ville de New York. []
  3. « Teens wolfpack beats and rapes Wall Street exec on jogging path » (Titre du Daily News). []
  4. « Park marauders call it « wilding »… and it’s street slang for going berserk » (titre du Daily News). []
  5. Le 1er mai 1989, Donald Trump a payé 85 000 dollars pour une tribune pleine page sous le titre « Bring back the death penalty, bring back our police », publiée dans quatre journaux new-yorkais : le New York Times, le Daily News, le New York Post et le New York Newsday. []
  6. « The Central Park Five : The Untold Story Behind One of New York City’s Most Infamous Crime », 2011. Le film Central Park Five est sorti en novembre 2012 aux États-Unis. Il a été projeté en France en séance spéciale au Festival de Cannes 2012. Actuellement la ville de New York a engagé une procédure contre la production afin d’avoir accès aux éléments (interviews, notes…) qui ont servi à réaliser le film, y compris ceux qui n’ont pas été intégrés au film, afin de les intégrer à sa défense dans le procès actuellement intenté par les « cinq ». []
  7. Maysles cinema – https://www.maysles.org/ []