Rendre accessible l’Histoire : Rosa Amelia Plumelle Uribe

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, AMERIQUES, CARAïBES, LIBÉRATIONS AFRICAINES

Dans les émissions n°21 et 22 nous vous proposions un entretien avec Rosa Amelia Plumelle Uribe. Avocate, et historienne – bien qu’elle ne revendique pas ce titre de spécialiste – elle s’attache à faire de ses livres des outils radicaux et largement partageables contre l’aliénation raciale et la domination coloniale. Nous avions déjà parlé de « La Férocité blanche », un livre essentiel dans l’émission n°5. Avec « Traite des blancs, traite des noirs » paru en 2008 et « Victimes des esclavagistes musulmans, chrétiens et juifs » paru en 2012, cet ouvrage inaugurait une trilogie exigeante dont le but avoué est non seulement de faire toute la lumière sur l’esclavage des noir-e-s mais aussi de mettre en évidence toute une culture occidentale raciste de déshumanisation et d’anéantissement. À cette bibliographie s’ajoute aussi « Kongo, les mains coupées », une pièce de théâtre sur l’assassinat de Lumumba dans laquelle l’auteure revient aussi sur la violence de la colonisation belge et le contexte néocolonial qui permit la confiscation de l’indépendance congolaise.

CASES REBELLES : Comment expliquez-vous la méconnaissance globale, voire l’invisibilisation, qu’il y a de la présence noire en Amérique latine, en Argentine par exemple ?
Et qu’en est-il de la communauté noire en Colombie ? On connait mal des lieux pourtant fondamentaux comme le Palenque de San Basilio ; cette histoire est-elle enseignée ?

Rosa  Amelia Plumelle Uribe : Dans les pays de l’Amérique du Sud l’invisibilisation des noirs peut s’expliquer comme dans n’importe quelle société raciste. Les conditions dans lesquelles les noirs ont été amenés dans l’univers concentrationnaire d’Amérique les ont placés d’emblée dans une situation de discrimination, d’oppression voire d’anéantissement, ça pendant toute la durée de l’univers concentrationnaire d’Amérique. Lorsque cette institution a été si on peut dire démantelée juridiquement, les structures économiques sur lesquelles avaient fonctionné ce crime, qu’était l’asservissement et l’anéantissement des noirs dans ce continent et leur expulsion de l’espèce humaine, sont restées quasiment intactes. Cela assurait déjà une continuité de la situation d’infériorité dans laquelle les africains déportés en Amérique et leurs descendants avaient été placés. Ensuite, puisque ces structures économiques ont été maintenues, rien de plus normal que la reproduction des superstructures de ces sociétés qui s’étaient construites sur la négation de l’humanité des noirs. Ce qui veut dire donc que toutes les représentations négatives et méprisantes des noirs qui s’étaient construites pendant les quelques siècles que ce crime a duré, ces représentations culturelles ou idéologiques de l’élément noir dans les pays d’Amérique mais pas seulement en Amérique du sud, dans tout l’univers concentrationnaire d’Amérique, dans tout le continent américain, ces représentations ne pouvaient que se maintenir. Et cela avec des modifications bien entendu parce que tout évolue y compris les représentations raciales ou racistes ; même si au fond ça reste plus ou moins pareil, la forme, l’enveloppe de ces représentations ne pouvaient pas ne pas évoluer avec l’ensemble culturel dont cela faisait partie. Cela explique donc l’absence de noirs dans l’histoire de ce pays, et absence qui n’est pas à 100% mais s’explique plutôt… Lorsqu’il est question des noirs et de leur histoire la place que ça prend est absolument réduite. Et le peu de place qu’elle prend est tellement négative que parfois on aimerait qu’elle ne prenne pas de place du tout. Ça explique leur invisibilité partout.

Il faut quand même faire attention au fait que les noirs ont été marginalisés mais pas dans tous les domaines. Par exemple dans ce qui est la production des richesses, c’est-à-dire dans l’économie de ces pays, non seulement ils n’ont pas été marginalisés mais ils ont été les acteurs les plus dynamiques dans la production des richesses et ça dès le départ, c’est-à-dire depuis 4 siècles et demi lorsqu’on a commencé à déporter les africains vers l’Amérique. Là où ils ont été exclus c’est lorsqu’il s’agit des bénéfices économiques, sociaux ou autres de ces richesses qu‘ils ont produites. C’est là où l’exclusion est totale. Parce que parfois on dit que les noirs ont été complètement exclus de la vie nationale de ces pays, on pourrait penser qu’ils ont été marginalisés, ils ont été complètement exclus donc ils n’ont pas participé à grand chose. Or, je me répète, ils ont été les acteurs les plus dynamiques dans la production des richesses qui évidemment ont servi à d’autres, ont été appropriées par d’autres, et c’est là où leur exclusion a été quasiment totale. Ça fait que des évènements historiques particulièrement importants ont été perçus comme des faits pratiquement sans aucune importance. Comme c’est le cas du Palenque de Saint Basile .

Le Palenque de Saint Basile1 a été je crois le premier pays, si on peut appeler «pays » ce qui était un petit territoire, a été le premier pays libre d’Amérique. Ça a été un évènement qui aurait du être perçu comme étant un évènement majeur. Non seulement dans ce qui deviendrait la Colombie mais aussi en Amérique, un évènement d’une importance majeure. Et pourtant même en Colombie ce n’est pas très connu. Et c’est normal parce que l’histoire n’a jamais été écrite par les victimes d’une situation où il y a des oppresseurs et des opprimés. Ce ne sont pas les victimes qui écrivent l’histoire, ce sont les bourreaux, ce sont les oppresseurs, ce sont les propriétaires du pouvoir, ceux qui ont le pouvoir pour décider ce que les gens doivent apprendre, ne pas apprendre, ce que chacun doit savoir ou ne pas savoir. Ça fait que la construction de l’histoire du Palenque de Saint Basile non seulement ne faisait pas partie des manuels d’enseignement en histoire mais le palenque lui-même était perçu comme quelque chose de tellement insignifiant que les habitants de Palenque, les gens avaient honte d’être palenqueros, avaient honte d’être des fils, des enfants de Palenque. C’était un esclave qui s’était enfui avec d’autres et ils ont construit cette société complètement libre – complètement libre peut-on dire, bon… – dont la survivance n’était garantie par aucune loi, puisqu’au contraire ils survivaient malgré le système, les institutions qui cherchaient à les détruire complètement.

Donc voilà pourquoi ça s’explique l’invisibilité des noirs dans tous ces pays. Pas seulement en Argentine mais aussi ailleurs. Les gens sont, étaient bien contents de se croire descendants d’espagnols ou d’italiens où je ne sais pas de quoi encore, de portugais au Brésil. Même si des gens ne disaient pas qu’ils étaient blancs, parce que quand même quand on a la peau « café au lait » comme on disait là-bas, c’est un peu ridicule de s’affirmer ouvertement blanc, mais on ne se sentait quand même pas noir en tout cas. Ce qui faisait que même les noirs dans les années 1960 encore, 1960, 1970, n’étaient pas très intéressés à se revendiquer noirs. Et pour cause, dans une société où tout le monde méprise les noirs, où l’Afrique est perçue comme un continent plus ou moins de « sauvages« , que « la seule chose qu’elle n’aurait donné abondamment ce sont des esclaves« , qu‘elle « n‘aurait produit que des esclaves« , lorsqu’il y a cette perception de ce continent, personne n’a envie d’être associé à ce continent. Ce qui a conduit la plupart des noirs non seulement à ne vouloir pas s’identifier aux noirs mais encore moins à s’identifier à leurs ancêtres africains. Ça fait partie de la même histoire, de la même situation.

San Basilio Palenque

Quelles ont été les solidarités en Colombie entre les noirEs et les amérindienNEs, les Indigènes?

Il me semble que dans tout l’ancien univers concentrationnaire d’Amérique – pas seulement la Colombie parce que la Colombie n’a été qu’une toute petite portion de tout le continent – que ce soit en Amérique centrale, en Amérique du sud ou en Amérique du nord, il y a eu des relations et des rapports quand même assez complexes entre les peuples originaires d’Amérique et les africains déportés en Amérique. Dans certains cas les peuples originaires d’Amérique voyaient les noirs comme des ennemis puisque les colonisateurs européens, que ce fut en Amérique du sud, en Amérique du nord ou en Amérique centrale, se servaient justement des africains réduits en esclavage pour traquer les groupes originaires qui avaient survécu au génocide des peuples indigènes d’Amérique. Puisque les survivants indigènes faisaient quand même une résistance farouche à l’ennemi, les colonisateurs, donc les européens, les blancs, se servaient de tous ces africains déportés et aussi des descendants d’africains – ceux qui étaient nés sur place en tant qu’esclaves – pour continuer à exterminer les indigènes. Alors cela ne pouvait que provoquer la haine des indigènes qui voyaient des ennemis aussi bien dans les blancs que dans les noirs. Et peu importe qu’ils l’aient fait obligés par les circonstances parce qu’ils n’avaient pas le choix, parce qu’ils étaient réduits en esclavage ; les indigènes n’avaient pas à se poser tout ce genre de questions, n’est-ce pas? Donc la tension, l’hostilité ne pouvaient que se développer entre les peuples originaires victimes des blancs et se sentant aussi victimes des noirs. C’est pourquoi je crois qu’il est extraordinaire… je n’ai même pas de mots, je dis que c’est quelque chose d’impressionnant que malgré ces conditions qui pouvaient garantir l’hostilité la plus carrée chez les indigènes d’Amérique envers les noirs, il y a eu néanmoins des situations – et pas exceptionnellement, quand même il y a assez de cas – où des noirs qui se sont enfuis et qui ont réussi à vraiment échapper à l’institution esclavagiste sont allés dans des endroits – ou si vous voulez dans des « réserves » – qui étaient contrôlées par des indigènes. Et là ils ont été acceptés, ils ont été adoptés. Et de ce fait une espèce de… je ne sais pas si qu’on peut l’appeler « alliance », on l’appellerait « alliance » – je ne sais pas comment ils le percevaient – mais une union s’est développée entre les noirs qui avaient été admis et adoptés dans ces territoires indigènes et les indigènes eux-mêmes. Si bien que des groupes de résistance contre l’envahisseur européen se sont constitués et ont été formés par des noirs et des indigènes.

Sur cet aspect on n’a pas beaucoup insisté non plus, ce qui est normal parce que ce ne sont pas les indigènes qui ont écrit l’histoire et qui écrivent l’histoire des pays d’Amérique, et ce ne sont pas les noirs qui écrivent l’histoire. Donc ceux qui ont écrit cette histoire n’ont pas pris soin probablement, ou cela ne leur est pas venu à l’esprit, de tenir compte du fait que entre les indigènes et les noirs dans les pays d’Amérique il y a eu quand même plusieurs cas où une union a eu lieu. En plus comme dans d’autres endroits à d’autres moments, il y a eu des affrontements qui durent encore de nos jours entre groupes indigènes et noirs qui revendiquent par exemple le même territoire, la même terre. Et là où il y a eu des affrontements, chaque fois que ça arrive ça vient, si vous voulez, donner de l’eau au moulin de ceux qui voudraient voir les noirs et les indigènes comme des groupes ennemis. C’est une réalité assez complexe, on ne peut pas dire qu’entre les noirs et les indigènes il n’y a eu que de l’hostilité, comme on ne peut pas non plus prétendre qu’ils se sont toujours bien aimés, parce que ce n’est pas vrai. Ce sont des situations qui sont suffisamment complexes pour qu’on puisse les traiter et les évacuer en claquant des doigts. À présent il y a beaucoup de tensions entre certaines communautés indigènes et certains groupes noirs qui revendiquent le même morceau de terre. En plus il y a une chose, c’est que les indigènes considèrent que ce sont eux qui sont chez eux parce que ce sont eux qui étaient là. Or pour un groupe de noirs dont les arrière-grands-parents, les grands-parents et je passe, ont travaillé un lopin donc depuis aussi un siècle, un siècle et demi, ils considèrent, et je crois que ça se comprend, que ce territoire leur appartient, parce que ce sont eux qui ont été là depuis des siècles. Et comme cela se passe dans une situation assez conflictuelle, bon, je ne sais pas ce que ça va donner.

Les indigènes, les peuples originaires d’Amérique ayant été exterminés dans leur grande majorité, ils ont été plus invisibilisés encore que les noirs jusqu’il y a encore quelques décennies. Or depuis les années 1960-70 il me semble, il y a eu quand même une espèce de remobilisation, parce que de toute façon il faut savoir que les peuples originaires d’Amérique n’ont jamais cessé de résister à l’oppression exercée par la suprématie blanche depuis le départ. Ils n’ont jamais cessé de résister et ils ont résisté comme ils ont pu et avec ce qu’ils avaient. Ceci dit depuis les années 1960-70 j’ai l’impression – et je peux me tromper – mais j’ai l’impression que leurs capacités de mobilisation et surtout d’organisation se sont beaucoup développées et dans cela ils ont été probablement plus efficaces que les noirs, qui se trouvent dispersés là-bas dans le continent américain.
Les peuples originaires d’Amérique, probablement du fait qu’ils ont été moins acculturés, du fait qu’ils ont malgré tout préservé une partie de leur patrimoine culturel, du fait de l’exclusion à tous les niveaux qu’ils ont subi, le fait qu’ils aient gardé dans certains cas – dans beaucoup de cas même – leur langue maternelle, quitte à ne pas savoir parler la langue du colonisateur, cela les a préservés d’une acculturation qui n’a pas réussi à leur faire assimiler la culture de l’oppresseur au point de s’identifier à la culture dominante. Ce qui n’a pas été le cas des noirs qui déjà pour commencer ont été complètement dépourvus de leurs langues, puisque les seuls groupes de noirs qui parlent une langue à eux ce sont ceux du Palenque de Saint Basile. Mais il faut savoir qu’à un moment donné la nouvelle génération de ce palenque ne voulait même pas parler la langue palenquera parce qu’ils avaient honte. Il a fallu que des chercheurs linguistes blancs soient venus faire des recherches pour que les choses commencent à changer un peu. Ça c’était dans les années 1960, 1970. À présent les gens n’ont pas tellement honte du Palenque de San Basilio parce que des chercheurs blancs s’y sont intéressés, etc. Donc pour ce qui est des peuples originaires d’Amérique, ils n’ont pas honte, ils n’ont pas eu cette honte d’être originaires, d’être indigènes, d’être comme on les appelait « des indiens ». Les métis, oui. Les métis s’identifiaient aux blancs, ils se croyaient blancs. Mais ceux qu’on a continué à appeler « indiens », c’est-à-dire ceux qui parlaient dans leur langue, qui vivaient dans des réserves qui sont soi-disant attribuées aux « indiens », ceux-là je vous répète ils sont moins acculturés, ils sont moins aliénés que les autres – c’est-à-dire que les noirs, les descendants d’africains, etc. C’est ce qui explique que dans certains pays, par exemple en Bolivie, l’organisation dont les indigènes ont été capables de se doter a permis la victoire électorale du candidat Evo Morales2 qui est devenu Président de la République. Ce qui explique que… – je le dirais pour la Bolivie – ce n’est pas seulement le fait qu’ils aient été capables de s’organiser d’une manière plus efficace mais c’est aussi le fait qu’ils soient numériquement majoritaires en Bolivie. Évidemment, ça a compté le fait qu’ils soient numériquement majoritaires en Bolivie, ça a compté au moment d’élire le candidat Evo Morales qui est un indigène Aymar.
Mais pour ce qui est de la conscience, la conscience de leur identité, on peut être majoritaires dans un pays et ne pas avoir conscience de son identité. Donc il faut quand même leur reconnaître la capacité de lutte et surtout d’organisation qui a été possible parmi eux du fait qu’ils sont beaucoup moins aliénés culturellement et idéologiquement que tous les autres groupes de la société. Et cela fait que, tout en étant des groupes numériquement parfois inférieurs aux noirs dans certains pays comme la Colombie par exemple, où il y a je ne saurais pas dire combien de noirs, combien de personnes qui sont considérées comme étant des peuples originaires, comme étant des peuples indigènes, ils sont numériquement moins importants que les noirs, ils ont néanmoins été beaucoup plus efficaces dans leur mobilisation, dans leur organisation et ils ont réussi à apporter leurs problèmes aux Nations Unies, donc internationaliser l’oppression dont ils sont victimes dans leur pays. Et d’ailleurs c’est cela qui a en quelque sorte aidé à jalonner la possibilité que des organisations noires de ces pays commencent à se faire entendre surtout après la Conférence internationale contre le racisme qui a eu lieu à Durban3 . Donc si je peux synthétiser assez grossièrement, je dirais que les communautés indigènes en Amérique du sud possèdent un patrimoine culturel qui n’a pas été complètement détruit par la domination de la suprématie blanche, et dans une certaine mesure ils sont à présent le groupe racialement discriminé le mieux organisé.

Comment expliqueriez-vous qu’en France le mot « suprématie blanche » ne se dise pas, et que l’idée chez pas mal d’intellectuelLEs soit même inexistante?

Parce qu’elle est inexistante partout. De toute façon ceux qui parleraient de suprématie blanche ce serait plutôt les victimes de cette suprématie. Et les victimes de cette suprématie, je vous le disais dès le départ, n’ont pas écrit cette histoire ; l’histoire des rapports entre blancs et non-blancs, ce ne sont pas eux qui l’écrivent, ce ne sont pas les victimes qui ont le contrôle des médias, que ce soit les journaux, la radio ou la télévision. Donc ça fait que leurs voix restent, elles, inaudibles. Mais c’est normal, que ce soit en France, que ce soit en Colombie, aux États-Unis ou ailleurs, il est normal que le discours qu’on peut entendre à la radio, à la télé ou à l’université, à l’école ou au collège, soit le discours de ceux qui ont le pouvoir pour transmettre ce qu’ils veulent transmettre. Alors « suprématie blanche » ça me semble tout à fait normal que ça ne fasse pas partie du langage de ceux qui ont le pouvoir d’imposer le langage.

Pensez-vous qu’en France il y ait un vrai débat sur l’héritage colonial et esclavagiste?

Parfois on peut entendre par ci par là des historiens européens qui débattent entre eux sur les noirs, sur le colonialisme, mais bon ça fait partie de toute une tradition ; une tradition justement de la domination coloniale, une tradition de la suprématie blanche. Soit on ne parle pas de l’histoire des noirs, de l’oppression que les noirs ont subi, des crimes de génocide ou des crimes contre l’humanité dont les européens se sont rendus coupables vis-à-vis des non-blancs, soit on n’aborde pas ces sujet, soit ce sont les européens qui l’abordent et qui vont donc parler sur les noirs. Ils vont parler des noirs, sur les noirs et souvent contre les noirs. Ou dans le meilleur des cas ils parleront en faveur des noirs. Mais ce ne sont quasiment jamais des noirs eux-mêmes qui prennent la parole et qui deviennent le porte-parole d’eux-mêmes. Et si jamais on donne la parole à un noir c’est en général parce que ce noir est plus ou moins une garantie de bon noir, parce qu’il représente le bon noir, celui à qui on peut faire confiance, celui qui ne va pas dire des impertinences, celui qui aura bien appris un discours plus ou moins consensuel.

Ça fait que ça dépend ce qu’on entend et ce qu’on comprend par débat. Un débat où les noirs auraient pris la parole pour dire – non pour répéter ce qu’on leur a appris à dire – mais pour dire ce qui concerne vraiment les noirs, je ne pense pas, je n’ai pas l’impression, en tout cas je ne me suis pas aperçue que cela ait lieu en France, ou même dans n’importe quel autre pays colonialiste, ancienne puissance négrière et esclavagiste. Et ça c’est normal.Parce que vous savez si en Allemagne par exemple il est question de la politique criminelle qu’a eu le gouvernement national-socialiste allemand pendant les quelques années qu’il a été au pouvoir, s’il est question de ces crimes abominables qui ont été commis par ce régime assassin c’est juste parce que ce régime a été abattu militairement. Parce que cette Allemagne hitlérienne, cette Allemagne nazie a été militairement vaincue, et donc elle a dû répondre juridiquement devant un tribunal, elle a dû répondre de ses crimes. Un tribunal qui a été formé par les puissances victorieuses, qui a été créé, formé par les vainqueurs. Mais les peuples originaires d’Amérique, ou les africains déportés en Amérique et leurs descendants, étant donné qu’ils n’ont jamais été vainqueurs, eh bien ça fait que dans les anciennes puissances esclavagistes on n’abordera pas le sujet de la même manière qu’on l’aborderait ou qu’on pourrait l’aborder si ces puissances avaient été militairement vaincues, et qu’en conséquence l’histoire qu’on serait en mesure d’enseigner serait l’histoire des victimes devenues victorieuses. Non cela n’est pas le cas. Et vous savez, si l’Allemagne nazie n’avait pas été vaincue et qu’elle avait pas été victorieuse, ici en Europe, dans une Europe sous domination de cette Allemagne hitlérienne, vous croyez qu’il serait question des crimes commis par les nazis? Eh bien ma foi on aurait même le droit d’entendre parler des bienfaits du nazisme, comme on entend parler parfois des bienfaits du colonialisme. Parce que ça c’est le problème d’avoir été victorieux ou d’avoir été vaincu. Donc les crimes contre l’humanité, les crimes de génocide commis par le régime nazi peuvent être étudiés comme ce qu’ils ont été, des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, parce que heureusement ce gouvernement criminel a été militairement défait. Mais pour ce qui est des crimes de génocide, de crimes contre l’humanité qui ont été commis au nom de la supériorité de la race blanche, au nom du christianisme, au nom de la civilisation occidentale et dont les victimes ont été les peuples non-européens, eh bien ces crimes contre l’humanité, ces crimes de génocide ne sont pas juridiquement reconnus justement parce qu’il y a un rapport de force qui fait que ceux qui avaient le pouvoir continuent à le garder. Et l’histoire continue à s’écrire comme ils ont commencé à l’écrire depuis plusieurs siècles.

Concernant l’esclavage, quelles sortes de réparations préconisez-vous ? Et par quel rapport de force pensez-vous qu’on puisse les obtenir?

Pour ce qui concerne les réparations, moi je n’ai pas de recette toute faite parce que je pense que personne ne saurait avoir de solution miracle là-dessus. En revanche ce que je peux dire c’est que même par exemple les peuples originaires d’Amérique, minoritaires numériquement comme ils sont devenus les survivants de ce génocide, du fait de leur capacité à s’organiser et à se mobiliser ils ont commencé à obtenir au moins juridiquement une certaine reconnaissance, leur permettant de revendiquer la récupération d’une très petite partie du territoire dont ils on été dépouillés évidemment, mais c’est déjà quelque chose d’important. Parce qu’ils n’ont jamais renoncé au droit à une réparation.

Pour les noirs il faut savoir que depuis presque toujours il y a eu des voix complètement isolées, c’est vrai, mais il y a eu des voix qui exigeaient qu’une réparation soit faite, même aux États-Unis. Et dans d’autres pays il y avait parfois des noirs qui parlaient d’un droit de réparation. Bien sûr cela donnait lieu à des sourires, ça prêtait à des ironies, on tournait en dérision ces gens, on les trouvait ridicules même. Mais bon, depuis surtout la Conférence de Durban où des revendications ont été posées, où des exigences et des revendications de réparations ont été posées par les peuples victimes du colonialisme, victimes de la traite des noirs, victimes de l’esclavage, cela a donné une dynamique. Ça a créé une dynamique tout à fait nouvelle parmi les différentes organisations des noirs sur la planète. Et surtout ça a permis que des noirs comme ceux de l’Argentine qui restaient invisibles même dans l’Argentine pour les autres citoyens de l’Argentine, ça leur a permis d’affirmer leur existence ; et des noirs d’autres pays d’Amérique ont découvert qu’en fait en Argentine aussi bien qu’au Costa Rica ou en Uruguay, dans des pays où on prétendait qu’il n’y avait pas du tout de noirs, il y en avait. Donc depuis Durban c’est vrai qu’il est question de réparations d’une manière un petit moins confidentielle. Ce n’est pas que cette revendication est née à Durban ; après tout Durban n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas eu de toute façon une certaine organisation et une certaine conscience parmi beaucoup de noirs.

Donc grâce à Durban cette revendication est sortie de sa confidentialité antérieure. C’est un pas énorme, mais cela ne veut pas dire que tout le chemin a été parcouru, que le rapport de force soit devenu tel que cette exigence puisse devenir une réalité dans la pratique, mais cela veut dire que c’est possible. Parce que s’il a été possible de ramener à l’ordre du jour l’exigence que le crime lié à la traite des noirs, à l’esclavage des noirs et à la domination coloniale soient déclarés des crimes contre l’humanité et soient perçus comme ce qu’ils ont été, c’est-à-dire des crimes contre l’humanité, et que cela ait pu être posé dans un forum aussi important que la Conférence mondiale contre le racisme parrainée par l’ONU, si cela a été possible c’est parce qu’il y a eu quand même un bout de chemin très important a été fait. Parce qu’il y a seulement un petit siècle il aurait été inimaginable, inimaginable que dans un forum de cette importante il soit posé la question de cette manière. Étant donné que ces crimes avaient toujours été justifiés, non seulement ils avaient été banalisés, ce qui est déjà suffisamment grave, mais ils avaient été justifiés! Le génocide africain-américain non seulement n’avait jamais été considéré comme un crime mais avait été justifié au prétexte, au motif que cela avait permis de civiliser des sauvages, etc., etc. Donc vous voyez c’est un processus qui a permis justement que les choses soit posées de cette manière à la conférence de Durban.

Ce qui me fait penser que la lutte continue et le processus ne va probablement pas s’arrêter. Ça dépendra de notre capacité à nous tous de nous organiser et de nous mobiliser de manière efficace. Donc on ne peut pas demander à quelqu’un « vous croyez que ça va se faire comment ? » parce que ce n’est pas vous qui allez le faire : c’est nous tous qui devrons être impliqués et engagés dans ce travail de réparations, qui doit être global parce que ça ne pourrait pas être seulement économique mais ça ne pourrait pas être seulement symbolique parce que des réparations symboliques ça ne veut rien dire, ça ne veut rien dire. Cela doit aller au-delà de l’économique. Mais il ne faut pas prétendre que ça ne peut pas être économique parce que la souffrance ça ne peut pas se payer ; ça c’est un discours complètement malhonnête de prétendre que « non-non on ne peut pas parler de réparation économique parce que ce crime et la souffrance que ça a impliqué est tellement énorme qu’on ne peut pas le réduire à quelques sous ». Non, nous n’allons pas et nous n’avons pas réduire cela à quelques sous ; ce sont d’autres qui l’ont réduit à rien, qui l’ont banalisé et qui l’ont même justifié. Mais nous, nous considérons que les réparations doivent être et seront évidemment intégrales. Il y aurait un volet économique mais il y aurait aussi des volets qui peuvent être plus importants. Comme on sait la réparation de la destruction d’un point de vue psychologique dont ont été victimes non seulement les africains qui ont été déportés mais toute leur descendance en Amérique… et ça c’est un aspect qui n’a jamais été pris en compte dans l’histoire qui a été écrite concernant la traite des noirs, l’esclavage. Donc ça c’est à nous que revient… on ne peut pas continuer à reprocher au bourreau de ne pas écrire l’histoire des victimes du point de vue des victimes.

C’est aux victimes justement de prendre conscience de leur aliénation raciale, de leur aliénation culturelle, de leur aliénation économique et d’agir en sorte qu’on puisse briser ces carcans de l’aliénation, de l’asservissement mental, de cette domestication culturelle et idéologique qui fait que très souvent des noirs et des noirs intellectuels surtout se conduisent de manière aussi domestique, aussi servile. Parce que ça fait partie de l’asservissement culturel. Et cela c’est quelque chose contre lequel il faut précisément lutter et travailler. Parce qu’il n’y aura pas de réparations tant que nous continuons à être mentalement, psychologiquement, idéologiquement asservis. Parce que tant que nous serons domestiques, et continuerons à être domestiqués culturellement comme nous l’avons été et comme nous continuons de l’être, c’est pas la peine de parler de réparations économiques. C’est pourquoi les réparations ne peuvent pas être qu’économiques.
Les réparations doivent être vraiment intégrales, et cela veut dire donc que culturellement, idéologiquement et psychologiquement nous soyons capables de prendre en charge cette problématique. Problématique qui a été ignorée par les psychologues, par les psychiatres, y compris même par les psychologues et les psychiatres noirs qui continuent à reproduire ce que la suprématie blanche et l’idéologie blanche nous a inculqués depuis la naissance jusqu’à la mort. Heureusement il y a eu Frantz Fanon dont l’œuvre devrait être étudiée par tous et chacun de nous. Parce que même s’il n’y a pas eu grand-chose ailleurs à part les efforts de Frantz Fanon, rien qu’avec ses travaux, rien qu’avec Peau noire, masques blancs, si nous prenons sérieusement la contribution qu’il a fait là dans cet ouvrage majeur – même s’il est de quelques pages seulement –  nous aurions quand même un outillage suffisamment puissant pour nous aider à briser le carcan de l’aliénation culturelle, idéologique, religieuse, raciale et économique dont nous demeurons prisonniers. Cela c’est un travail majeur et c’est un travail indispensable parce que sans cela nous demeurons des esclaves, nous demeurons des asservis, et des asservis enchainés avec des chaines particulièrement puissantes parce qu’elles sont tellement insidieuses, parce qu’elles font partie de notre culture, parce qu’elles font parties de nous-mêmes, parce qu’elles ont été intégrées à notre être profond. Et c’est pourquoi le travail de désaliénation est, si vous voulez, le plus difficile et le plus compliqué à faire ; parce que rien n’est plus difficile à changer et à faire changer dans une société que la mentalité.
Il n’y a rien de plus difficile dans une société à faire changer que la mentalité. Parce que la difficulté est tellement énorme que même le scientifique qui aurait démontré que tel ou tel préjugé n’est pas du tout fondé aurait du mal à s’en débarrasser lui-même. Alors vous pouvez bien imaginer ce que cela demeure pour le reste des mortels. Donc je crois que si nous ne prenons pas en compte suffisamment l’importance et la nécessité pressante d’un travail de désaliénation dans tous les domaines, de désaliénation culturelle, idéologique, psychologique, raciale, économique, nous avons beau dire n’importe quoi nous demeurons prisonniers de cet asservissement qui fait et qui peut faire de nous des chiens de garde au service de ceux qui nous oppriment.

Avez-vous déjà travaillé spécifiquement sur la Colombie, ou projetez-vous de le faire ?

Je n’ai pas travaillé spécifiquement sur la Colombie parce que quand il s’agit de lutter contre l’aliénation, quand il s’agit de rendre accessible l’histoire du génocide africain-américain ce n’est pas l’accès de quelques colombiens à cette histoire mais c’est l’accès du plus grand nombre, soient-ils colombiens, vénézuéliens, martiniquais, brésiliens ou africains d’Afrique, restés en Afrique. Ce qui me semble important justement c’est que le plus grand nombre parmi les principaux concernés puissent avoir accès à cette histoire qui n’a pas été encore écrite, qui a été déformée, qui a été occultée ou tergiversée par ceux qui avaient le pouvoir de l’occulter, de la tergiverser ou de la déformer, et que l’accès à cette histoire puisse devenir un outillage non seulement de spéculation scientifique ou de spéculation intellectuelle mais un outillage de libération, un outillage de désaliénation. Et cela je le voudrais pour tous et pas seulement pour les colombiens. C’est pour cela… je suis restée dans une démarche qui n’a pas de frontières, ou je voudrais qu’elle n’ait pas de frontières.

Avez-vous déjà publié en espagnol ou dans d’autres langues?

Non parce que je n’ai pas eu la possibilité qu’un éditeur hispanique s’intéresse à la publication de ces travaux. Et justement ça fait partie de la difficulté d’accéder à cette histoire ou de la faire connaître ; ce n’est pas nous qui contrôlons ou qui possédons les moyens de publication les plus importants. Probablement s’il y avait ou si je connaissais un groupe d’éditeurs noirs qui seraient engagés dans le travail de divulgation, de publication et de diffusion de notre histoire, évidemment cela aurait été possible, mais comme cela n’est pas le cas nous sommes là. Donc ça fait que le seul ouvrage de ceux que j’ai publié en français, le seul qui a été traduit dans une autre langue c’est La Férocité Blanche4 , et hélas il n’a pas été traduit en espagnol ; il a été traduit en allemand et publié en allemand. Et maintenant je crois que dans le courant du prochain trimestre La Férocité Blanche sera publié en anglais ; j’ai appris que la traduction a déjà été terminée, ils sont en train, parait-il, de faire les dernières corrections. Mais là aussi c’est parce qu’il y eu une coopérative africaine qui a pris à cœur de publier ce travail en anglais parce qu’ils considéraient justement dramatique que des noirs anglophones ne puissent avoir accès à cet ouvrage. Donc ça fait que mes travaux restent publiés de manière très limitée.

Un livre comme  « Kongo, les mains coupées » 5 a pour nous une forme idéale qui facilite la transmission, une forme intéressante parce qu’elle montre de manière évidente le rôle de chacun dans l’histoire et qu’elle n’élude pas la question de la responsabilité des individus derrière le collectif. Comment en êtes-vous venue à cette forme ? Et est-ce que la pièce a déjà été jouée?

Oui c’est un travail qui vraiment mériterait – et je le dis non pas parce que c’est moi qui l’ai fait – mais je l’ai fait justement parce que je trouvais que ce travail méritait d’être connu et d’être divulgué parce que l’histoire qu’il renferme est une histoire qui reste hélas très méconnue, surtout parmi ceux qui la subissent et qui continuent à la subir. Et donc il serait tellement important de le faire connaître, il serait tellement important de le rendre accessible au plus grand nombre d’africains en général et de congolais en particulier. Or cela n’est pas possible parce que nous n’avons pas, nous ne possédons pas les groupes de théâtre qui seraient financés par nous-mêmes, et qui en conséquence pourraient s’emparer d’un travail semblable, et le ramener, le divulguer, le rendre accessible à beaucoup beaucoup d’africains ; non seulement d’africains d’ailleurs mais aussi d’européens pourquoi pas, parce que les européens ont joué un rôle particulièrement important dans ce crime de génocide qu’a été la situation au Congo surtout sous la domination de ce criminel qu’était le roi Léopold II. Donc j’ai voulu absolument faire ce travail, je l’ai fait avec beaucoup de douleur, je l’ai fait dans la souffrance parce qu’on ne sort pas indemne de ce genre de travail, et je l’ai fait dans cet espoir. Et je ne désespère pas de toute façon qu’un jour ou un autre – je ne sais pas quand et je ne sais pas même si je serais là lorsque cela aura lieu – mais j’ai bien l’espoir qu’un jour des groupes de théâtre puissent mener ce travail à la portée de beaucoup beaucoup de gens, et surtout beaucoup d’africains et beaucoup de congolais notamment.

Il n’a pas été joué donc jusqu’à présent faute de ressources économiques pour le faire. Malgré un effort a été accompli par l’espace panafricain Anibwé6 qui a organisé un colloque pour rendre hommage non seulement à la mémoire de Patrice Lumumba mais à la lutte du peuple congolais qui avait fait le choix de la démocratie, de l’indépendance, de la souveraineté et qui s’était donné un gouvernement démocratique qui était dirigé par Patrice Lumumba. Donc l’espace panafricain Anibwé a voulu commémorer l’anniversaire du renversement de ce gouvernement démocratiquement élu, parce qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité dont les conséquences restent actuelles. Parce que depuis le renversement de ce gouvernement que dirigeait le Premier ministre Patrice Lumumba, le peuple congolais n’a plus jamais eu une période vraiment d’accalmie, de paix, de démocratie politique et de liberté économique. Cela depuis le renversement de ce gouvernement n’a jamais été possible. Donc s’il y a des crimes contre l’humanité commis il y a 50, 60 ans, 70 ans et d’avantage dont les conséquences restent d’une actualité hélas brûlante, c’est justement le renversement de ce gouvernement. Donc c’est pour ça l’espace Anibwé a organisé ce colloque. Certains artistes, certains acteurs et actrices panafricanistes ont fait un effort, ils ont fait une contribution de leur travail pour faire au moins une mise en espace, donc une lecture avec une chorégraphie a été faire, grâce à eux. Sinon nous n’avons pas eu la possibilité que cette pièce soit vraiment jouée. Faute de moyens.

Sinon l’autre travail Traite des blancs, traite des noirs7 , c’est un travail que j’ai fait justement parce qu’il me semblait nécessaire qu’on aborde la question de la traite de noirs avec un peu plus de sérieux et si possible d’honnêteté, étant donné qu’une espèce de campagne a été entreprise surtout depuis la conférence de Durban ; une espèce de campagne visant à faire croire que la traite des noirs était l’affaire des africains eux-mêmes. J’ai voulu montré qu’on a une tendance à prétendre que si la traite des noirs transatlantique a eu lieu c’est juste parce que les africains avaient l’habitude de se vendre les uns les autres, parce que cela avait toujours existé en Afrique et c’était quasiment inévitable donc que cela continue à se faire, et cela s’est fait à travers l’Atlantique après que les africains aient pris cette habitude. J’ai fait quelques recherches et j’ai appris qu’en fait le commerce d’esclaves n’était pas l’apanage de l’Afrique. Parce qu’on avait fait valoir le fait qu’avant que les Européens arrivent en Afrique il y avait la traite des noirs que faisaient les arabo-musulmans. C’est vrai qu’il avait la traite des noirs arabo-musulmane qui avait fait d’une certaine partie de l’Afrique un réservoir d’esclaves et des africains étaient exportés vers les pays arabo-musulmans depuis les années 600, depuis le 7e siècle. Et quand les Européens sont arrivés en Afrique, ça faisait donc plusieurs siècles, combien : 7, 8 siècles? que les arabo-musulmans exerçaient la traite des noirs. Mais ce qu’on ne dit pas en revanche, c’est qu’à cette époque, c’est-à-dire au 7e, 8e, 9e, 12e, 14e siècles, ici en Europe le commerce d’esclaves européens n’avait jamais cessé non plus. Depuis l’Antiquité. On pensait que ça c’était l’Antiquité, mais après la fin de l’Antiquité ici en Europe ça n’existe plus. Or, le commerce d’esclaves européens qui existait depuis l’Antiquité ici en Europe n’avait pas disparu au Moyen-Age. Si bien que lorsque les conquérants arabo-musulmans ont envahi et conquis une partie de l’Europe, notamment l’Espagne et aussi un petit peu de l’Italie et aussi du Portugal, le commerce d’esclaves européens s’est même internationalisé. Parce qu’à partir de ce moment, les européens ont commencé à exporter des esclaves européens vers les pays arabo-musulmans. Donc des commerçants juifs achetaient des esclaves européens que d’autres européens vendaient aux commerçants juifs qui eux les acheminaient vers le marché musulman où ils étaient achetés par des musulmans. Et cela se faisait tout naturellement : on faisait la guerre, ici en Europe on faisait la guerre aux Slaves, on faisait la guerre aux autres pour avoir le butin qui était les prisonniers, lesquels on allait systématiquement vendre. Avant on les passait au fil de l’épée, on les massacrait, mais là on les vendait.
Donc ce que on a utilisé pour montrer une image particulièrement repoussante de l’Afrique, c’est-à-dire le fait que des africains étaient exportés en tant qu’esclaves vers les pays arabo-musulmans, eh bien ça se faisait ici aussi ici en Europe : on exportait des européens en tant qu’esclaves vers les pays arabo-musulmans. Donc il est quand même important que nous sachions que ce pourquoi on a condamné l’Afrique, ce avec quoi on a donné de l’Afrique une image repoussante n’était pas, premièrement, une singularité de l’Afrique, et deuxièmement c’était quelque chose qui arrivait et se développait ici en Europe à la même époque. Donc il n’y a pas de supériorité morale de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique pendant toute cette période. Lorsque les Portugais sont arrivés là-bas en Afrique au milieu du 15e siècle on avait pas encore fini de vendre par ci par là des esclaves européens qui étaient acheminés vers les pays arabo-musulmans.

Il n’y a pas de supériorité morale là par rapport aux Africains. Ça a été cela surtout le but de ce travail Traite des blancs, traite des noirs, et aussi de montrer justement que les arabo-musulmans ont eux aussi une dette à l’égard de l’Afrique. Seulement lorsqu’il s’agit de réparations, nous autres descendants d’africains déportés en Amérique nous n’avons rien à faire avec les Arabes ou avec les arabo-musulmans. Pourquoi? Parce que ce qui nous concerne nous, descendants d’africains déportés en Amérique, c’est ce qui s’est passé dans la traversée de l’Atlantique et ce qui s’est passé là-bas dans l’univers concentrationnaire d’Amérique où les africains étaient débarqués. Et là-bas dans l’univers concentrationnaire d’Amérique ce n’était pas les arabo-musulmans qui sévissaient, ce n’était pas au nom de l’islam qu’on nous anéantissait, c’était au nom du christianisme, c’était au nom de la civilisation occidentale. Et c’est donc pourquoi nous, descendants d’africains déportés, nous n’avons pas pris en charge et nous ne prenons pas en charge la réparation des crimes de génocide ou des crimes contre l’humanité commis par les arabo-musulmans en Afrique. Ça c’est le travail des africains d’Afrique. Parce que nous les descendants d’africains déportés à l’univers concentrationnaire d’Amérique, nous ne pouvons pas demander des réparations, nous pouvons demander réparation seulement aux occidentaux, à ceux qui se sont enrichis en buvant notre sang dans l’univers concentrationnaire d’Amérique. Voilà la raison pour laquelle dans nos travaux pour les réparations, dans les travaux que nous, descendants d’africains déportés nous faisons, il n’est pas question de la traite arabo-musulmane ; il est question de la traite négrière transatlantique parce que c’est cette traite-là dont nous sommes issus. Cependant je considérais nécessaire d’écrire Traite des blancs, traite des noirs parce qu’il me semblait utile, étant donné que je ne connaissais pas à ce moment de travaux faits par d’autres noirs ou par des africains – après j’ai connu, maintenant je sais, il y des travaux qui ont été faits par des africains concernant la traite des noirs arabo-musulmane et la dette, le crime de génocide qui a été commis par les arabo-musulmans en Afrique – mais au moment où j’ai commencé à travaillé, visant à publier cet ouvrage, je ne le savais pas. Et même si je l’avais su, après tout ça ne changeait rien j’avais le droit d’écrire à ce sujet.

Je l’ai fait aussi parce que dans La Férocité blanche j’ai beaucoup insisté et il avait été question quasiment exclusivement des crimes commis par la suprématie blanche, au nom du christianisme, au nom de la supériorité de la race des seigneurs, au nom de la supériorité blanche. Ce livre s’appelle La Férocité blanche non pas – comme d’aucuns ont voulu faire croire – parce qu’il n’y a que les blancs qui sont capables de faire un génocide ; non, je ne suis pas quand même assez bornée pour imaginer une telle idiotie. Il s’appelle La Férocité blanche parce qu’il est question et parce qu’il s’agit des crimes qui ont été commis au nom de la race blanche, au nom de la suprématie blanche, au nom de la supériorité de la race des seigneurs c’est-à-dire de la race blanche, au nom du christianisme, au nom des valeurs occidentales. Dans Traite des blancs, traite des noirs il était question surtout de la traite esclavagiste et de l’esclavage exercé par les esclavagistes arabo-musulmans. Et dans le prochain travail que j’espère pouvoir publier dans le courant de cette année, il sera question – et comme ça je fermerai ce qu’on peut considérer peut-être comme une espèce de trilogie si vous voulez – il sera question d’autres acteurs qui ont participé au génocide africain-américain. Parce qu’il y a eu les esclavagistes chrétiens… d’abord il y a eu les esclavagistes musulmans, parce que ce sont eux qui ont commencé et pendant des siècles, ils ont commencé à exercé la traite des noirs avant les européens et même après que les européens aient fini de pratiquer la traite des noirs, ils ont continué à la pratiquer jusqu’au 20e siècle même ; et même encore aujourd’hui ce n’est pas complètement certain que cela soit disparu pour ce qui concerne les Arabes là-bas en Afrique.

Donc il a été question des esclavagistes musulmans, il a été question des esclavagistes chrétiens, et maintenant il sera question des esclavagistes juifs qui ont participé et à certains moments d’une façon décisive dans le génocide africain-américain. Puisqu’à certains moments des commerçants juifs, portugais notamment, ont contrôlé la traite des noirs parce que c’étaient eux qui contrôlaient pendant un premier temps les points d’approvisionnement d’esclaves là-bas en Afrique, et du fait que le Portugal contrôlait certains pays clés là-bas en Afrique, pouvait autoriser donc le débarquement des africains en Amérique, notamment au Brésil. Ça c’est quelque chose qui devait être fait. Que je sache personne ne l’a fait de manière intégrale. Et ça fait partie d’une histoire qu’il serait important que la plupart connaisse. Donc le prochain travail ça sera justement Victimes des esclavagistes musulmans, chrétiens et juifs. Et je pense qu’avec ce travail qui sera le troisième, je pense fermer une espèce de trilogie dont la lecture permettra au lecteur qui le voudrait d’avoir une information vraiment globale de ce qu’a été la déportation d’africains – non seulement vers l’univers concentrationnaire d’Amérique mais aussi vers les pays arabo-musulmans – la dévastation de l’Afrique et l’anéantissement des noirs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.

Vous écrivez de manière vraiment abordable, contrairement à de nombreuxSES intellectuelLEs ;  est-ce que c’est quelque chose de conscient?

C’est-à-dire que pour moi le travail de l’écriture n’est pas un exercice de satisfaction intellectuelle. Ça me demande beaucoup d’efforts et d’énergie parce que premièrement je ne suis pas écrivaine. Ce n’est pas par un goût particulier de l’écriture que je me suis mise à écrire. Je l’ai fait parce qu’il y avait beaucoup beaucoup de choses, même trop de choses que je considérais qui devraient être connues, qui devraient être dites. Mais qui devraient être dites par les spécialistes, qui devraient être dites par les historiens. Or les historiens, les chercheurs, les spécialistes qui sont payés pour chercher, pour savoir, ne le faisaient pas. Et ils sont payés pour restituer à la société qui les paie les résultats de leurs recherches. Or ils ne le faisaient pas, et ils ne le font toujours pas. Alors ça me tracassait vraiment. Surtout que dans les années 1960, 1970, lorsque j’ai découvert – je dis que j’ai découvert parce que je le savais pas – l’existence en Afrique du Sud d’un crime, d’un crime qui en plus était une institution alors que c’était un crime contre l’humanité, et cela était une institution qui permettait l’application d’une loi qui garantissait des privilèges faramineux à un groupe, un petit groupe, de blancs parce que soit disant ils étaient racialement supérieurs, ils appartenaient à la race des seigneurs. Et puis ces mêmes lois condamnaient une majorité immense de noirs dans ce pays, les condamnaient à la marginalisation, à la misère, à une condition de sous-hommes. Les obligeaient à rester au rang quasiment d’animaux. Et pourtant cela se faisait avec la complicité de toutes ces démocraties qui avaient combattu le nazisme, parce que le nazisme était disait-on le summum du racisme, le summum de la persécution raciale, de la ségrégation. Et donc ces pays qui avaient combattu le nazisme et qui avaient battu militairement le gouvernement nazi ou national-socialisme allemand, c’est-à-dire la France, l’Angleterre, les États Unis, le Canada, la Belgique, tous ces pays étaient néanmoins des complices de ce crime contre l’humanité qu’était le régime d’apartheid.

John Vorster

En plus j’ai découvert en lisant à l’époque une documentation qui avait été faite par un comité d’experts anti-apartheid, que même celui qui était à la tête de ces crimes, de ce gouvernement là-bas en Afrique du sud, avait été un terroriste nazi pro-hitlérien qui à l’époque avait même été arrêté par les autorités britanniques parce qu’il avait participé à certains actes de terrorisme pour saboter, boycotter les troupes ou l’effort de guerre des troupes britanniques ou des troupes sud-africaines qui se battaient contre le nazisme. Et ce criminel8 est devenu même Premier ministre du régime d’apartheid et continuait à bénéficier d’une amitié très bienveillante de toutes ces démocraties, y compris de la part de l’état l’Israël qui s’était pourtant construit sur les cendres d’Auschwitz.

Lorsque j’ai découvert ces choses en lisant par ci par là, parce que c’était comme ça, par des bribes… Il faut avoir vraiment une volonté, mais une volonté de savoir pour se mettre à armer cet espèce de casse-tête. Et moi je ne comprenais pas, ces choses me dépassaient : mais comment ça se peut, mais comment cela est-il possible qu’une voix autorisée n’ait pas fait un travail à ce sujet ?! Mais il y a des choses à dire là. Bon, il ne me venait pas venu à l’idée que c’était à moi de le faire parce que je n’avais pas la formation, je n’avais pas…bon, ça ne m’était jamais venu à l’esprit. Mais je continuais à me renseigner et j’ai appris – c’était dans les années 1970, dans la deuxième moitié des années 1970 – j’ai pris connaissance de ce qu’avait été la Révolution noire à Saint-Domingue devenu Haïti ; ça m’a bouleversée. Je me suis même demandée comment alors que j’avais lu un peu quand même Marx, j’avais lu un peu Lénine, je connaissais l’histoire de la Commune de Paris – qui m’avait beaucoup mais beaucoup beaucoup émue lorsque je l’avais abordée – moi qui connaissais un peu quand même la Révolution bolchévique, moi qui avait rencontré des gens qui m’avait justement permis de m’intéresser à des choses aussi importantes et tant d’autres choses aussi intéressantes, je n’avais entendu durant tout ce temps parler de la Révolution noire à Saint-Domingue. Aucun de ces gens que je fréquentais, auprès desquels j’avais quand même découvert des ouvrages de grande envergure qui m’avaient permis d’entendre parler de ce qu’aliénation économique voulait dire, etc., etc…. ça m’a vraiment frappée, ça m’a vraiment interpelée. Mais comment c’est possible que jamais personne ne m’ait parlé de cette révolution qui a été pourtant probablement plus important que la Commune de Paris, que la Révolution bolchévique et j’en passe? Parce que ça a été la première, la première révolution à ma connaissance dans les temps modernes qui était anti-esclavagiste, qui était anticolonialiste et qui était née des victimes elles-mêmes, puisque c’était des noirs réduits en esclavage qui, au fur et à mesure qu’ils brisaient ces chaînes de l’esclavage, avançaient dans une lutte pour la liberté. Mais c’était quand même une révolution grandiose! Comment c’est possible que cette révolution, ses acteurs principaux soient à ce point méconnus? Ça m’a tellement bouleversée que je suis devenue probablement obstinée à me renseigner d’avantage. Et à chaque pas, je découvrais combien j’étais ignorante. Combien un système d’oppression avait réussi à me maintenir éloignée de tout ce qui me concernait.

Au fur et à mesure que je découvrais combien j’étais aliénée, combien j’étais ignorante de ma propre histoire, alors je révisais tout ce qu’on m’avait appris à l’école, tout ce qu’on m’avait enseigné au collège. Et parfois je me suis dit : « mais comment on a pu jouer avec nous? » C’est parce qu’on nous a tellement gardé dans une ignorance à ce point énorme qu’on a pu faire de nous des vraies marionnettes. Y compris les noirs les plus diplômés, ceux qui sont bardés de diplômes universitaires et autres, on a pu en faire des marionnettes. Parce qu’on peut apprendre beaucoup de choses, on peut apprendre tellement de choses, on peut apprendre Hegel, on peut apprendre Marx, on peut apprendre Voltaire, Montesquieu, Rousseau, on peut apprendre tellement tellement de choses, sauf ce qui nous concerne au premier chef. Parce que ce qui nous concerne au premier chef c’est notre histoire, et notre histoire elle est tellement considérée avec mépris qu’elle n’existe même pas. Finalement je me suis dit : il faudrait que quelqu’un ose les dire.

Nous étions quand même dans les années 1970, et vers la fin des années 80 il a été un petit plus question des choses comme l’apartheid, bon… Vers la fin des années 1980 a été publié Le Code noir ou le calvaire de Canaan 9 . Et là c’était la première fois que je lisais sous la plume d’un européen universitaire – puisqu’il était professeur à la Sorbonne à l’époque – un discours dans lequel l’humanité des noirs et leur dignité était restituées. Cette démarche m’avait beaucoup touchée. Et depuis je suis très reconnaissante au professeur Sala-Molins qui a écrit non seulement Le Code noir mais aussi La Misère des Lumières10 . Alors je continuais, si vous voulez, à recueillir toute l’information qu’il m’était possible et à me documenter.

Louis Sala-Molins

Je me documentais pour pouvoir expliquer. Et partout où il m’était donné la parole je la prenais et j’expliquais ce qui me semblait le plus important. Parfois on ne m’invitait plus ; après m’avoir invitée une première fois, je n’étais pas invitée une deuxième fois, mais il y avait toujours quelques uns pour oser m’inviter. Et là je rencontrais toujours des gens qui me disaient n’avoir jamais entendu dire ce que je venais de dire. Donc cela a conforté ma conviction, à quel point il était important de dire certaines choses qui devaient être dites, et s’il n’y avait pas une voix soi-disant autorisée pour le dire, eh bien c’était à nous-mêmes de le faire. Il fallait arrêter d’attendre que d’autres viennent nous dire ce que nous devions savoir. Donc ça fait que lorsque je me suis mise à rédiger, je l’ai fait consciente que je m’adressais surtout à des personnes qui ne savaient pas de quoi je parlais. Et si je voulais me faire comprendre j’avais tout intérêt à me faire aussi compréhensible et aussi lisible que possible. Parce que j’avais déjà remarqué à quel point les spécialistes se font un plaisir et un malin devoir de s’exprimer dans un langage qui est sensé n’être compris que par des initiés. Parce que s’ils s’expriment en langage simple et à la portée de n’importe qui, parait-il qu’ils ne seraient plus considérés comme des scientifiques. Donc si j’ai bien compris une des caractéristiques de la scientificité c’est de ne pas être à la portée de l’honnête citoyen de la rue, c’est de ne pas être lisible par n’importe qui. Et moi j’avais besoin d’être lue et lisible par n’importe qui, c’est-à-dire nous. Probablement cela m’a permis de faire l’effort qu’il fallait faire pour être aussi claire que possible. Ça c’est une première chose.

La deuxième chose c’est que je crois que lorsqu’on parle des choses dont on est profondément convaincu cela doit ressortir quelque part. Ce n’est pas la même chose de défendre un système injuste et oppresseur tout simplement parce qu’on bénéficie soi-même de ce système, que de défendre des idéaux avec lesquels on est profondément identifié, quitte à payer parfois un prix assez lourd dans certains domaines pour la défense de cet idéal. Donc ça peut expliquer pourquoi mon écriture elle est, dans la mesure de mes possibilités, très simple donc très compréhensible. Parce que je ne prétends pas à une scientificité, je ne prétends pas aborder scientifiquement les faits. En revanche je soutiens que les faits que j’aborde sont vérifiables, et que même si toute la vérité ne peut pas être dans mes travaux, j’agis avec un souci de vérité. Et si jamais il y a quelque chose qui n’est pas vrai c’est parce que je me suis trompée, et n’importe qui peut se tromper. Je n’exclue pas de pouvoir me tromper mais jamais je n’aurais chercher à mentir, jamais je ne chercherai à tromper mon lecteur ; de cela en revanche je peux donner foi. Je peux le dire et jusqu’à maintenant – en tout cas que je sache – je n’ai jamais été contestée sur le fond de ce que je dis. Ceux qui m’ont contesté se sont borné à dire que j’étais une saleté, que j’étais une  vitupérante, que ce je disais n’était pas scientifique ou que je n’étais pas une scientifique ou que je n’étais pas historienne – ce que je n’ai jamais prétendu d’ailleurs.

Je n’ai jamais prétendu être scientifique ni historienne, premièrement parce que je ne le suis pas, et deuxièmement parce que vu la contribution que les historiens et les scientifiques nous ont apportée dans le travail de prise de conscience de notre aliénation et dans la divulgation de notre vraie histoire, je ne vois pas en quoi j’aurais intérêt à être prise pour ce que je ne suis pas d’ailleurs. Donc bon, quand j’étais contestée, je ne considère pas avoir été contestée parce que ça ce sont des attaques complètement gratuites, ce sont parfois des insultes, que j’ai « envie de semer la haine« … ça ne me touche pas du tout parce que je sais – et ceux qui m’ont lu l’auront remarqué – que ce que je cherche est tout à fait opposé à la haine, parce que ce que je fais peut contribuer à ce qu’un jour il y ait une vrai réconciliation de l’Homme avec l’Homme, que nous puissions arriver un jour à être avant tout un Homme, avant d’être français ou grec, ou togolais ou sud-africain, tout simplement un être humain. Mais pour arriver à cela il faudra déjà arriver à faire en sorte qu’un Homme soit perçu comme un Homme, partout et par tous. Or ce n’est pas le cas. Et aussi longtemps que les blancs continueront regarder les noirs de très haut, et que les noirs continueront à regarder les blancs d’en bas vers le haut, autrement dit aussi longtemps que les noirs demeureront prisonniers de cette image négative d’eux-mêmes que le pouvoir blancs leur a présentée, il n’y aura pas de réconciliation possible. Il n’y aura que du mépris des blancs vers les noirs et probablement de la rancune, de l’hostilité que peut éprouver l’opprimé envers son oppresseur. Donc moi je travaille pour que la discrimination, d’où qu’elle vienne, puisse être combattue, puisse être dépassée. Moi je travaille pour que les préjugés raciaux puissent un jour disparaître. Mais étant donné qu’ils ne vont pas disparaître miraculeusement, qu’ils ne vont pas disparaître par acte de magie, il faut savoir qu’ils ne disparaîtront que comme le résultat d’un changement. Un changement qui devra être vraiment global c’est-à-dire à tous les niveaux ; non seulement au niveau des ces structures économiques qui font que les noirs continuent à être toujours au plus bas de l’échelle, mais aussi au niveau des superstructures, au niveau de la mentalité, au niveau surtout de la mentalité de tous et chacun. Et justement pour que ce changement soit possible il faut déjà que les victimes du génocide africain-américain, les victimes des crimes coloniaux, les victimes de la domination coloniale, donc les victimes de la suprématie blanche, puissent s’emparer et s’approprier leur histoire.

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Interview réalisée en février 2012.
Cases Rebelles remercie chaleureusement Rosa Amelia Plumelle Uribe.

  1. Les palenques étaient des villages fortifiés édifiés par des esclaves noirs s’étant enfui. Celui de San Basilio, près de Carthagène, a été reconnu « indépendant » par l’Espagne en 1713. []
  2. Evo Morales, candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS), a été élu Président de la république de Bolivie en 2005. Il a été réélu en 2009 et en 2014 []
  3. La Conférence mondiale contre le racisme, organisée par l’UNESCO, a eu lieu à Durban, en Afrique du Sud, du 2 au 9 septembre 2001. []
  4. La Férocité blanche. Des non-blancs aux non-aryens, génocides occultés de 1492 à nos jours est paru en 2011. []
  5. sorti en 2010 []
  6. Librairie et maison d’édition Anibwe, à Paris – www.anibwe.com/ []
  7. Traite des blancs, traite des noirs, paru en 2008 []
  8. Il s’agit de John Vorster, Premier ministre de l’Afrique du sud de 1966 à 1978. []
  9. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, de Louis Sala-Molins, paru en 1987 []
  10. sorti en 1992 []