Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (2/4)

Publié en Catégorie: AMERIQUES, FEMINISMES, LECTURES, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY

 L’Oeil le plus bleu, de Toni Morrison (1970)

l'oeil le plus bleuDans ce premier roman virtuose publié en 1970, la romancière récemment décédée Toni Morrison écrit un texte où la question de l’inceste est centrale et au cœur duquel elle entreprend, sur cette question, un dialogue avec le roman de Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? ((voir le premier volet de notre dossier : ici))
L’ouvrage audacieux et déchirant se déploie autour du personnage de Pecola Breedlove, une petite fille noire, moquée pour sa laideur, rejetée par sa communauté et violée par son père. Cette petite fille qui prie Dieu pour avoir des yeux bleus verra son vœu « exaucé ». Morrison désirait écrire sur le « membre de la société le plus délicat : un enfant (…) et le plus vulnérable : une jeune fille».1 Un sujet qui devait également apparaître dans son ultime roman, dont le titre et les derniers mots résonnent comme une acerbe et amère prière, God Help the Child : Que Dieu vienne en aide à l’enfant.

« S’il Te plaît, mon Dieu, a-t-elle murmuré dans la paume de sa main. S’il Te plaît, fais-moi disparaître. » Elle a serré les paupières. De petites parties de son corps disparaissaient. Parfois lentement, parfois brusquement. Lentement de nouveau. Ses doigts s’en allaient un par un ; puis ses bras ont disparu jusqu’au coude. Ses pieds maintenant. Oui, c’était bien. Les jambes, d’un seul coup. C’était plus dur au-dessus des cuisses. Elle devait être vraiment immobile et tirer. Son estomac ne voulait pas s’en aller. Mais lui aussi a fini par disparaître. Puis sa poitrine, son cou. Le visage était difficile, lui aussi. Ça y était, presque. Il ne restait que ses yeux serrés, serrés. Ils restaient toujours.
Malgré toutes ses tentatives, elle n’arrivait jamais à faire disparaître ses yeux. Alors, à quoi bon? Ils étaient tout. Tout était là, en eux. Toutes les images, tous les visages (…)2 .

En quoi L’Oeil le plus bleu représente-t-il une rupture avec les œuvres antérieures abordant l’inceste ? Toni Morrison s’attache à  répondre à la question de la responsabilité collective que soulève l’épisode de Trueblood dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ? et à sonder la manière dont les traumas que le racisme engendre sont imbriqués dans les dynamiques incestueuses.
Certains critiques fustigeront L’Oeil le plus bleu comme lieu de réactivation du stéréotype de l’homme noir prédateur sexuel, une critique régulièrement adressée aux auteures afro-américaines dans les années 1970/1980. On leur reprochait une description essentialiste du foyer, de la famille noire comme un lieu de violences et de transgressions innommables. Ces histoires d’hommes noirs bourreaux étaient accusées de venir satisfaire le lectorat blanc et l’industrie de l’édition, avides de récits plein d’une sauvagerie et de déviance qu’ils considéreraient comme innées. Toujours la même invitation au silence et au déni des violences sexuelles au nom des risques de récupération par la suprématie blanche… Or, les personnages d’hommes noirs ne sont aucunement monodimensionnels et ces critiques en disent bien plus sur leurs auteurs que sur l’œuvre de Toni Morrison.
Le récit cyclique, qui suit le passage des quatre saisons, de l’automne à l’été, est pris en charge par plusieurs narratrices. Plus globalement, cette construction alternant entre une narration à la 1ère personne d’une fillette de 9 ans (Claudia MacTeer) et la 3ème personne du singulier, entre flux de conscience des personnages et point de vue omniscient, permet d’échapper à l’écueil de personnages simplistes. En contrepoint de la violence des Breedlove existe un monde complexe, foisonnant, un éventail d’expériences diverses et originales. Il est évident que Morrison, tout au long de son œuvre, s’est attachée à placer les expériences noires américaines au centre et à s’affranchir du poids du lectorat ou du regard blanc. Dans une interview de 2003, elle fit cette remarque :

Le titre du livre de Ralph Ellison était Homme Invisible (…) Et la question pour moi était : « Invisible pour qui ? » Pas pour moi. 3

Il était hors de question pour elle d’éduquer, d’expliquer, de clarifier, de servir de médiatrice entre les noir.es et les blanch.es.4

Face au viol qu’a subi Pecola, l’enfant incestée, L’Oeil le plus bleu pose dès les premières lignes la question de la responsabilité, de l’action face à cette terrible injustice. C’est fait à hauteur d’enfant ; ainsi, nous voyons le geste dérisoire mais néanmoins porteur d’espoir et de sororité noire de Claudia, 9 ans, et sa grande sœur d’un an son aînée. Frieda pour aider Pecola, enceinte de son père. Elles sont les deux seules amies de Pecola à qui il arrivait d’être accueillie dans leur foyer. Ces deux sœurs s’opposent au fatalisme, à la passivité  et la médisance des adultes qui les entourent : elles plantent des graines de marguerites et font don de leur argent de poche qu’elles enfouissent dans la terre ; le rituel est censé sauver Pecola et son enfant. Ainsi espèrent-elles conjurer le mépris général pour la souffrance d’une fillette noire, résister à sa mise à mort symbolique actée comme  inévitable par toute la communauté.

Et je crois que notre chagrin était d’autant plus grand que personne ne semblait le partager. Les gens étaient dégoûtés, amusés, scandalisés, indignés et même excités par l’histoire. Mais nous cherchions celui qui dirait « Pauvre petite », ou « Pauvre bébé », mais à la place il n’y avait que des hochements de tête. Nous cherchions des yeux préoccupés mais nous n’avons vu que des voiles.5

Nous sommes en 1941, à Lorain, petite bourgade de l’Ohio, dans le Midwest. Le quotidien de Pecola avant que son père la viole est déjà marqué par les humiliations. Elle est considérée comme laide et on le lui rappelle constamment : sa peau, son nez, ses habits, le dénuement de ses parents sont l’objet d’incessantes piques, de blagues assassines doublées des violences physiques les plus cruelles.
Aucun répit ne lui est offert, que ce soit  à l’école, de la part de ses professeurs ou de ses camarades de classe. C’est la volonté de ses tortionnaires de l’enfermer dans un ordre social préétabli qui détermine leur comportement envers elle : beautécratie, colorisme et mépris de classe conditionnent toutes les interactions sociales de Pecola. Tout au long de ces quatre parties, elle est constamment attaquée quant à son physique et symboliquement détruite.

Elle a regardé Pecola, elle a vu la robe crasseuse et déchirée, les nattes qui se dressaient sur la tête… les chaussures boueuses… les chaussettes sales. Elle avait vu cette petite fille toute sa vie… Elles erraient comme des mouches ; elles se posaient comme des mouches. Et celle-ci s’était posée dans sa maison.6

Pecola sert en réalité de victime sacrificielle ; elle est le réceptacle-exutoire de la haine de soi collective, d’un dégoût viscéral, d’un rejet de tout ce qui est lié à négritude et la pauvreté. Et c’est ce statut qui la vulnérabilise et fait d’elle cette victime idéale qui finira par se désintégrer.

Depuis quelque temps, Pecola se disait que si ses yeux – ses yeux qui retenaient les images, et savaient ce qu’on peut voir, si ses yeux avaient été différents, c’est-à-dire beaux, elle-même aurait été différente. Elle avait de belles dents, et un nez moins gros et épaté que celui de certaines filles qu’on trouvait mignonnes. Si elle avait été différente, belle peut-être, Cholly aurait peut-être été différent lui aussi, et Mrs Breedlove ; on aurait peut-être dit :  »Regarde, cette Pecola aux beaux yeux ; nous ne devons pas faire de vilaines choses devant ces jolis yeux ».7

Dans ses échappées en rêveries toxiques nourries d’aliénation et d’image dégradée de soi, Pecola est happée par le sortilège séducteur du racisme à travers le cinéma, les poupées blanches, la petite actrice blanche Shirley Temple et les confiseries Mary Jane. Les enfants noirs comme Claudia – et même Pecola dans une certaine mesure – sont parfaitement lucides quant à l’adoration que vouent les parents noirs au monde blanc. Et la vénération pour les enfants blancs reflète le fantasme d’enfances dignes d’être protégées et donc de ne pas être violé.es. Traumas et fuites en avant aliénantes vont mener l’enfant à la désintégration psychique et on assiste au lent morcellement d’une petite fille noire broyée par la suprématie blanche et ses représentations puissantes.
Ce qui fait de L’oeil le plus bleu un roman si remarquable, c’est non seulement qu’il dépeint Pecola comme un véritable sujet, dotée d’une intériorité et lui donne de manière oblique une voix, mais aussi qu’il jette aussi une lumière crue sur la hiérarchie et la destruction que sème ce que Morrison identifie comme l’un des concepts les plus nocifs qui soit: celui de la beauté physique. Elle déclara d’ailleurs au sujet du slogan Black is Beautiful» :

(il) était une réaction à une idée des blanch.e.s, ce qui signifie que c’était une idée des blanch.es inversée, et une idée des blanch.es inversée reste  une idée de blanch.e.s. La beauté physique n’a aucun lien ni avec notre passé, notre présent ou notre futur. Son absence ou sa présence n’importaient qu’à eux, les blanch.e.s, qui s’en servaient à toutes les sauces-mais cela ne les a jamais empêché.es d’annihiler qui que ce soit. Le concept de la beauté physique considérée comme une vertu est l’une des idées les plus bêtes, pernicieuses et destructrices de l’Occident et nous devrions nous en tenir  à l’écart le plus possible. Se focaliser sur le fait de savoir si nous sommes beaux ou pas est une façon de mesurer la valeur d’une manière qui est complètement triviale et complètement blanche8

La narratrice (maintenant adulte) dévoile toute l’hypocrisie de cette petite communauté noire de l’Ohio confrontée à l’horreur du viol incestueux. Plutôt que d’agir et mettre en œuvre une solidarité féminine visiblement absente, les habitantes palabrent : elles se perdent complaisamment en ragots, en considérations teintés de morale et de politiques de respectabilité, qui transpirent également la satisfaction du malheur de l’autre. Ou pire encore, elles se retournent contre la victime puisqu’elle ne se serait pas « débattue ». Le jugement collectif prononcé contre Pecola à ce moment n’est que la dernière salve d’une sentence bien plus ancienne, d’une condamnation irrévocable à l’exclusion basée sur la pauvreté, colorisme et beautécratie.

L’onomastique cruelle et ironique du patronyme Breedlove9 , qui mêle reproduction, animalisation – élevage -, enfantement et amour, porte les germes d’un dérèglement profond. Ce patronyme fait écho aussi à la reproduction forcée (forced breeding) , la ténuité des liens familiaux, à l’impossibilité d’être parents et de protéger ses enfants durant l’esclavage. C’est aussi cet héritage qui permet l’inceste et en entretient une perception fataliste : on ne peut rien faire, ça fait partie des choses qui arrivent.
Au sein du foyer, Pecola grandit à coup de violence éducative tout comme d’autres enfants du roman. Même dans le foyer aimant des MacTeer, Claudia évoque « les rouspétances solitaires» de sa mère et le printemps lui évoque

ces badines vertes et nouvelles dont la piqûre cinglante durait bien après la raclée. La méchanceté inquiète dans ces longues badines nous faisait regretter les coups réguliers d’une ceinture ou la gifle ferme mais franche de la brosse à cheveux.10

Les coups sont supposés endurcir, préparer à la violence du monde extérieur. Il s’agit de forger le caractère et on frapperait donc par amour et bienveillance. Mais les humiliations publiques et les mises en scène pensées de la terreur montrent bien comment cette violence éducative est intégralement nourrie d’héritage post-esclavagiste, de haine de soi et de défoulement. Le fait que la parentalité noire soit surveillée, scrutée, maintenue sous le régime scopique blanc mais aussi sous la surveillance des autres noir.es, peut aussi alimenter une surcompensation outrancière. Mais en contrepoint de l’histoire de Pecola et de son père Cholly, d’autres figures paternelles, aimantes peuplent le roman. Morrison propose des descriptions délicates et empreintes de tendresse de la vie quotidienne de familles noires pauvres, aimantes : tout comme elle refuse de ne pas voir la violence, elle refuse de généraliser puisque du même héritage des familles tirent véritablement amour et bienveillance. Ce qu’elle montre surtout ici, c’est  la manière dont les abus incestueux et leur impunité prennent racine dans la violence éducative.
Dans le récit, deux traumatismes de la vie des parents tracent les contours de ce qu’il adviendra de Pecola. Moins que le déterminisme, c’est surtout le devenir des traumas jamais soignés que Morrison cherche à analyser :

Deux Blancs se tenaient là. L’un d’eux portait une lampe à alcool, l’autre une torche électrique. On ne pouvait pas se tromper sur le fait qu’ils étaient blancs ; Cholly le sentait. Il a essayé de se mettre à genoux, de se redresser et de relever son pantalon dans un seul mouvement. Les hommes avaient des carabines.
« Hi hi hii hiiii » Le ricanement s’est terminé en une longue toux d’asthmatique.
L’autre a promené la lumière de la lampe électrique sur Cholly et sur Darlene.
« Termine ça, négro, a t-il dit.
– Monsieur ? a dit Cholly en essayant de trouver une boutonnière.
– Je t’ai dit de terminer. Et fais ça bien, négro, fais ça bien.»
[…] L’homme à la torche électrique a enlevé sa carabine de son épaule et Cholly a entendu le clic métallique. Il est retombé à genoux. Darlene avait détourné la tête, et ses yeux fixaient l’obscurité, presque indifférents, comme s’ils ne jouaient aucun rôle autour d’eux. Avec une violence née de sa détresse absolue, il a soulevé sa robe et a baissé son pantalon et son slip.11

La lampe torche « des chasseurs blancs » éclaire le spectacle perverti par leurs regards dont ils deviennent les metteurs en scène : la sexualité naissante entre adolescents mue en effroyable tableau vivant de viol. C’est un exemple «  d’intimité monstrueuse » comme Christina Sharpe la théorise dans son ouvrage Monstrous Intimacies: Making Post-slavery Subjects. L’intimité, l’amour entre Cholly (futur père incesteur)et sa petite amie Darlene,  se retrouve réduit à un spectacle de copulation, pornographique. Cette scène éclaire la dimension intrusive de la suprématie blanche et la manière dont l’empreinte esclavagiste, la possession des corps se sont imprimées sur la sexualité des personnes noires ; observée, régulée, transformée en divertissement, rendue grotesque, monstrueuse. La difficulté est alors d’avoir une sexualité pour soi, qui ne soit pas conditionnée par le regard blanc : les yeux des blanc.hes. Et tout ceci se mue en divertissement pour ces yeux-là. Dans le texte, Cholly est violé et transformé en violeur. Or il va diriger sa haine et sa colère contre Darlene également violée ici, pas contre les agresseurs blancs qui lui sont inaccessibles dans la hiérarchie sociale. Tout comme il dirigera plus tard sa haine contre sa fille Pecola.

Morrison met en en parallèle l’aliénation et le viol. Tandis qu’elle montre un Cholly violé, chez la mère  de Pecola, Pauline, c’est son esprit qu’elle nous décrit comme captif et assujetti, dominé. C’est dans les salles de cinéma que celle-ci se fera ce que la narratrice nomme « son éducation », allant même jusqu’à imiter les coiffures de ces actrices blanches préférées pour se rendre à une séance. Elle est donc elle aussi contaminée par les yeux mais d’une autre manière.

Là dans l’obscurité, ses souvenirs lui revenaient et elle succombait à ses rêves anciens. En plus de l’idée de l’amour romantique, elle a découvert celle de la beauté physique. Les idées sans doute les plus destructrices de l’histoire de la pensée humaine. (…) En mettant la beauté physique sur le même plan que la vertu, elle se dépouillait l’esprit, l’enfermait, et par-dessus le marché, en éprouvait du mépris pour-elle-même.12

Le faisceau de lumière du projecteur sur l’écran de cinéma hypnotise, enchante, captive Pauline, lui subtilise ses yeux. Elle ne se voit plus qu’à travers ce regard blanc, cette instance blanche, et aspire à ressembler aux actrices qui s’animent sur l’écran. Sa vie quotidienne faite de survie et d’humiliations fait pâle figure face aux images qu’elle absorbe dans ce refuge, cette caverne où règne glamour, illusions et mensonges.
Dès lors, comment pourrait-elle aimer Pecola, qui bébé « ressemblait à une boule de poil noir »13 , si cette dernière incarne l’envers de toutes ses valeurs, ses critères esthétiques, de tout ce qui est désirable, digne d’être aimé tout simplement ? Ainsi, c’est de ces leçons qu’hérite aussi sa fille :

La colère est une meilleure compagne. Être en colère, cela a un sens. C’est une réalité et une présence. La conscience de sa valeur. C’est un remous agréable…Sa colère ne durera pas ; le jeune chien est trop facilement rassasié. Sa soif trop rapidement étanchée, il s’endort. La honte se gonfle de nouveau et ses rigoles fangeuses coulent dans les yeux de Pecola. Que faire avant l’arrivée des larmes ? Elle se souvient des Mary Jane. Il y a une image sur chaque enveloppe jaune pâle. Une image de la petite Mary Jane, qui a donné son nom aux bonbons. Un visage souriant et blanc. Des cheveux blonds dans un agréable désordre, des yeux bleus qui la regardent depuis un monde confortable et propre. Les yeux sont vifs, malicieux. Pour Pecola ils sont simplement jolis. Elle mange le bonbon, et sa douceur est bonne. Manger le bonbon, c’est un peu manger les yeux, manger Mary Jane. Aimer Mary Jane. Être Mary Jane.14

Acculé.es, vidé.es de toute possibilités de résistance, muré.es dans un silence imposé ou choisi, tou.tes les trois ne peuvent surmonter, dépasser ces traumas à répétition.

Par ailleurs, les adultes de la communauté semblent s’accommoder de cette possibilité latente de la violence sexuelle. Claudia et Frieda semblent elles aussi posséder cette connaissance, tout en n’en mesurant pas les conséquences possiblement destructrices. Outre le viol de Pecola par son père, il y a d’autres occurrences d’agressions sexuelles sur enfants.
Frieda sera agressée par M. Henry, un homme décrit comme charmant qui loue une chambre chez eux. Mais là où personne ne protégera Pecola (on l’accuse de mentir, on accentue son ostracisation) Frieda trouve chez ses parents écoute et soutien. Le père réagit immédiatement, violemment et jette l’agresseur dehors.
Vient ensuite le personnage de Soaphead Church, pasteur raté reconverti en « lecteur, conseiller et interprète de rêves » qui ne laissera pas une fillette noire face à la souffrance et lui fera le don empoisonné, tel un dieu qui n’aurait pas failli, des yeux bleus.

Il a pensé que c’était la demande la plus fantastique et la plus logique qu’on lui ait adressé… Il a été submergé par un élan d’amour et de compréhension, vite remplacé par la colère. La colère devant sa propre impuissance à l’aider… Son indignation a augmenté pour finir par ressembler à du pouvoir. Pour la première fois, il a souhaité être honnêtement être capable d’accomplir des miracles. Jamais auparavant il n’avait désiré avoir le pouvoir vrai et sacré – seulement le pouvoir de faire croire aux autres qu’il l’avait.

« Et maintenant réfléchis », lance t-il dans une invective blasphématoire.

Sans tenir compte de mes mérites mais de ma pitié, cette petite fille noire est venue me voir seule, aujourd’hui. Dis-moi Seigneur, comment as-Tu pu laisser une gamine seule si longtemps qu’elle ait fini par venir jusqu’à moi? Comment as-Tu pu? (…) Tu as dit: « Laissez venir à moi les petits enfants et ne leur faites point de mal. » Tu as oublié? Tu as oublié à propos des enfants? Tu les laisses dans le besoin (…) Je les ai vu carbonisés, boiteux, estropiés (…) Tu as oublié comment et quand être Dieu ».15

Or, toute l’ironie tragique de la situation est qu’il est pédophile. Il nous est décrit comme un misanthrope qui abhorre le contact physique avec les femmes adultes et, précise la narratrice, « aurait pu être homosexuel  mais il n’en avait pas le courage. Il n’avait jamais pensé à la zoophilie et la sodomie était hors de question car il n’avait pas d’érections prolongées et ne pouvait supporter l’idée de celle d’un autre. »16. Morrison opère ici des rapprochements et des glissements affligeants entre pédophilie et homosexualité ; ce ne sera pas  la dernière fois dans son œuvre.

L’autre point sur lequel achoppe la volonté de complexifier la représentation de l’inceste est la place qu’occupe Cholly dans le récit. Il est indéniable pour nous que c’est dans le choix de ne pas le présenter comme un monstre, de retracer son histoire, de donner à voir ses désirs, ses rêves déçus et blessures, de ne pas capituler devant l’exigence de complexités, d’accueillir et d’analyser ce qui est complexe, que réside l’une des forces du roman. Mais il n’en ressort pas moins un discours simpliste sur l’émasculation de l’homme noir, écho fatigant du discours dominant du militantisme noir de l’époque, qu’on retrouve également dans le roman d’Ellison ; un discours tellement tenace qu’il est de nos jours encore régulièrement réactivé.
C’est ce discours qui finit par éclipser Pecola, notamment lors de la scène du viol narré seulement du point de vue de Cholly, l’incesteur, même si le supplice de Pecola n’est en rien caché. L’insupportable oxymore traversant l’esprit du père quand il voit sa fille qu’il désire « baiser, tendrement » parachève l’annihilation de cette dernière et en exprime toute l’horreur.
De son propre aveu, Toni Morrison n’aura pas réussi complètement à faire entendre Pecola. Si elle est le personnage central du roman, elle n’est jamais narratrice, toujours perçue d’un point de vue omniscient. Sa voix ne sera entendue qu’à la fin, dans des dialogues avec une amie imaginaire alors qu’elle a déjà sombré dans la folie.
Ce qui nous paraît salutaire dans cette œuvre, c’est la manière dont Morrison soustrait la victime à cette honte collective qu’on aimerait rejeter sur elle. Ce que nous dit la narratrice, Claudia, dans un épilogue empreint de gravité c’est que, oui, il y a des victimes, que Pecola en est une et que ce statut de victime n’a rien d’infamant pour l’incestée.

De L’Oeil le plus bleu à God Help The Child17 , un fil relie la première œuvre et l’ultime roman de Toni Morrison : la question de la culpabilité et des transmissions possibles lorsque l’on vit sous la pression constante de la suprématie blanche. Qu’est-ce qu’être  parent sous ce régime de terreur, qu’est-ce qui est transmis de violence aux enfants sous couvert d’amour et de protection ? Quels choix sont possibles ? Quelles résistances ? Et plus largement et vertigineusement, qu’est-ce que l’amour ? De parents pour leurs enfants ? D’une communauté pour les siens ? Au-delà des traumas, avec ces traumas, quels amours sont possibles entre noir.es ?

Cases Rebelles (Octobre 2019)

À lire sur le même sujet:
Un article de Tina Harpin, Écrire l’inceste en « contre-fiction » et en paradoxes : The Bluest Eye de Toni Morrison. Sociétés & Représentations, 42(2), p.97-110.
Melba Wilson, Crossing the Boundary: Black Women Survive Incest, Seal Press, 1994.

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À lire dans ce dossier également :

Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (1/4) : Homme invisible, pour qui chantes-tu?, de Ralph Ellison
Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (3/4) : Corregidora, de Gayle Jones
Politiser les analyses sur l’inceste à travers quatre romans afro-américains (4/4) : Harlem Quartet, de James Baldwin

  1. Toni Morrison, nouvelle préface de The Bluest Eye, 1998 []
  2. p.52. Toutes les citations du roman sont tirées de L’oeil le plus bleu, 1994, Christian Bourgois éditeur. []
  3. https://www.newyorker.com/magazine/2003/10/27/ghosts-in-the-house []
  4. Conversations with Toni Morrison, édité par Danille Kathleen Taylor-Guthrie, 1994, p.224. []
  5. p.202 []
  6. p.100-101 []
  7. p.53 []
  8. Behind the Making of the Black Book. Black World, Fév. 1974, p.89 []
  9. Le verbe « to breed » signifie en anglais se multiplier, engendrer, élever, cultiver. Le mot renvoie aussi en zoologie et en botanique à l’espèce, la race. Le nom du père violeur Jim Trueblood dans le roman Homme Invisible, pour qui chantes-tu? lui aussi évoque ironiquement cette idée de lignée ainsi que la pureté du sang. []
  10. p.105 []
  11. p.157-158 []
  12. p.130 []
  13. p.132 []
  14. p.57-58. []
  15. p. 192-193 []
  16. p.177 []
  17. Délivrances en français []