Qui est noir·e ?

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Quand je me dis noir, noir ça fait référence à un groupe humain construit comme tel. Pas un groupe naturel, biologique. La race n’est pas ça. Noir est une appellation construite, historiquement, socialement etc. Ça renvoie, quand je l’emploie, aux peuples de l’Afrique subsaharienne et aux populations qui en descendent, les afro-descendant·e·s, présent·e·s dans tout le reste du monde. Ça renvoie à une histoire coloniale doublée d’exploitation esclavagiste massive.

Le terme noir n’est pas neutre. Il est issu du symbolisme moral de la dichotomie noir/blanc. Il n’a rien à voir avec une analyse chromatique précise. Les noir·e·s n’ont pas la peau de couleur noire et les blanc·he·s ne sont pas blanc·he·s. Les personnes d’ascendance négro-africaine, en Afrique ou ailleurs, ont des peaux qui varient du plus foncé au plus clair, les cheveux plus ou moins crépus, avec des traits plus ou moins communément reconnus comme « négroïdes ». Il n’y pas de vrai ou de faux noir.

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Le métissage?  Je suis ce qu’on appelle communément un « métis », terme par défaut de la pensée raciale, issu comme d’autres de l’élevage des animaux mais aussi du végétal. Le concept de « métis » est bien sûr foireux quand il suppose qu’il existe un niveau racial de pureté.
Mais quelqu’un comme Gloria Anzaldúa a su réfléchir ce concept de manière fructueuse.

Personnellement, quand je me dis métis je parle d’être né d’un couple blanc/noir en opposition aux enfants issus de couple noir/noir, tels que blanc et noir ont été co-construits. Mais « métis » ce n’est pas du tout un groupe culturel, une catégorie à mettre par exemple sur le même plan que « noir ».
Encore une fois la pensée raciale étant faite de fantasmes, d’approximations, d’auto-définitions et d’assignations, certaines personnes dans le même cas ne se disent pas métis, mais mulâtre, bi-racial, etc. Et certaines personnes revendiquent le terme métis pour d’autres contextes n’impliquant pas nécessairement le mélange entre les grands groupes raciaux tels qu’ils ont été fabriqués.
En ce qui me concerne, j’ai eu un père blanc. Mon vécu social n’a strictement rien eu à voir avec le sien. Mes expériences liées au fait d’être noir, selon ma propre définition, lui sont intégralement étrangères, extérieures, incompréhensibles. Ma présence à ses côtés a toujours soulevé des regards interrogatifs. Mais j’ai grandi constamment aux côtés de ma mère, c’est elle surtout qui m’a élevé ; à elle personne n’a jamais demandé pourquoi nous n’étions pas si « noirs » que ça. Nous nous sommes toujours dit noir·e·s et de fait, je me suis toujours considéré comme tel. Noir avec un père blanc.

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Pourtant, régulièrement, certain·e·s noir·e·s, sans doute des yeux de lynx de la race, l’ironie aux coins des lèvres, saisissent la première occasion pour me qualifier de blanc.
S’entendre qualifier de blanc m’est douloureux et violent surtout quand celui-celle qui parle n’ignore pas que je suis afro-descendant. Et puis… non je ne suis pas blanc. Et il ne s’agit pas que de ma perception. Jamais de ma vie un blanc ne m’a pris pour un blanc. Jamais un arabe, un indien, ne m’ont pris pour un blanc. Les rares noir·e·s qui à un moment prennent sur eux de m’appeler blanc me prennent-ils pour un blanc ? Absolument pas il me semble… Ne pas voir ce qui physiquement me vient de mon parent noir n’est qu’un exercice tordu de myopie volontaire. Écrasant une partie de mon histoire et de l’histoire des noir·e·s. Visant à me dénier une part disproportionnellement constitutive de moi-même. Parce que je ne suis pas à moitié noir. Les métis.ses ne sont pas des moitié-moitié, comme je l’ai entendu souvent stupidement dire. Ni le mépris, ni l’amour, ni l’éducation, ni l’Histoire, ni la culture ne se sont répandues en moi en un partage 50/50. Dans un pays globalement blanc, dans un monde saturé de suprématie blanche où j’ai constamment subi racisme et négrophobie, je suis noir. Je me suis constamment senti noir parce que j’ai été construit comme tel ; par l’éducation que j’ai reçue, par des assignations, par mes choix et sans doute par un tas d’autres processus, conscients ou pas.
Bien sûr d’autres, métis.ses ou non-métis.ses, à peau claire ou pas, ne se disent pas noir.es1 . Pour plein de raisons et ce sont leurs choix, leurs histoires, les constructions. Perso je suis un noir. « Métis ». Antillais. Caribéen. Du Nord de la France. Je suis tout ça …

La peau claire nous la partageons avec d’autres noir·e·s aux métissages éloignés ou inconnus ; parce que de toute façon tou·te·s les noir·e·s n’ont pas la même couleur. Alors nous tou·te·s, sommes-nous des faux·sses noir·e·s? des blanc·h·es ? L’idée sous-jacente derrière ces provocations c’est d’éjecter les noir·e·s à peau claire à l’extérieur du groupe, en mettant en doute leur authenticité noire. Iels ne seraient pas « purement » noir·es. Sur elleux pèse la suspicion. Mais suspicion de quoi ? Les noir·e·s clair·e·s seraient des traîtres·ses à cause de cette part de l’Autre qui les habite. Mais traîtres·ses à quoi ? Quelle cause ?

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Certain·e·s aimeront aussi qualifier de blanc·he·s les noir·e·s de la diaspora. Oui j’ai entendu en France une africaine noire, militante bidon du Parti de Gauche, dire que les antillais·es étaient déjà un peu blanc·he·s. Blanc pourquoi ? Parce qu’ils ont eu la grande chance de se faire déporter, exploiter jusqu’au sang. Parce que les femmes ont eu l’opportunité de se faire violer massivement par les esclavagistes. Parce que là comme ailleurs dans les Amériques les peaux se sont parfois éclaircies de ces viols. Reprocher aux descendant·e·s d’esclaves leur teint, leurs lieux, leurs langues, leur culture c’est reprocher aux esclaves d’être devenu·e·s esclaves. Ce qui est pitoyable et parachève magnifiquement l’œuvre des négriers. Dans l’esclavage nous aurions tout perdu parce que nous étions noir·e·s mais en plus nous serions devenus symboliquement blanc·he·s !!???? Que dire devant tant de bêtises ?
Pour en revenir aux noir.es qui sont clair·e·s c’est vrai que le contexte colonial et esclavagiste a pu parfois les favoriser et que la suprématie blanche nous/les favorise encore. Tout système de terreur nécessite des intermédiaires et certain·e·s en ont largement profité, d’autres pas. Certain·e·s, Solitude en Guadeloupe en est l’exemple le plus connu, ont donné leur vie contre l’abomination esclavagiste. De tous temps, des noir·e·s plus clair·e·s ont infailliblement servi des luttes du peuple noir ; Kathleen Cleaver, Angela Davis, Malcolm X, W.E.B. Du Bois, etc. Allez leur dire qu’iels ne sont pas noir·e·s!

Maya Angelou, Un billet pour l’Afrique, 1986

Les noir·e·s qui s’estiment « pur·e·s » peuvent faire ce choix politique et historique :

– reconnaître que nous sommes noir·e·s et qu’on ne peut nous retrancher cette partie de notre histoire
– reconnaître que dans la lutte des noir·e·s contre l’eurocentrisme et la suprématie blanche, la radicalité et la justesse des objectifs, même si elles peuvent être liées aux histoires personnelles, ne dépendent pas du pourcentage de mélanine.

Je ne peux rien contre vos perceptions, mais au lieu de déformer ou nier la réalité, jugeons-nous dans la lutte.
Je ne veux pas nier la complexité des processus de reconnaissance, d’identification. Si un·e noir·e à la peau foncée ne se reconnait pas en moi, ne m’identifie comme semblable, c’est tout à fait légitime. Le sentiment de reconnaissance et d’identification, à un premier niveau, ne se commande pas ; c’est important de le reconnaître. Et je n’y peux rien quand spontanément des noir·e·s me voient comme Autre ; mais en déduire que je suis « blanc » ou « mélangé » est une toute autre affaire.

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          Par contre, je refuse catégoriquement de qualifier de racisme ce que les noir·e·s plus clair·e·s subissent en mépris, de la part des autres noir·e·s. C’est de l’autodestruction, de l’ostracisme, de l’ignorance, de la panique identitaire stupide mais certainement pas du racisme… Ce mépris peut créer des souffrances très fortes. Il peut renvoyer dans un entre-deux loin d’être confortable. Mais il ne sert aucun projet global, aucune domination matérielle systématisée  contrairement au mépris des noir·e·s clair·e·s pour les plus foncé·e·s (colorisme) qui s’inscrit dans l’ordre de la suprématie blanche, la négrophobie et les aspirations au blanchiment.
D’autres métis·ses aussi se croient emblématiques d’un futur racial ; intrinsèquement ouvert·e·s au monde, ou intrinsèquement subversif·ve·s. C’est absurde, dangereux et prétentieux.
Mais cela existe et donc je concède que se méfier des métis.ses n’est pas complètement incongru…
Parfois mon métissage me procure des privilèges : j’en bénéficie, consciemment ou pas. Avoir une famille blanche, française, c’est avoir éventuellement plus de clés ici dans la société d’accueil, parmi les dominant·e·s. J’ai pu profiter de ces clés, consciemment ou pas.
Mais en France, la peau claire ça a aussi par exemple régulièrement signifié pour moi être exposé au racisme anti-arabe et ses extensions. Je sais que ma cousine de mon âge qui a grandi aux Antilles ne peut pas (ne veut pas?) imaginer cela. Ni les insultes, les violences négrophobes que j’ai connues ici, dans une solitude quasi-absolue. Aucun de nous deux n’a choisi d’être noir·e foncé·e ou clair·e, de grandir en France ou en Guadeloupe. Ce sont les marques des choix de nos parents respectifs que nous portons dans nos corps. Les véritables choix personnels viennent après et ils sont notamment politiques. Moi j’ai toujours été comme une évidence aux côtés de celles et ceux en qui je me reconnaissais. Certain·e·s ont fait très spontanément le choix de m’y reconnaître à ma place. D’autres s’obstinent non seulement à nier une part de moi-même, mais aussi à classer le niveau de négritude en fonction de la mélanine. Qu’ils se souviennent quand même que c’est la colonisation et l’esclavage qui ont créé le colorisme et ses hiérarchisations.

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          Je ne rêve pas qu’un jour toutes les étiquettes identitaires disparaissent. Je trouve ça utopique et plat comme rêve. Il faut souhaiter évidemment qu’on n’associe plus des traits, une couleur de peau, une origine géographique à des comportements, à une nature, etc… Mais pas besoin de rêver de la disparition des mots pour lutter contre ça. Je ne rêve pas d’un grand ménage qui éliminerait toutes nos poussières d’identités sous le tapis « universel » ; ce n’est qu’un fantasme écrasant né d’une fausse révolution qui fit prétendument naître les droits de « l’homme » tout en continuant à pratiquer l’esclavage… Moi quand j’éteins les « Lumières» je rêve de la prolifération excessive d’étiquettes non exclusives. Je n’ai aucun problème à être noir, noir « métis », antillais, guadeloupéen, caribéen, afro-descendant, descendant d’esclaves, du Nord de la France, etc.

Si ça vous rassure de me neutraliser dans vos grands ensembles figés, vous n’avez pas fini d’angoisser…

M.L. – Cases Rebelles

(À écouter dans l’épisode n°24 – Mai 2012)

  1. Mais plein de personne que je perçois comme noir·e·s ne se disent pas non plus noir·e·s — cf: https://www.cases-rebelles.org/pourquoi-noir-e-s/ []