Des forces réactionnaires n°6 : le discours afropessimiste

SÉRIE

DES FORCES RÉACTIONNAIRES n°6 : le discours afropessimiste

Dans la série Des forces réactionnaires on se propose de vous parler de groupes, d'événements, de mouvances, d'idéologies réactionnaires en France ou liés à la France, en partageant également des ressources accessibles.

Série | Des forces réactionnaires

Par Cases Rebelles

Février 2023

Notre cycle sur les forces réactionnaires se poursuit et on a décidé aujourd'hui de vous parler des tenants et des aboutissants du discours afro-pessimiste/afropessimiste. Il n'est pas question ici du courant de pensée étasunien porté par des penseur·euse·s comme Frank Wilderson III, Saidiya Hartman, etc.
Les origines

Même si le terme « afro-pessimisme » serait apparu pour la première fois dans un article du Monde de janvier 1987 sous la plume de Michel Aurillac, les discours au cœur de cette idéologie s’inscrivent dans une continuité séculaire visant à justifier l’entreprise coloniale. Aurillac, alors ministre de la coopération de Jacques Chirac, fustige d’abord l’afro-pessimisme :

À la loterie des fléaux contemporains, le tirage au sort réserve les plus mauvais lots aux Africains : la faim, la sécheresse, les criquets, les explosions volcaniques, le SIDA, les guerres, l'endettement... Entre tous ces maux, il n'en est pas de moindre. (… ) En évoquant le déclin irrémédiable de l'Europe, on a parlé d'euro-pessimisme. Il est à craindre que les difficultés persistantes de l'Afrique et les perspectives peu encourageantes de l'économie mondiale ne favorisent un climat d'afro-pessimisme.

Mais s’il le fait, c’est pour défendre la politique néolibérale que la France compte poursuivre sur le continent africain :

Refusant aussi bien la commisération que le fatalisme, le ministère dont j'ai la charge a défini de nouvelles orientations et il s'est donné de nouveaux moyens pour mener une politique de coopération créatrice de richesses et tournée vers des projets productifs. Il s'agit notamment de faire appel à l'initiative privée, au partenariat d'entreprise, pour faire naître le tissu industriel de petites et moyennes entreprises qui est le point de départ obligé du développement économique.

Sur quels clichés le discours afro-pessimiste s’appuie-t-il ?

- Démographie incontrôlée et irresponsable (des États et des individus) ;
- Continent caractérisé par la pauvreté, la famine, les maladies et les conflits fratricides prétendument incompréhensibles ;
- Incapacité des États africains à gouverner ;
- Inaptitude atavique des africain.es à la démocratie.

Ces discours s’accompagnent d’un silence sur la prédation et l’extractivisme des occidentaux, les politiques néo-coloniales, notamment le soutien aux autocrates, le rançonnage des États au travers des dettes, la mainmise sur le système bancaire et monétaire par le franc CFA, etc.

Ces discours modernes qui se développent après les indépendances plongent leurs racines dans les représentations de l’Afrique comme le « dark continent » à coloniser et civiliser ; réactualisés, ils déplorent l’échec de l’entreprise civilisationnelle et appellent à de nouvelles formes d’intervention et de captation. L’idée d’un retard historique, essentialisée dans la période de conquête, est renforcée et consolidée, post-indépendance, par la sanction définitive de l’incapacité des peuples noirs à rattraper le train du progrès, tel qu’énoncé par l’Occident. L’Afrique se retrouve donc prise dans l’étau de deux arguments du discours négrophobe : celui d’un sous-développement atavique, d’une part ; celui de la nécessité de politiques « d’aides au développement », d’autre part. Non seulement ici l’idée même de développement impose une vision eurocentrée et capitaliste de l’évolution des États, mais elle permet de masquer aussi le pillage effectif des ressources du continent.
En France, les médias, les politiques et les ONG sont les principaux vecteurs de ces discours apocalyptiques.

Si on analyse par exemple les discours et théories qui ont circulé quant à l’épidémie du VIH/Sida, on sait que l’Afrique et les personnes noires ont été désignées comme le foyer pathologique à partir duquel ce fléau s’est propagé au reste du monde. Les hypothèses les plus choquantes, issues parfois du monde scientifique, concernant l’apparition du VIH/Sida impliquaient des personnes africaines noires et mobilisaient le registre de pratiques sexuelles monstrueuses, pour expliquer l’origine de la transmission du virus aux êtres humains.

Ancien journaliste au Monde et à Libération, Stephen Smith, aujourd’hui professeur d’études africaines aux États-Unis, est l’un des passeurs les plus médiatisés de ce idéologie afro-pessimiste. En 2002, il publiait Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt. Dans ce livre, il dépeignait un continent où les populations se « bouffent » entre elles, se complaisent dans l’assistanat et la dépendance vis-à-vis de l’Occident.
L’afro-pessimisme se décline aussi depuis des décennies dans les discours étatiques français. On se souvient du discours raciste de l’ancien président Nicolas Sarkozy à Dakar, à l’Université Cheikh Anta Diop en 2007 devant une assemblée d’étudiant.es, d’universitaires et de politiques, déclarant que l’« homme africain » n’était pas assez « entré dans l’Histoire ». Il attribuait aux populations noires une appréhension du monde infantile, primitive, cyclique, traditionnelle. À l’opposé d’une civilisation occidentale dont l’Histoire se caractérise par la recherche du progrès et le passage à la modernité.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.
C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.
C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine.
Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.

L’obsession pour la natalité et la démographie est l’une des clés de voûte du discours afro-pessimiste. En 2017, lors du sommet du G20, Macron déclarait : « Quand des pays ont encore aujourd'hui sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d'y dépenser des milliards d'euros, vous ne stabiliserez rien. » Sur le mode paternaliste et culpabilisant, l’actuel président français appelait implicitement à un contrôle du corps des personnes africaines noires, de leur sexualité, au nom d’une prétendue incapacité à maîtriser leur santé reproductive ainsi qu’à élever correctement des enfants. L’un des soubassements de ce discours raciste, c’est l’idée d’une sexualité noire monstrueuse, débridée, qui fut produite durant l’esclavage. Tous ces discours, soutenus par les fantasmes d’invasion migratoire et de menace raciale et civilisationnelle, sont des outils de légitimation de différentes politiques racistes malthusianistes, eugénistes : contrôle des naissances, privation d’accès aux soins par les politiques criminelles des brevets, stérilisations forcées et différentes pratiques d’adoption coloniale et de déportation d’enfants.
En 2018, Stephen Smith récidivait avec un livre jouant sur la thématique de l’invasion migratoire et alimentant le fantasme raciste du grand remplacement : La ruée vers l’Europe.

Une machine à renforcer l'exploitation et les violences racistes par les forces armées

Dans la mesure où ces discours essentialisent, racialisent pour masquer les dispositifs structurels d'exploitation néocoloniale, il n'est pas étonnant qu'un large spectre de la classe politique de la gauche à l'extrême-droite s'y retrouve. De fait, les forces de droite dure et d’extrême droite, qui sont particulièrement friandes des fondamentaux du discours afro-pessimiste, ont toujours été omniprésentes dans les coups tordus de déstabilisation et de pillages de la politique françafricaine. Qu'il s'agisse de Foccart, du SAC, de Bob Denard, des Le Pen, de Bernard Houdin (ancien du GUD), Claude Hermant et quantité d’autres — intrigants, mercenaires, barbouzes, etc. — l'Afrique est tant un terrain d'enrichissement que d'exaltation de la suprématie blanche sur fond de violences armées et de corruption des élites africaines. Les extrêmes-droites françaises sont historiquement pourvoyeuses de mercenaires, s'offrant sur le continent des orgies de violence négrophobe,  grassement rémunérées qui plus est ; quand ce n'est pas l'armée française elle-même qui joue à la guerre sur le continent, couverte par des discours interventionnistes afro-pessimistes. L'implantation du groupe Wagner sur le continent s'inscrit dans le même esprit ; le seul élément de rupture c'est que ces forces violentes là proviennent de Russie.

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Quelques ressources :
François-Xavier Verschave - Négrophobie
Où va la fausse science - À propos de : Stephen Smith, La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset
Comment se fabrique un oracle, la prophétie de la ruée africaine vers l’Europe – François Héran
La déraison raciste : afropessimisme imaginé et sémantique de la victimisation-stigmatisation - Philippe Lavodrama (article qui analyse les différentes origines contemporaines de la pensée afropessimiste et de l’émergence du terme.)