Des forces réactionnaires n°14 : Pierre Poujade et le poujadisme

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DES FORCES RÉACTIONNAIRES n°14 : Pierre Poujade et le poujadisme

Dans la série Des forces réactionnaires on se propose de vous parler de groupes, d'événements, de mouvances, d'idéologies réactionnaires en France ou liés à la France, en partageant également des ressources accessibles.

Série | Des forces réactionnaires

Par Cases Rebelles

Décembre 2022

Dans ce 14e volet de notre série Des forces réactionnaires, il est question de Pierre Poujade et du poujadisme.

L’histoire du papetier-libraire Pierre Poujade, héros des boutiquiers, tribun, champion des « petits face aux gros », s’ancre à Saint-Céré dans le Lot où il naquit en 1920. C’est là que, le 21 juillet 1953, il organise une action pour s’opposer avec un grand nombre de confrères aux trois agents polyvalents venus effectuer des contrôles fiscaux.

À l’époque, ces contrôles sont particulièrement impopulaires chez les petits commerçants pour plusieurs raisons. C’est d’abord une démarche extrêmement intrusive puisque les polyvalents viennent occuper l’arrière boutique et exigent de voir les livres de compte qui seront minutieusement épluchés. Or, souvent, les petits commerçants tiennent leur comptabilité de manière plutôt approximative voire n’en tiennent même pas du tout, puisqu’ils n’ont pour beaucoup pas de comptable. Le contexte économique est par ailleurs difficile pour le monde de la boutique. À l’époque, après l’élan trompeur de l’après-guerre immédiat, cette petite bourgeoisie commerçante est en grande difficulté face à la modernisation et l’essor d’autres types de commerces comme les magasins à succursales multiples. Déjà fragilisé, ce monde est d’autant plus mis en danger par ces contrôles. Et il se trouve que le gouvernement Pinay , du nom d’Antoine Pinay, Président du conseil de centre-droit de mars à décembre 1952, a durci les sanctions en cas de manquement, que ce soit à la tenue des comptes de la manière exigée par l’État ou au paiement de l’impôt.

L’action lancée en 1953 par Pierre Poujade est un succès. C’est ensuite tout un mouvement de protestation, de révolte fiscale sectorielle, qui s’enclenchera sur le modèle de Saint-Céré. Un contrôle est annoncé, les collègues commerçants et artisans se mobilisent en nombre et débarquent pour empêcher la présentation des livres de compte. Dans une interview, André Périnet, poujadiste, raconte alors que la violence n’était que « verbale ». Il ajoute : « On pourrait parler d’un monsieur de Seine et Marne qui s’est retrouvé un jour tout nu dans la foret de Fontainebleau. Enfin c’était pas des violences physiques... pour rigoler ». [1] Il s’agit essentiellement d’un mouvement de la France rurale et des petites villes, mais certaines régions, comme le Nord de la France, ne seront jamais touchées. Il faut dire par ailleurs que l’opposition à contrôle fiscal n’est pas une invention de Poujade ; de telles actions existaient auparavant.

Quelques mois après l’acte fondateur de Saint-Céré, le 29 novembre 1953 Poujade lance officiellement l’UDCA, Union de défense des commerçants et artisans, syndicat corporatiste dont le symbole est le coq gaulois. Aux élections à la Chambre de commerce du Lot, le 6 décembre, c’est le succès pour Poujade. La président de la chambre dénonce la collusion de Poujade et des communistes — une réalité qui témoigne de la coloration politique du mouvement à ses débuts. À l’aube de 1954, les départements voisins sont gagnés par le mouvement. Mais, tant à la réunion du Vel ‘hiv de juillet 1954 qu’au pré-congrès d’octobre, Poujade est mis en difficulté, critiqué, notamment sur sa gestion, et des délégués quittent l’union. Le premier congrès national se tient en novembre 1954, à Alger ; un choix qui fait accord avec les positions colonialistes de Poujade dont la belle famille vit d’ailleurs en Algérie. À son répertoire anti-fiscal celui-ci ajoute désormais un discours raciste, antisémite, anti-parlementariste contre les « trusts apatrides » et des positions pro Algérie française. S’appropriant également le registre révolutionnaire historique, il appelle à la tenue d’états-généraux et à la refonte du régime. C’est d’Algérie que sera lancé le journal Fraternité française, « tribune de Pierre Poujade ». Poujade sortira fortifié du congrès. Mais l’UDCA à l’époque ne touche qu’entre 30 à 35 départements. Débute alors une phase de développement national.

Le 14 juin 1954, le gouvernement Laniel tombe suite à un vote de confiance à l’Assemblée nationale sur la guerre en Indochine. Pierre Mendès-France devient Président du conseil. Est voté à l’Assemblée l’article 5 de la loi des finances du 14 août 1954 qui sera connu sous le nom d’« amendement Dorey » : cet article prévoit des peines d’emprisonnement pour les personnes s’opposant aux contrôles fiscaux. Son abrogation devient rapidement une revendication majeure du poujadisme. Mendès-France devient la cible numéro 1.

D’où trois thèmes peu apparents dans la période antérieure : antisémitisme (que M. Poujade atténuera par la suite, mais qui s’exprime avec vigueur en janvier 1955) — défense de l’alcool (« Mendès-Lolo ») — défense de la France d’Outre-Mer et surtout de l’Afrique du Nord que la « clique Mendès » se prépare à « brader ». [2]

Il est, avec Henri Ulwer, ministre du Commerce et de l’Industrie, l’objet de saillies antisémites de Poujade qui l’interpelle par exemple avec des : « Si vous aviez une goutte de sang gaulois dans les veines. » Mais tout cela n’est pour le tribun que du patriotisme. Le 21 janvier 1955 un groupe parlementaire reçoit une délégation de l’UDCA. Le 24 janvier le mouvement organise une manif parisienne qui sera couronnée de succès puisqu’on estime qu’il y a eu entre 130 000 et 200 000 participants. Le leader du mouvement y fait résonner des slogans pour la grève de l’impôt et le retrait des fonds des caisses publiques et privées. Début février 1955, c’est la chute du gouvernement Mendès-France. Lui succède le gouvernement d’Edgar Faure. Le 18 mars 1955, Poujade organise une manifestation devant le Palais Bourbon ; il y pénètre avec une vingtaine de ses partisans. Le jour même, l’amendement Dorey-Ulwer est abrogé. Il s’avère que la crise poujadiste a poussé depuis l’été 1954 un mouvement d’allégement de la pression fiscale directe sur les commerçants et des artisans qui s’opère avec plus ou moins de discrétion, pour ne pas avoir l’air de céder au mouvement.

Le poujadisme traverse ensuite le creux de la vague pour quelques mois et qui mène, pour une part, vers une radicalisation :

La fin du mois d’août et le mois de septembre 1955 correspondent à une radicalisation accentuée du mouvement Poujade, qui se traduit par des actions insurrectionnelles et activistes en Charente-Maritime et en Eure-et-Loir. L’aggravation des relations entre l’UDCA et l’État s’accentue avec les poursuites judiciaires exercées contre le mouvement, et avec la condamnation de militants et de responsables. Ce processus porte en lui l’augmentation de la virulence du discours poujadiste à l’égard du régime et de ses représentants. Les trois événements majeurs du cycle sont le pillage de la perception de Léoville, en Charente-Maritime, le 22 août 1955, les émeutes de Chartres du 21 septembre, les manifestations de La Rochelle du lendemain, immédiatement suivies par le pillage des perceptions voisines d’Aigrefeuille et de Pont-l’Abbé-d’Arnoult. [3]

Dans Fraternité française, on se répand abondamment et violemment sur le sujet de la colonisation en Afrique du Nord et de l’Empire ; le sujet occupe une place de premier plan. D’autre part le mouvement s’achemine vers le champ politique traditionnel, après l’avoir pourtant abondamment critiqué. Des dissidents reprochent d’ailleurs à Poujade d’avoir transformé l’UDCA en mouvement politique. Il est accusé aussi de malversations... Les tentatives faites par le mouvement poujadiste en direction des milieux ouvriers se soldent surtout par des échecs puisqu’elles se heurtent au solide barrage des syndicats ouvriers. La dissolution de l’Assemblée nationale est annoncée le 2 décembre 1955 par le gouvernement Edgar Faure. L’UDCA va mener une campagne éclair basée sur le seul slogan « Sortez les sortants » et un réseau solide de terrain : le 2 janvier 1956, les élections législatives font élire 52 députés poujadistes au Palais-Bourbon, regroupés en l’UFF, Union et fraternité française ; 11 seront invalidés. L’électorat est essentiellement rural ; artisans, petits-commerçants, agriculteurs, pro Algérie française, etc.

Dans sa course à la conquête de l’Assemblée, Poujade a placé sur ses listes deux jeunes officiers fraîchement revenus d’Indochine qui lui ont été présentés par le responsable d’une organisation d’anciens combattants d’Afrique : Jean Marie Le Pen et Jean-Maurice Demarquet. D’abord militant du RPF (Rassemblement du peuple française), Demarquet porte ensuite l’étiquette Rassemblement national français de Tixier-vignancourt. Après leur rupture avec Poujade, lui et Le pen fondent le Front national des combattants. Pour ce qui est des autres figures explicitement d’extrême droite, on y retrouve Tixier-vignancourt lui-même, Jacques Isorni et Dides. Le Pen, élu, deviendra à 27 ans l’un des plus jeunes députés de France. Mais Poujade qui n’a pas souhaité se présenter est vite amené à comprendre qu’il lui est difficile de garder la main sur son groupe alors qu’il ne siège pas à l’Assemblée. Les élus poujadistes se distingueront plus par leur pouvoir de nuisance que par leur efficacité puisque rien, ni mesure, ni loi, issues du groupe, n’aboutiront. Les députés poujadistes démissionnent, deviennent indépendants ou se fondent dans la masse. C’est la fin du mouvement. Un grand nombre des poujadistes du courant « Algérie française » s’investiront dans l’OAS.

Les racines de Poujade

Il est de bon ton de questionner la dimension d’extrême-droite de Poujade et du poujadisme. Pourtant, son parcours politique laisse peu de place au doute. En effet, à la fin des années 30, on le retrouve dans l’organisation de jeunesse du Parti populaire français de Jacques Doriot (voir Des forces réactionnaires n°3, sur notre Instagram pour l'instant). En 1940, il est maréchaliste et appartient à l’organisation vichyste des Compagnons de France, dont il reprendra l’emblème du coq pour l’UDCA. Il rejoint Alger en 1942, puis le Royaume-Uni où il s’engage dans la Royal Air Force. Il s’agit donc d’un homme imprégné par à la fois Pétain et De Gaulle ; avant de lancer son mouvement il est d’ailleurs élu du parti gaulliste, le RPF.

L’idéologie de Poujade

Le corporatisme : L’assise du mouvement, c’est le refus de l’impôt sur une base corporatiste d’où on peut déduire plusieurs éléments. Cette opposition fiscale est antisociale puisqu’il s’agissait d’une dénonciation petite bourgeoise de l’État-vampire, non pas au nom de la collectivité, des masses, mais d’une petite classe, promise en temps normal aux satisfactions du capitalisme et néanmoins menacée à cette époque par des transformations de grande ampleur. Le mouvement des bonnets rouges emmenés par des petits capitalistes contre l’écotaxe fut sans aucun doute un mouvement poujadiste : « Le poujadisme désigne un mouvement d’essence petite-bourgeoise qui vise à préserver un statu quo dans le cadre de la société capitaliste. » Le corporatisme ici s’accompagne d’un discours qui prétend être transpartisan. Pierre Poujade répète à qui veut l’entendre que c’est en discutant avec un élu communiste, petit commerçant qui devait être contrôlé, que l’action de Saint-Céré a été lancée. Cet ancrage flou politiquement permet le développement du mouvement avec l’appui des forces de gauche, notamment communistes, avant qu’advienne une rupture violente en octobre 1955. Mais cela permet aussi au poujadisme de compter dans ses rangs des naïfs qui n’imaginaient pas que le syndicat finirait par « faire de la politique ». Croire en l'approche apolitique au profit d’un axe de lutte unique ou de quelques revendications ciblées expose inévitablement, dans la mesure où on renie l’analyse de classes, à la manipulation et constitue une brèche pour les populistes et complotistes, comme on a pu le constater pour les Gilets jaunes ou les mouvements contre l’obligation vaccinale. De fait, à l’UCDA se retrouvent des personnes avec des situations sociales extrêmement différentes. « Le poujadisme affirmait, par exemple, une sorte de troisième voie sociale qui ne serait ni prolétarienne, ni bourgeoise, ce qui est caractéristique du fascisme. »  [4]

Quels sont les éléments qui permettent d’identifier le populisme chez Poujade ? Dans ses éléments de langage, ses analyses, on note d’abord le recours aux slogans et mots d’ordres simplificateurs du type « les petits contre les gros ». D’ailleurs, la désignation des contrôleurs des impôts par l’expression « gestapo fiscale » est un signe grossier de ferment fasciste, tant de telles expressions portent en elles le germe révisionniste. Poujade décidera également d’intituler son livre J’ai choisi le combat (1955), ce qui après Mein Kampf est a minima de très mauvais goût, à si peu de distance dans le temps. Poujade revendique également un patriotisme adossé à une vision historique grossière, fortement teintée de nostalgie, faite de « nos ancêtres les Gaulois », la jacquerie, Jeanne d’Arc, les États-Généraux de 1789, la résistance, etc. Par son sens de la formule, de la mise en scène, de sa propre narration, il est évident que Poujade entend s’inclure dans ce roman national mythologique. Et le culte de la personnalité est aussi l’une des marques du mouvement. La binarité d’opposition se construit dans l’opposition de Paris et des parlementaires à la « vraie France ». Déconnecté du peuple, le Parlement est considéré l’instrument de « la dictature de l’administration et des puissances d’argent ».

Pierrot, les manches retroussées, tribun du peuple rubicond, fait un tabac dans chacune de ses réunions en parlant dru : Nous sommes gouvernés par une bande d’apatrides et de pédérastes. Ce n'est pas à notre honneur. Vous en riez tous, mais il vaudrait bien mieux pour nous gouverner un vrai commerçant, un bon métallo, un bon charcutier. (Applaudissements.) Ils ne seraient pas polytechniciens, mais sains de corps et d’esprit... Nous sommes au bord d’un gouffre encore plus effrayant qu’en 1940, et si nous avions des vertèbres, nous devrions donner à la France un gouvernement de gens qui aient des gueules de Français, et si nous perdions l’Union française, notre planche de salut, la France serait foutue, un pays de troisième zone (Interruption : « À condition qu’il n’y ait pas de Juifs! » )... Cela dépend de vous, il faut faire un État fort. Ils sont les premiers à foutre la pagaille dans ce pays. [5]

On peut voir également ici le virilisme à l’œuvre chez Poujade. De fait, dans les actions poujadistes, il n’y avait aucune femme. Tout entier tourné vers la famille dans sa version la plus réac, le poujadisme leur réservait une place strictement subalterne. Cet antiparlementarisme virulent de droite a une certaine parenté avec les ligues qui marchèrent sur Paris. L’invocation d’états-généraux comme solution miracle de consultation permettant de faire table rase n’est pas sans rappeler le plus contemporain RIC (referendum d’initiative citoyenne) qui sera brandi pendant le mouvement des gilets jaunes. L’expression antisémite de Poujade, qui considère les juifs comme n’étant pas français, varie au cours de sa courte carrière mais elle a été globalement toujours présente. C’est d’ailleurs le premier mouvement antisémite de l’après-guerre. LICA et MRAP n’ont eu de cesse de dénoncer ces propos. Suite à une plainte du MRAP, il est condamné en novembre 1963 pour des propos parus dans Fraternité française. Quant aux expression de type « trusts apatrides », on les retrouve aujourd’hui dans les imaginaires complotistes et d’extrême-droite actuels. L’ultime prise de position poujadiste dans l’histoire restera sans aucun doute ses positions colonialistes jusqu’au-boutistes en faveur de l’Algérie française. Malgré sa confusion, on peut verser au « crédit » du poujadisme d’avoir relancé après-guerre une extrême-droite, restée jusque là décrédibilisée par ses affinités avec l’Allemagne nazie. L'esprit poujadiste par la suite s'est manifesté et réincarné dans des syndicats fortement inspirés de l'UDCA, la CDCA et le CIDUNATI.

SOURCES :

[1] « Le mouvement Poujade, ''Sortez les sortants !" », dans Affaires sensibles, franceinter.fr, 9 janvier 2017. ▶ https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/le-mouvement-poujade-sortez-les-sortants-3133217

« Le poujadisme, une révolte », dans Concordance des temps, franceculture.fr, 12 janvier 2019. ▶ https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/concordance-des-temps/le-poujadisme-une-revolte-4434774

[2] Touchard Jean. Bibliographie et chronologie du poujadisme. In: Revue française de science politique, 6ᵉ année, n°1, 1956. pp. 18-43. ▶ https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1956_num_6_1_402674

[3] Souillac, Romain. « Chapitre 3. Le durcissement insurrectionnel (août-novembre 1955) », , Le mouvement Poujade. De la défense professionnelle au populisme nationaliste (1953-1962), sous la direction de Souillac Romain. Presses de Sciences Po, 2007, pp. 109-125. ▶ https://www.cairn.info/le-mouvement-poujade--9782724610062-page-109.htm

[4] « Poujadisme et ''socialisme français" », par Zeev Sternhell, lesmaterialistes.com, 17 novembre 2013. ▶ http://lesmaterialistes.com/poujadisme-socialisme-francais

« Pierre Poujade, l’homme qui lança Jean-Marie Le Pen dans la politique », par Gérard Delaloye, letemps.ch, 9 avril 1998. ▶ https://www.letemps.ch/opinions/pierre-poujade-lhomme-lanca-jeanmarie-pen-politique

[5] « Les Français et la tentation antiparlementaire (1789-1990) », par Michel Winock, lhistoire.fr, n°137, octobre 1990. ▶ https://www.lhistoire.fr/les-fran%C3%A7ais-et-la-tentation-antiparlementaire-1789-1990