Youcef BRAKNI : « Tout le pouvoir au peuple »

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Photo © La Meute
De Bagnolet à Beaumont, Youcef BRAKNI, figure emblématique et hyperactive du comité Adama, porte son expérience de la lutte, son amour du peuple et une sérénité apparemment inébranlable. ENTRETIEN.
Comment dirais-tu que ton rapport à la question carcérale a changé en militant dans le Comité Adama ?

J’ai toujours eu une expérience vis-à-vis de la prison. En habitant dans un quartier, on a toujours eu des proches, des amis incarcérés, avec des va-et-vient entre la prison et la liberté. On est très familiers avec la prison dans un quartier populaire ; ça fait partie de la vie d’un quartier en fait. On a toujours des amis, etc. qui tombent donc on en fait l’expérience. Par contre, pour ce qui est de la famille Traoré, j’ai vu que c’était vraiment une machine à broyer, tu vois : c’est un outil aujourd’hui comme un autre, comme la justice, comme le Parquet, comme la gendarmerie, etc. pour détruire, briser la lutte de la famille Traoré. Et donc voilà, c’est l’emprisonnement de quasiment tous les frères qui vivaient à Beaumont-sur-Oise. Tous les petits frères d’Assa Traoré sont en prison ou alors l’ont été et sont ressortis. Donc il y en a plus qu’un qui est en liberté parmi ceux qui vivaient à Beaumont-sur-Oise. Pour moi c’est un outil à entraver la mobilisation pour la vérité et la justice pour Adama.

Comment tu décrirais concrètement, matériellement, la manière dont ça affecte l’organisation du Comité Adama, le fait que les frères soient ou aient été emprisonnés ?

Premièrement, ça a un coût énorme. C’est-à-dire qu’il faut payer. Il faut payer les avocats. Les frères n’ont pas de revenus, ils n’ont rien : il faut donner de quoi cantiner, de quoi vivre en prison, il faut envoyer des mandats. Donc c’est un coût énorme. Beaucoup de l’argent récolté va aussi pour les frères et pour ceux d’entre eux qui sont mariés, pour leurs épouses. Aujourd’hui l’épouse de Youssouf est toute seule ; elle se retrouve seule du jour au lendemain, elle ne travaille pas, elle a deux enfants en bas âge. Youssouf a un fils qu’il n’a pas vu, il l’a vu au parloir mais il n’était pas là à la naissance ; ça fait un an qu’il est emprisonné, son fils a un an — il est né en décembre. Aujourd’hui concrètement on est obligé.es de venir en aide, en soutien, pour qu’elle puisse acheter des trucs tout bêtes, pour acheter des couches, pour acheter à manger, on en est là !
Samba, lui, a dû déménager, quitter Beaumont-sur-Oise. S’il peut être libérable, il faut qu’il ne soit plus à Beaumont. Il a fallu lui trouver un autre appartement. Donc on a tout un système répressif qui est terriblement efficace.
En plus, les frères jouaient un très grand rôle dans la mobilisation. Ils jouaient un rôle déterminant, central dans le quartier parce que c’est avant tout une mobilisation locale, c’est une mobilisation qui part du quartier, des amis d’Adama, de sa famille, de ses frères. Et donc Youssouf et Samba, c’était énorme ce que ça représentait en termes de mobilisation. Pour Bagui, ça a été tout de suite l’enfermement, il n’a eu que deux, trois mois en liberté depuis la mort d’Adama. Très vite il a été emprisonné, incarcéré. Donc il restait Samba et Youssouf dehors et tout se faisait avec eux, avec les autres jeunes ; tout ce qui était logistique, les t-shirts, etc. Aujourd’hui on se retrouve « démuni.es », en gros à tout faire, c’est devenu plus compliqué. C’est sûr que c’est une stratégie clairement pensée. Ils savaient très bien le rôle que jouaient les frères dans la mobilisation.
Donc c’est un coût à tous les niveaux : financier, moral, organisationnel.

Toi, personnellement, tu avais déjà eu des problèmes à Bagnolet, comment l’avais-tu vécu ? Aujourd’hui, est-ce que tu te sens un peu menacé globalement dans ce combat-là, est-ce que tu as l’impression d’être exposé ?

Bien sûr. De toute façon, on sait comment ça marche. Au départ, ils s’en prennent à la famille, après ils vont s’en prendre aux soutiens. Il y a déjà eu des cas comme ça auparavant. À Dammarie-les-Lys, il y a eu une grosse mobilisation locale, il y a quand même eu trois morts ; dans une même ville, c’est énorme! Il y a eu aussi des représailles contre les militant.es qui aidaient les familles. Donc nous, on est préparé.es à ça. De toute façon, quand on s’engage comme ça, on sait les risques qu’on prend — sinon il ne faut pas le faire. Il ne faut pas se leurrer, ni se mentir. C’est sûr qu’on s’expose.
Maintenant, à titre personnel, j’ai déjà aussi une expérience par rapport à tout ça. Je n’ai jamais fait de prison, j’y ai toujours échappé. Bon c’est vrai que quand j’étais adolescent, j’ai toujours eu un rapport compliqué comme tous les jeunes, à la police ; j’ai eu des jugements par rapport à ça, des problèmes directement avec la police. J’ai été confronté à ça, j’ai toujours été sauvé un peu, on va dire, par mon parcours un peu atypique parce que malgré tout j’étais quand même un jeune qui faisait des études. À chaque fois les juges étaient étonnés de me voir, et ça déjà quand j’étais très jeune, en 3ème, en 2nde. Et puis ensuite, j’ai fait des gardes à vues plus sur des trucs militants. C’est là que je me suis dit, quand t’es militant ça te protège un peu plus quand même. J’ai vraiment vu les deux façons de faire, le traitement n’est pas du tout pareil. Quand t’es un simple jeune c’est sans pitié dans le commissariat. Les gardes à vue c’est vraiment humiliant.
J’avais quel âge à l’époque ? Je crois que je devais avoir seize ans, j’ai eu une fouille intégralement nu. J’en ai jamais parlé avant. Il y a quelques mois, j’en ai parlé dans un meeting, ça m’est revenu ; pendant le mouvement étudiant, à Tolbiac. J’en ai parlé pour la première fois. C’était quelque chose que j’avais complètement intériorisé : je pensais que c’était normal. Mais quand on connaît ses droits, en fait, on comprend que c’était illégal. On m’a demandé de me déshabiller intégralement, de me pencher, etc. À l’époque c’était humiliant, mais  pour moi c’était la police, c’était ça le fonctionnement normal de la police. Je ne trouvais rien à redire par rapport à ça.
Une fois, j’étais au lycée, on avait fait un mouvement contre le CPE, on se retrouve à plusieurs à se faire arrêter à Montreuil parce qu’on bloquait. Il n’y avait que des blanc.hes, j’étais le seul arabe et moi on m’a menotté au radiateur ! C’est vrai que j’avais une plus grande gueule, je parlais plus, etc., mais on m’a menotté au radiateur. Les profs quand ils sont venus me chercher, ils étaient choqué.es de me voir menotté au radiateur, à l’entrée dans le hall du commissariat de Montreuil. Mes profs ont commencé à me dire : « Non mais faut que tu portes plainte » mais je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient en fait. Je n’étais pas en mesure de comprendre. J’ai dit : « Ouais d’accord je ferai ça » et j’ai laissé passer. Parce que pour moi c’était normal ! Je ne voyais rien d’extraordinaire dans ça. Et c’est vrai que c’est de cette manière qu’on intériorise quand tu es jeune, que tu habites dans un quartier populaire, etc.  ; tu te dis : « Ben c’est le jeu ».
Et donc c’est sûr que moi à ce niveau-là, le fait de militer ça t’aide vraiment à démonter ces choses-là, dire que c’est pas normal et surtout à le dire aux autres ; ce n’est pas un fonctionnement normal, c’est un traitement d’exception.

Ce que tu acquiers dans la lutte au côté de la famille Traoré, au sein du Comité Adama, est-ce que tu as l’impression que tu arrives à le ramener dans ta ville, dans cette histoire d’avant, de ramener ce dynamisme-là, ces apprentissages ?

Oui évidemment. J’ai commencé très tôt à militer à Bagnolet, du coup j’ai toujours été actif, j’ai toujours été militant. C’est d’abord beaucoup de mon expérience que j’ai pu acquérir toutes ces années qui font que j’ai « réinvesti » au service de la famille Traoré. Toute l’expérience que j’ai accumulée au niveau local mais aussi au niveau national, dans différents collectifs de lutte anti-raciste, etc., j’ai tout remobilisé, avec une actualisation — les contextes ne sont pas pareils.
D’ailleurs chaque militant.e qui est venu.e en renfort de la famille Traoré, que la famille Traoré a voulu — parce que c’est la famille qui a décidé avec qui elle voulait travailler, mener cette lutte — a apporté sa spécificité. Et moi c’est clair que tout ce que j’ai appris, accumulé, je l’ai ramené là-dedans. En même temps, le traitement exceptionnel, juste hallucinant qu’il y a autour de la famille Traoré, le traitement judiciaire, policier, de la gendarmerie fait que j’ai appris énormément de choses sur comment marchait le système, jusqu’où il pouvait aller, des choses qu’on pouvait lire dans des livres, que je lisais à l’époque sur des combats aux États-Unis, avec des mouvements afro-américains, en fait ça se passe aussi en France. On n’est pas encore au niveau de l’emprisonnement des figures comme les Black Panthers qui ont pris 40 ans de prison mais on voit quand même la mise en place de toute une législation, de tout un arsenal oppressif pour faire taire les mobilisations, étouffer ; là c’est clair. Du coup, forcément quand je regarde au niveau local c’est clair que je n’ai pas la même force mais je suis beaucoup plus blindé. C’est beaucoup plus facile pour moi de militer au niveau national comme j’ai pu le faire auparavant que de militer au niveau local. Le niveau local, c’est difficile, les gens ne se rendent pas compte ! C’est là que ça se joue vraiment parce qu’en fait t’es une menace pour le pouvoir local, t’es en concurrence directe. Et surtout le pouvoir local fait tout, met toute sa puissance pour qu’il n’y ait pas d’organisation politique dans les quartiers populaires ; ça c’est leur hantise. Les bobos, ils peuvent s’organiser ; les bobos, ils peuvent avoir des organisations militantes, ils peuvent faire des universités populaires, ils peuvent faire des débats, ils peuvent changer la société. Ils peuvent avoir des moments, ils peuvent avoir accès à toutes les salles, avoir accès à tous les espaces de la ville, mais un mouvement de quartier, fait par des jeunes de quartier, qui veulent faire la même chose, qui veulent changer la société selon leur point de vue, qui veulent parler des violences policières, c’est impressionnant ce qu’il faut dépenser comme énergie pour avoir un minimum. Ils préféreront 1000 fois plus avoir de la drogue, du deal, etc., qu’avoir des militant.es, ça c’est évident. Parce que je pense que ça serait une remise en question totale de tout un système. Parce que les quartiers ça vote peu, ça les arrange et pour le peu que ça vote, c’est que des client.es, vraiment des client.es qu’ils peuvent corrompre. Comme ça ils peuvent donner quelques appartements par-ci par-là à quelques familles et ça, ça les arrange, c’est ça qu’ils veulent. Ils ne veulent pas avoir affaire à des interlocuteurs politiques ; s’ils étaient amené.es à nous considérer comme des acteurs politiques, comme par exemple les bobos, les classes moyennes blanches venues de Paris, en fait il faudrait qu’ils changent leur façon de gouverner, qu’ils prennent en compte nos revendications. Un truc tout bête : nous on avait demandé à ce que la médiathèque s’appelle la Médiathèque Frantz Fanon. Moi j’ai des enfants, j’ai envie que quand ils se promènent dans la ville, ce soit une ville à leur image, avec des noms de rues qui nous correspondent aussi. Tu vois, il y a plein de noms de rues italiens à Bagnolet, il y a une grosse immigration italienne. Je trouve ça très bien. Il y a une rue Lénine, je trouve ça très bien. Il y a une rue Karl Marx : très bien ! Ça reflète un héritage, ça reflète une histoire, etc., mais il n’y a pas des noms de rues avec des figures anticoloniales par exemple ou des grands moments, des grandes batailles anticoloniales, tu vois ? C’est cet état de fait qui serait remis en cause. Ça peut paraître anodin mais ce n’est pas rien d’emmener son enfant dans une médiathèque qui s’appelle Frantz Fanon. Parce que ça entraîne des questions : c’est qui Frantz Fanon? D’où il vient? Et hop, on fait de l’éducation populaire. Tu regardes ce qu’il a fait, tu regardes son enseignement, tu regardes son action et du coup, tu refais pareil. C’est ça qu’ils ne veulent pas en fait. Qu’on prenne le pouvoir.

Pour terminer sur cette question de ville et justement ça concerne autant Bagnolet pour toi que Beaumont pour la famille Traoré, qu’est-ce que ça fait d’être attaché, profondément lié à un territoire, une ville où les élu.es se battent contre toi et contre les tien.nes?

Ça crée une tension permanente. Il y a tout le temps ce ping-pong. C’est une ville où je suis née. Au fond, c’est la question de la légitimité. Les gens dans les quartiers ne se sentent pas légitimes à faire de la politique, à interroger le pouvoir local. Ils peuvent être attaché.es à leur quartier mais il n’y a pas cette volonté de le transformer, il n’y a pas cette volonté de s’engager qui dirait : « Ben ouais je kiffe ma ville, mon quartier, etc., du coup je vais faire en sorte que ça s’améliore ». Il y a une sorte de défaitisme, tu vois, de : « Tant pis c’est comme ça ». Mais par contre ils sont attaché.es et ils ne partiront pas. Nous, ce qu’on essaye de dire c’est qu’on ne peut pas accepter ça, on est des êtres humains on a le droit d’être traité.es comme tel.les. Par exemple, nous avons mené une grande lutte sur les ascenseurs. Ça peut paraître rien pour des gens un peu intellos, qui sont en mode : « Nous on est sur la théorie » ; j’ai envie de leur dire : « Mais vous comprenez rien en fait! » C’est ça qui est essentiel. Tu pars de l’ascenseur et à partir de là tu déroules toute une série de trucs. Une fois que les gens sont habitués dans une lutte, tu peux plus jamais les faire rentrer dans une case ! Ils y ont pris goût parce qu’ ils ont compris qu’ils pouvaient changer leur vie, qu’ils avaient un pouvoir.
J’aime bien le slogan des Black Panthers qui dit : « Tout le pouvoir au peuple ». Le peuple, à partir du moment où il a compris qu’il pouvait se mettre en marche, c’est terminé!

Sur les ascenseurs, on a réussi à obtenir cette victoire en sachant que ces ascenseurs sont dans des tours de 18 étages. Il y a des enfants qui ne sortent pas depuis 3 ans, t’as des gens qui sont en chaise roulante, t’as des vieux ils ont 80 piges, ils peuvent plus sortir ! T’as des gens qui sont obligés de calculer leurs courses au poids parce qu’ils savent qu’ils vont faire à pied, c’est pas possible ! Au quotidien, ça vous pourrit la vie ! Tout ça, il faut le changer et à partir de là, vous allez devoir tout changer, vous allez voir que vous méritez mieux, que vous avez le droit et ce n’est pas une fatalité. Qu’on n’est pas des parasites, on n’est pas des gens illégitimes. Et qu’on a le droit de transformer nos vies.

Entretien réalisé par Cases Rebelles le 30 janvier 2019.
Crédit photo : Graine/La Meute

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