Terreur et impunité : « Une affaire de nègres », d’Osvalde Lewat.

Publié en Catégorie: LIBÉRATIONS AFRICAINES, LUTTES ACTUELLES

Dans Une affaire de nègres, son sixième documentaire sorti en 2007, la journaliste camerounaise Osvalde Lewat relate, avec patience et gravité, la sanglante existence du Commandement Opérationnel . À travers une série d’entretiens on découvre une unité militaire spéciale qui enleva, tortura, exécuta, à Douala au Cameroun entre février 2000 et avril 2001. Une unité promue – sans gêne et sans ironie – par un régime criminel et corrompu, comme la solution au « grand banditisme ».
Effectivement, à renfort d’hélicoptères, de récits de courses-poursuites et d’articles de presse élogieux, l’Etat avait mis en scène la création du Commandement Opérationnel pour s’assurer l’adhésion de la population ; création qui fut justifiée à ce moment-là par la hausse des cambriolages violents et des escroqueries. Mais les « bandits » recherchés étaient en réalité des hommes simplement livrés par des délateurs envieux ou inconscients, parfois des voisins suspicieux, dénonçant par exemple le vol de petites sommes d’argent. Ou encore par exemple, d’une bouteille de gaz, ce qui coûta la vie aux « 9 de Bepanda ». La réalisatrice s’attarde plus particulièrement sur cette dernière affaire, dont la forte médiatisation au Cameroun et ailleurs à l’époque avait mis en lumière les procédés du dit « C.O. ». Mais pour ce qui est de l’ensemble des crimes, Me Momo, l’avocat des familles des « 9 »,  parle de plus d’un millier de personnes assassinées.

Rigoureux, respectueux, ce documentaire est aussi saisissant de par les faits et l’horreur des violences commises par le Commandement opérationnel. Terrible aussi quand les familles ou un rescapé témoignent à l’écran. Un homme qui a assisté à l’exécution de son fils raconte ; une autre femme, veuve, survit seule avec ses trois enfants. Il n’y a pas eu de justice. Il reste les récits des témoins : les hommes étaient arrêtés de nuit, littéralement enlevés, sans procès verbal ni jugement, puis détenus au camp de la base de la Brigade de Recherche Territoriale (dans le quartier de Bonanjo) ou au camp dit « Kosovo », base du Commandement opérationnel. Ils étaient exécutés de nuit hors de la ville. Au matin leurs corps étaient découverts par la population et enterrés là ou laissés à l’abandon, non identifiés. A l’écran les familles expriment l’extrême difficulté à faire le deuil, sans inhumation, sans corps.

C’est avec une citation de Wolé Soyinka que débute et s’achève le film : « On dit des Africains qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie. […] Ont-ils jamais été prêts pour la dictature ? ». Lewat interroge : que dit un Etat qui exécute en masse des victimes de dénonciation et abandonne leurs corps dans la rue, pourrissant, aux yeux de tous ? Avec un regard parfois dur sur l’apparente résignation du peuple, la journaliste questionne ce qui a permis à la violence extrême du C.O. d’exister, en toute impunité. Les interventions de Me Momo et de l’homme politique Albert Dzongang apportent des éléments de réponse, en dénonçant le régime de terreur imposé aux camerounais depuis des décennies. À mesure que le film progresse, on comprend effectivement que cette unité spéciale créée sur décret présidentiel, était essentiellement un instrument de terreur populiste, une unité criminelle qui sévissait sur délation et dans les quartiers populaires. On ne parle pas ici de militaires hors de contrôle mais bien d’un véritable escadron de la mort, appliquant des consignes données par l’Etat. Dommage que Lewat, tout comme le journaliste interrogé Haman Mana, renvoie quelques fois dos à dos la population et l’Etat ; il est injuste de mettre sur le même plan la possibilité d’opposition des uns et le pouvoir de destruction des autres.
Un  micro-trottoir qui clôture le film montre également  des gens qui se déclarent pour  le retour du C.O et satisfaits de son oeuvre. Démonstration d’amnésie collective? ou d’une terreur qui bride encore la parole dans l’espace public? A l’exception d’un seul « non », ces réponses déroutantes nous ramènent à la réalité présente (de 2007 ici) du Cameroun où le silence sur les crimes d’État reste de mise.
Si aujourd’hui le C.O. n’existe plus, il a été remplacé par la BIR (Brigade d’Intervention Rapide), créée en 2001 pour elle aussi combattre le « grand banditisme » et les « coupeurs de route » aux frontières avec le Nigeria et le Tchad. En réalité, la BIR a aussi servi entre autres à la répression de mouvements de contestation comme à Douala pendant les révoltes de 2008, et a attaqué et torturé des étudiants à Yaoundé en juin 2010.

Au centre du documentaire, l’affaire des 9 de Bepanda, neuf hommes arrêtés dans la nuit du 22 au 23 janvier 2001 au quartier de Bepanda à Douala. A l’époque de leur « disparition » leurs proches avaient prévenu la presse, organisé des marches. Une commission d’enquête indépendante, qui s’est dissoute en chemin, avait tout de même alerté des ONG et institutions internationales. Le 20 mars 2001 l’Etat camerounais ouvrait une enquête sous la pression de l’Europe et de l’ONU1. Mais la parodie de procès qui a suivi, d’avril à juillet, n’a tenu aucun des dirigeants du Commandement pour responsables de l’enlèvement, la torture et l’assassinat des neuf victimes. Et deux des six hommes jugés ont été condamnés à des peines symboliques pour « violation de consigne ». Enfin, la procédure d’appel engagée par Me Momo reste sans suite jusqu’à ce jour. Cependant l’affaire a largement contribué à la dissolution du C.O. en avril 2001. On regrette que la place prépondérante qu’elle occupe dans le film tende parfois à occulter le très grand nombre des autres victimes. Concernant les « 9 », en 2010 l’Etat prétendait dans un rapport à l’ONU qu’ils auraient été vus passant la frontière vers le Nigeria.2. Absurde, abject.
Au fil des interviews, le film montre le découragement des familles face au déni de justice et au mépris des gouvernants, et évoque aussi celles qui se seraient laissés achetées. Treize ans après, le Comité C9 des familles de victimes et leurs soutiens continuent malgré tout d’organiser des commémorations et de se mobilier dans la rue.

 Une affaire de nègres ne réalise pas une enquête précise sur le détail des responsabilités individuelles. De manière générale c’est la responsabilité de l’Etat qui est pointée, et du C.O. dans son ensemble ; hormis un chef de brigade, les individus ne sont pas nommés. Pourtant Lewat nous permet d’entendre une part de la parole des assassins avec l’interview d’un ancien soldat du Commandement. Cet homme répond très directement aux questions de la journaliste sur les méthodes, les ordres donnés et son propre sentiment sur les exactions commises. Scènes de témoignage imprégnées d’une exaltation sanguinaire, où l’homme va même spontanément rejouer les gestes et les mots de mort. Témoignage édifiant, et troublant parce qu’on ne sait si l’homme parle par certitude d’impunité, manque de recul, folie, cruauté, nostalgie, ou tout cela à la fois.

Dans la presse on peut lire qu’aux endroits où étaient découverts des corps, les gendarmes pouvaient forcer voire payer des gens pour les enterrer sur place, dans des fosses communes. Sans chercher à les identifier. Parfois les visages étaient trop abîmés par les balles et les coups3. En 2000 déjà, des organisations de lutte pour les droits de l’homme au Cameroun (ACAT, LCDP, LCDH) publiaient des rapports attestant de la découverte de plusieurs fosses communes et de charniers aux alentours de la ville de Douala4 .

Oswalde Lewat a choisi pour titre une expression de Me Momo qui évoque ainsi le peu d’importance accordé à un massacre qui de part et d’autre ne concerne que des noir-e-s.  Elle dresse le constat de la dévaluation de la vie humaine dans un état post-colonial comme le Cameroun. Encore une fois son regard se tourne vers la population, l’opposition politique et leurs responsabilités. On pourrait également examiner l’héritage colonial d’administration par la terreur et sa continuité dans les deux régimes autocratiques qui ont existé depuis la dite indépendance.

E.H. – Cases Rebelles (avril 2013 – Mise à jour Novembre 2016)

  1. http://www.camer.be/index1.php?art=24598&rub=11:1 Article  du 20.02.2013 []
  2. http://cyrille.ekwalla.over-blog.com/article-commandement-operationnel-les-9-de-bepanda-refugies-au-nigeria-60208891.html Article du 03.11.2010 []
  3. http://www.cameroon-info.net/stories/0,5377,@,commandement-operationnel-ou-machine-a-executions-sommaires.html Article du 29.03.2001 []
  4. http://www.afrik.com/article2532.html Article du 03.04.2001 []