Depuis mille ans, j’héberge une île. Je n’ai pas eu le choix, à vrai dire. Elle m’habitait bien avant que mon corps ne m’habite. Je lui disais : Vas-y, fous le camp avec tes volcans mal éteints. Je lui balançais du gros sel. Je ne voulais pas d’elle. Je voulais London, la lune. Je voulais loin et des territoires sans papa ni manman. J’ai parlé une autre langue, j’ai ricané. J’ai mis des culottes noires à l’envers pour ne pas qu’elle vienne me sucer dans mon sommeil ; et j’ai effacé toute trace en marchant dos au temps, balai à la main.
La parole est directe et jouissive. Le cri est poétique, narratif. Et il emporte…
C’est une île par dépit, un petit dehors où j’entre à reculons.
D’un trait. Comme un sec. C’est comme ça qu’on a pris le livre. Avec la brûlure, le frisson, et le petit rictus au niveau du visage.
D’abord, c’est un peu drôle ce « retour au pays prénatal » après l’échec amoureux. C'est pas drôle en soi, mais quand on l’a vécu soi-même ça fait sourire. Voilà donc la narratrice larguée, endolorie, groggy venue retrouver du sens en Martinique.
Ce n’était ni London, ni la lune. Ce n’était pas loin.
En 60 pages elle va donc tenter de le retrouver, le sens. Elle va tenter de faire quelque chose d’elle-même, d’accorder ses pas à cette île qui – veut ou veut pas - est la sienne aussi. C’est beau, honnête, fébrile. Ça résonne Le cahier de Césaire d’une manière revendiquée mais subtile.
Se ressaisir de la Martinique donc à sa façon, dans un cri lapidaire, outrancier et provocateur, dans une danse pour se trouver, renaitre à soi-même, avec du bonheur, de l’amour.
Et moi ? Tu m’as connue ?
Dansons.
Dansons mon nom. Je suis Martinique, à présent. Je suis pagaille de bras, de jambes, de cœurs, d’éclats d’os ? Pagaille d’un cri qui fait belle figure.Mais le jour d’après danser, le bobo refait surface. La pagaille écorchée reste sanglante sous le pansement. La pagaille implore Lawo, le monsieur tout là-haut. Elle implore une tante qui vient de monter là-haut, implore Machin-Truc, demande : Pardon-pitié-siouplé Lawo, fais ça pour moi Lawo, pitié-siouplé, une faveur pour sortir du noir, vivre de ma belle vie si d’autres meurent de leur belle mort.
L’enjeu est donc double. Trouver le bon rythme, le bon accord avec la Martinique, « pays pré-natal », ce pays chez soi/pas chez soi que la narratrice a refusé en quêtant d’autres ailleurs, d’autres langues. Et retrouver l’amour, le pourquoi du désamour, étreindre et éteindre la douleur.
À la perte de sens va répondre le rêve de révolution de 2009 et l’échec à la clé plié en 38 jours qu’on ne voit pas passer. L’envolée et la redescente capturent bien le caractère vertigineux du mouvement social. D’autant plus dans ce lieu submergé par le journalisme tropicalisant, où l’illusion mensongère qu’il ne s'y passe jamais rien politiquement rend la grève faussement exceptionnelle.
Maintenant que les capitaines sont ligotés, maintenant que l’utopie tient la barre, quel cri fera le monde ?
Le texte vibre bien en tous cas de ce qui est aujourd’hui un sacré morceau d’histoire, de cette coïncidence de la quête et de cette révolution… reportée.
L’ici-dans s’enfuit une fois de plus. L’ici-dissident s’envole. Il cavale sur le bitume, traverse un caniveau et bute contre une poubelle.
Demain, la voirie.
Demain, plus rien.
Demain, un tricot rouge en serpillière sur un balai.
Demain, un désir d’être tout à coup blanc.
Demain, marchandage, profitation, exploitation.
Demain, soldes ! Soldes monstres !
Demain, deux pour le prix d’un. A ce prix-là, prenez-en trois !
Demain, comme avant.
Malheureusement le texte résonne aussi Césaire dans son besoin de juger, de peser avec des mots définitifs : du coup le mouvement de 2009 est vécu comme un échec de plus. La voix est moins surplombante, heureusement… Comme il est paradoxal encore aujourd’hui de juger une révolution en s’inspirant de Césaire, ce héros « libérateur » qui écrivit la révolution en prenant bien soin de ne jamais tenter de la faire.
On regrette aussi l’insularité narcissique d’un texte qui malgré le « solitude » dans le titre, malgré « 2009 », trouve moyen de ne jamais mentionner l’île sœur qui commença la grève, la Guadeloupe.
Là où le texte sombre un peu c’est dans la vulgarité illusoirement transgressive, couplée aux clichés hétérosexistes convenus et teintés d’homophobie : « une larme n’a pas de fond et même au masculin, la Martinique se fait enculer ». « Mes hommes en cravate – eux qui se sont défroqués pour plus d’assimilation – en auront-ils encore assez pour se relever et ne plus restés baissés, cul en l’air, pour une banane et un centime d’Europe ? ». Le « couilles-coupées » pour cou-coupé.
Ces visions éculées d’émasculation ou de sodomisation des hommes comme marques de la domination et de l’assimilation, manquent grave de déconstruction linguistique et sociologique. Et ça éjecte du texte. Quant à la rhétorique de dévirilisation par le chlordécone, du fait du taux record de cancers de la prostate que le produit entraine, bof…
Dans le même ordre d’idée il y aurait à dire sur l’image de femmes antillaises dominantes qui est un peu vendue ici, sur la base du vécu personnel. On voit bien le désir sincère de la narratrice de comprendre son rapport aux hommes mais l’analyse superficielle cliché reflète trop l’agressivité supposée de la « femme noire forte ». Si les sociétés antillaises sont fondamentalement matrifocales, l’absence ou l’effacement des hommes n’y perturbent pas l’expression assez épanouie du patriarcat. Partie de l'intime, l'auteure passe à la surface des choses et aux analyses sociologiques à l'emporte-pièce. Elle en tire une proposition fondamentalement problématique et peu originale (la Martinique va mal parce que les hommes se laissent déviriliser), sans pour autant questionner les sources de ce qu'elle semble identifier comme des modes agressifs d'être femmes.
Vous l’avez compris sur le volet sexe/genre/rapports hommes-femmes, Véronique Kanor nous ennuie pas mal.
Mais tout comme la narratrice cherche la fin de la douleur et l’amour, le texte cherche une forme de résolution et des réponses donc, dans un espace bien trop réduit pour ça. Du coup ces réponses aplatissent le réel et de toute évidence le féminisme est en vacances.
Au final cela ne condamne pas le texte. Cela ne tue ni la poésie, ni le souffle. Mais il met bien à distance la complexité collective, signe sans doute qu’il y aura encore beaucoup de « solitudes »...
K.D._Cases Rebelles (septembre 2016)