Soudan : « Le changement n’est pas une chose facile après la révolution. » Entretien avec Abdelhameed Mahmoud

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ENTRETIEN

Soudan : "Le changement n'est pas une chose facile après la révolution."

Entretien avec Abdelhameed Mahmoud

Retour sur la Révolution soudanaise et l'après.

Mobilisation soutien à la Révolution soudanaise

Par Cases Rebelles

Juillet 2020

En décembre 2018 naissait au Soudan un mouvement de contestation qui prendra vite le nom de « Révolution soudanaise ». Par des manifestations quasi quotidiennes, quelques grèves générales et un ancrage dans de nombreuses villes du pays, le mouvement, organisé autour de l'Association des Professionnels Soudanais puis de la Coalition pour la Liberté et le Changement (Forces of Freedom and Change), a défié durant cinq mois le dictateur Omar el-Béchir tout en faisant face à une répression meurtrière. La rue exigeait le départ de l’ancien colonel arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1989, sa traduction devant la Cour pénale internationale1 et la mise en place d’un gouvernement civil de transition. Mais la chute du régime autoritaire d’un El-Béchir isolé et affaibli par des mois de contestation est finalement advenue par un nouveau coup d’État militaire le 11 avril 2019. Malgré une répression toujours aussi violente et meurtrière, la lutte des soudanais.es a continué contre le Conseil Militaire de Transition alors instauré et qui, au mépris de ses engagements, refusait de restituer le pouvoir au peuple. En juillet 2019 un accord entre le CMT et les FFC était enfin trouvé, puis la signature conjointe d'une déclaration constitutionnelle le 4 août 2019 actait entre autres la formation d’un gouvernement civil de transition. L’après Révolution commençait alors.
Cette révolution a retenti dans le monde entier, et notamment en France, grâce à la mobilisation importante et structurée de la diaspora soudanaise. C'est notamment notre implication en tant que collectif en soutien à ce mouvement à Nantes qui nous motive aujourd'hui à tenter de dresser un état des lieux de l'après-révolution. Pour ce faire nous avons interviewé Abdelhameed Mahmoud, réfugié politique en France, militant du Parti du Congrès Soudanais (parti d'opposition au pouvoir dictatorial) et étudiant en Développement social et économique à la Sorbonne.
CASES REBELLES : Pouvez-vous vous présenter ?

ABDELHAMEED MAHMOUD : Je suis soudanais, je suis venu en France en novembre 2015 et j’ai eu le statut de réfugié en 2016. Je fais mes études à la Sorbonne ; au Soudan j’ai fait mes études à l’Université de Khartoum. Ici en France j’ai travaillé à United Migrants comme bénévole, avec beaucoup de bons souvenirs. Je suis également membre du Parti du Congrès Soudanais.

C.R. : Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qu’était la Révolution soudanaise ?

A.M. : La Révolution soudanaise était prévisible depuis longtemps parce que le dictateur a supprimé le droit d’expression, les libertés ou le partage du pouvoir avec d’autres partis politiques. Le régime de el-Béchir a toujours été un régime islamiste plutôt radical qui excluait toute autre idéologie. Donc ça ne laissait aucune chance pour faire des compromis ou partager le pouvoir pour faire ensemble. Et ça a continué. Il y avait donc seulement deux choix : soit faire tomber le pouvoir militaire avec les révolutionnaires armés ou des groupes armés au Darfour et dans les monts Nuba, soit faire une révolution massive pacifique, des soulèvements. Ça n’a pas été très pacifique, mais finalement on a réussi. Ce qui est important également c’est que, en tant que réfugiés politiques en France, on a aussi joué un rôle très important parce que depuis 2016 on a mobilisé avec l’idée de soutenir le peuple soudanais à l’intérieur.

C.R. : Le mouvement a été porté par des milliers de manifestant.e.s dans tout le Soudan ; des rassemblements, des marches ont eu lieu presque tous les jours, dans plus d’une dizaine de villes du pays. C’était aussi un mouvement très jeune, très féminin.

A.M. : J’écris beaucoup sur ça, parce que en ce qui concerne les rapports femmes/hommes, la situation au Soudan n’était pas très bonne en termes de droits, d’égalité, d’égalité sociale ou d’accès aux chances économiques, de boulot, de liberté individuelle, de violences domestiques. Au Soudan pendant 30 ans de régime islamiste, les femmes ont vraiment subi beaucoup de violences, elles étaient frappées si elles ne portaient pas le voile, beaucoup de misères comme ça. Et puis avec la situation économique, beaucoup d’hommes ont migré hors du Soudan et les femmes restent, rencontrent aussi beaucoup de problème de chômage, etc. C’est aussi pour cette raison qu’elles ont été très impliquées dans la révolution, pour porter leurs revendications. Donc cette révolution c’est une première. Le Soudan a eu beaucoup de révolutions et depuis longtemps : 1964, 1985 et là c’est la troisième révolution qui fait tomber un président-dictateur. Mais c’est un peu particulier et exceptionnel parce que la majorité des manifestant.e.s sont des femmes jeunes. Ça a été un indicateur très positif pour moi en tant que militant et féministe ; c’est la première fois, ça a été imprévu et ça m’a apporté beaucoup parce que c’est une révolution féministe massive. En fait cette mobilisation reflètent une sensibilisation, une prise de conscience ; j'étais très heureux de voir ça.

C.R. : Que reste-t-il aujourd’hui de ce mouvement social et de ses revendications?

A.M. : Après la révolution, des choses – je le vois dans la scène politique, la réalité sur le terrain – correspondent plus ou moins à nos attentes parce qu’on n’a pas d’organisations de société civile. Sans organisations qui mesurent les performances et qui mobilisent, qui font des actions collectives de coordination et de coopération, ça marche pas bien. On n'a pas de société civile qui vraiment ait une expérience accumulée dans le temps et dans l’espace. Notre problème c’est ça : une société civile fragile. Les organisations qui sont vraiment très fortes sont des organisations traditionnelles, des organisations religieuses, des organisations qui sont contre les droits des femmes, donc pour remplacer ça il faut encore des luttes. Je ne peux pas dire qu’il n’y ait pas de gens qui soient formés ou bien qu’il n’y ait pas de militant.e.s, mais à cause de cette répression de 30 ans les militant.e.s sont parti.e.s ou ils sont ici en France, il y a des milliers de soudanais.es en Europe et ailleurs. Donc sur le terrain on n’a pas beaucoup de militant.e.s. Et n’oubliez pas aussi la situation économique : le Soudan est écrasé par une pauvreté vraiment dure donc la situation n’est pas favorable. Une vision optimiste serait de dire que la révolution a réussi, mais on a encore beaucoup de choses à faire.

C.R. : En septembre 2019 un gouvernement de transition dirigé par Abdullah Hamdock a donc été formé avec à la fois des membres civils et des membres issus du Conseil Militaire de Transition, suivant l'accord passé entre le CMT et la coalition FFC. Qu’est-ce qui a été mis en place par ce gouvernement depuis la Révolution ?

A.M. : Je ne suis encore une fois pas optimiste ! Le pouvoir actuellement est partagé entre l’opposition qui a lutté contre le dictateur pendant 30 ans, mais seulement pour avoir du boulot, un cabinet de ministère et remplacer le dictateur sans avoir un plan clair de développement, d'actions de développement, d'actions de droits de l’Homme, un plan pour rétablir l’ordre national, guérir la mémoire nationale après la guerre, sans programmes de construction, programmes de réintégration, de réinsertion. Tous ces programmes-là ne sont pas mis en place parce que le gouvernement de transition n’est pas arrivé à un accord de paix avec les groupes armés au Darfour, des monts Nuba et du Nil bleu. Ça ne s’est pas bien passé, donc ça ne marche pas bien jusqu’à maintenant. Beaucoup d’obstacles arrêtent tout cela en amont.

Beaucoup de gens ont été déçus par la révolution. Parce que les soudanais.es, pas forcément tous les soudanais.es, mais - c’est pas l’avis de mon parti politique - mon avis personnel c’est que notre comportement social, « fait social », comme Durkheim a dit le fait social c’est très fort, ces normes sociales, les sociétés sont fascinées par les occidentaux et il y a beaucoup de régions, de pays qui considèrent que la solution arrive toujours par les occidentaux. Et Abdallah Hamdok [ndlr : Premier Ministre du gouvernement de transition], il est venu d’Angleterre pour sauver la situation mais il ne comprend pas bien la réalité sociale et comment marche la logique sociale sur le terrain ; il a été absent du Soudan pendant 24 ans, vous voyez. Donc il est très vraiment « gentil » avec les militaires, les soutiens d’Omar el-Béchir. Et il n’est pas quelqu’un de vraiment charismatique. Pour moi il faut un changement révolutionnaire, un changement un peu « brutal ». Le changement c’est pas une chose facile après la révolution.

C.R. : Sous el-Béchir puis sous le Conseil Militaire de Transition, les manifestant.e.s et les membres de la Coalition pour la Liberté et le Changement ont subi une répression violente (arrestations, violences, disparitions, emprisonnements...). La diaspora soudanaise s'est aussi beaucoup mobilisée sur la question des prisonniers politiques. Que sont devenus ces prisonniers aujourd'hui?

A.M. : La révolution a commencé en fait en décembre 2018, ça été prévu, bien prévu. La situation économique était insupportable, ça écrasait beaucoup de gens qui étaient en situation précaire déjà, extrêmement précaire, la richesse était toujours très mal partagée repartie, le pouvoir n’était pas du tout partagé, partout il existait des inégalités sociales, des inégalités économiques. Donc ça a commencé premièrement à Ad-Damazin et après Atbara, dans la très grande région du Nil soudanais. Pour le gouvernement, ça a vite été hors contrôle. Il n’y a pas eu beaucoup de victimes au début. Le gouvernement a dit : « Il faut trouver une solution pacifique et on va faire beaucoup de choses », mais... La Révolution a continué. Après elle s’est centrée à Khartoum, parce qu'au Soudan c’est notre histoire : la chute du gouvernement vient toujours de Khartoum, la capitale. Au final je ne connais pas le nombre exact de victimes, mais il n'y en pas vraiment eu beaucoup dans cette première période [ndlr : avant le gouvernement du Conseil Militaire de Transition] et par rapport à la révolution de 1964, parce que ça a été partout et très massif. Mais le gouvernement a tiré, les forces de sécurité ont tiré pendant deux semaines.

Depuis la chute de Omar el-Béchir, environ 85 % des prisonniers [ndlr: les prisonniers considérés comme politiques] ont été libérés. Même les captifs prisonniers de guerre. Mon frère a été aussi libéré, avec beaucoup de prisonniers qui étaient captifs pendant la guerre.

Pour beaucoup de prisonniers aujourd’hui, la situation par rapport à la liberté personnelle ou la situation sécuritaire sont très mauvaises parce que, c’est logique, de manière générale il n’y a pas beaucoup de mobilisation pour les droits humains. C’est notre « norme sociale » [ndlr : au sens de « fait social »] ; ça ne me plaît pas de le dire mais c’est la réalité. Notre norme sociale n’encourage pas beaucoup les mouvements pour l’égalité, contre les discriminations de genre, la violence domestique, le harcèlement sexuel, contre les violences faites aux femmes, pour les droits humains, des choses comme ça, en tant que mouvement on n’a pas ça, parce qu’on n’a pas de société civile pour ça ; c’est une question d’organisations. Des organisations sociales, comme culture sociale. Nous en Occident, en France ou ailleurs, on parle toujours aux gens en disant qu’il faut mobiliser, qu’il n’y a pas de sensibilisation. Vraiment ça m’agace, mais je vais aller au Soudan, je vais y aller, mais je n'ai pas encore la nationalité française et je ne peux pas y retourner parce que je suis réfugié protégé par la France, je n’ai pas le droit d’aller au Soudan. Mais vraiment il faut agir, il faut mobiliser. Comment ? Ça c’est une grande question. Je dis ça mais ça me fait beaucoup de peine.

On sent bien aussi qu’on a des problèmes « ethniques », il y a aussi une crise identitaire. On a toujours été divisés entre les gens qui disent : « On est africains » et ceux qui disent : « On est arabes et musulmans », donc pour les prisonniers qui sont noirs le traitement est toujours différent, un peu brutal contre les noirs, africains.

Aujourd’hui le problème c’est aussi qu’il y a encore des gens qui étaient au pouvoir sous el-Béchir qui sont dans le gouvernement actuel. Tant qu’Ils sont là, c’est impossible de supprimer l’impunité qu’ils ont. Ils ne vont pas aller en justice.

C.R. : Depuis sa mise en place le gouvernement civil de transition a limogé quelques dignitaires de l’ancien régime qui étaient encore à des postes importants dans l’appareil d’État. Est-ce que le Congrès National Soudanais, le parti de Omar el-Béchir, existe encore ? Est-ce que ses membres sont encore actifs politiquement ?

A.M. : Ce parti a été supprimé par la loi de constitution du gouvernement transitionnel, mais ils ont défié la loi. J’ai vu des gens à la télévision apparaître en disant : « On est les représentants de ce gouvernement et ce gouvernement est aujourd’hui hors-la-loi ; le gouvernement légitime c’est nous, donc il faut encore la révolution pour revenir », comme ça. C’était bizarre parce que jusqu’à maintenant ils sont libres, ils n’ont pas été emprisonnés, ils disaient ça et ils vont encore continuer à le dire…

C.R. : En 2018 et 2019, la diaspora soudanaise en France s’est fortement mobilisée pour soutenir la Révolution au Soudan. Elle a organisé entre de nombreux rassemblements par exemple à Paris, Toulouse, Nantes, Metz, Marseille. Pouvez-vous nous en parler ?

A.M. : La mobilisation contre le dictateur avait commencé même avant mon arrivée en France en 2015. J’étais très actif quand je suis arrivé ici. On était très actifs, on a doublé les efforts pour vraiment continuer sans arrêt. Mais ce qui a aidé, ce qui nous a inspiré à continuer c’est qu’on a vraiment trouvé beaucoup de soutien de français.es militant.e.s, qui manifestaient toujours avec nous. Ça a beaucoup aidé. On est toujours dans la coordination avec les gens à l’intérieur [ndrl : au Soudan]. La dernière fois j’ai entendu un prof à la Sorbonne dire que : « La Révolution soudanaise s’était mobilisée hors Soudan », il a ajouté qu’il avait deux nouvelles expériences qu’il fallait étudier : « les Gilets jaunes et la Révolution soudanaise ». Vraiment c’était intéressant pour moi parce que je suis soudanais et j’étais impliqué dans cette action ; la mobilisation à l’extérieur ça fonctionne bien. Donc c’est vrai, il y a eu une mobilisation à Nantes, Marseille, Toulouse ; à Paris ça a été presque, pas quotidiennement, mais tous les mois ou semaines, donc c’était magnifique, remarquable.

Abdelhamed Mahmoud
Abdelhameed Mahmoud

L’idée c’est de se coordonner entre les pays comme l’Australie, le Canada, les États-Unis, la France et dans l’Union européenne, entre Soudanais.es qui habitent à l’extérieur, à part ceux qui vivent en pays arabes ; beaucoup de soudanais.es vivent en pays arabes, il y en a des milliers en Arabie saoudite par exemple, mais il n’est pas possible de les mobiliser. Donc la mobilisation à l’extérieur peut mettre beaucoup de pression et envoyer le dictateur en prison. Mais la grande mobilisation ça a été en France depuis 4 ou 5 ans. Ça fonctionnait très bien, mais après la chute du dictateur aujourd’hui on ne voit plus beaucoup cette mobilisation pour continuer à soutenir. Parce qu’il y a la possibilité maintenant de faire la même chose à l’intérieur, mais il n’y a pas beaucoup de militant.e.s. On a au moins besoin d’organisations, d’un mouvement de la société civile, de militant.e.s pour mobiliser les gens, pour leur permettre de continuer à se battre pour amener la liberté. Et ça ne marche pas s'il n'y a pas ces organisations à l’intérieur du pays.

Interview réalisée par Cases Rebelles le 28 mai 2020.
Un immense merci à Adbelhameed Mahmoud ainsi qu'à Ibrahim Juba.

  1. la Cour pénale internationale a émis deux mandats d’arrêt contre Omar el-Béchir : pour crimes de guerre et crime contre l’humanité en 2009 puis pour génocide en 2010. []