Voici la version écrite d'une communication nommée « La pensée féministe dans la littérature Caribéenne » faite à Marseille le Dimanche 21 Mai 2017 dans le cadre de l'édition numéro 2 du Festival Aboli'sons, Fête de commémoration de la révolte des esclaves de Martinique.
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Il y a quelque chose de vertigineux dans la proposition d’intervention qui nous a été faite puisqu’il n'y a pas une pensée féministe dans la littérature caribéenne mais DES pensées féministes dans une littérature caribéenne profondément hétérogène à travers les âges, les aires géographiques, linguistiques, et les influences. Il y aurait donc énormément à dire, à mettre en lumière. Nous pourrions passer une heure sur l’effacement actif et radical des femmes caribéennes dans la généalogie et l’histoire de la négritude : de la guadeloupéenne Suzanne Lacascade, pionnière qui publie en 1924 son unique roman « Claire-Solange, âme africaine », aux sœurs Nardal, Paulette, Jane et Andrée Nardal, jusqu’à Suzanne Roussi (épouse d'Aimé Césaire) qui, de 1941 à 1945, publia l’essentiel de son œuvre dans la revue Tropiques.
Cependant, parmi les auteurs qui accréditent l’idée de la généalogie masculine de la Négritude, on pourrait citer Césaire lui-même. Dans son Discours sur la Négritude prononcé le 26 février 1987 à l’Université Internationale de Floride à Miami, il affirme : « j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot « Négritude » même si c’est moi avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l’inventer et à le lancer ». Quand il cite, entre parenthèses, les fondateurs de la Négritude (à l’époque « Léopold Senghor, Léon Damas, moi-même, plus tard Alioune Diop et nos compagnons de Présence Africaine ») et ceux qui ont suivi, aucun nom de femme ne figure sur la liste. À propos de la « Négritude américaine » qui a précédé la Négritude francophone, les mots qu’utilise Césaire sont tout aussi significatifs de l’oubli du genre. [note]Femmes en Négritude : Paulette Nardal et Suzanne Césaire, Tanella Boni, 2014.[/note]
Césaire ne citera là encore une fois que des hommes.
Penser, écrire, publier n’est pas suffisant au regard de la postérité littéraire ; encore faut-il ne pas se faire recouvrir par le sexisme qui n’a aucune raison d’être moins présent ici qu’ailleurs. Pour vous donner envie de découvrir, de faire découvrir, d’aller lire ou relire nous avons choisi 4 auteures d’époques et d’espaces différents. Nous les apprécions. Nous les pensons essentielles et singulières.
Marie Vieux-Chauvet et Simone Schwartz-Bart : Des écritures émancipatrices face aux silences
Nous commençons par vous parler de deux auteures dont l’une et l’autre verront leurs œuvres contrariées, interrompues voire éclipsées.
Dans la cadre de ce que l’on commémore ici - c’est-à-dire nos libérations par nous-mêmes - il nous a semblé important de commencer notre tour d’horizon en Haïti avec Marie Vieux-Chauvet.
Née à Port-au-Prince, en 1916, cette écrivaine haïtienne a longtemps été oubliée. Ces dernières années plusieurs de ses œuvres ont été republiées après des décennies d’absence ; c’est l’occasion de découvrir l’œuvre d’une écrivaine majeure, pionnière du roman moderne haïtien, qui fut poussée au silence par le pouvoir meurtrier du dictateur François Duvalier alias Papa Doc, avant de décéder d’un cancer en 1973 en exil à New-York. Issue de la haute bourgeoisie mulâtre, fille de Constant Vieux, un homme politique, Marie Vieux-Chauvet n’a eu de cesse dans son œuvre de bousculer la société haïtienne, et d’exposer la réalité et les ambiguïtés structurelles de la classe dominante dont elle était issue. De la période pré-révolutionnaire jusqu’au règne de Papa Doc, le découpage socio-racial de la société et la fracture qu’il opère entre noirEs et mulâtres empoisonne Haïti. Au cœur des romans de Marie Vieux-Chauvet il y a la soif de transgression des héroïnes : transgresser les limites inhérentes à leur condition de femmes et l’ordre de la famille et du couple hétérosexuel bourgeois dont la stabilité et le conservatisme font écho à l’ordre social. Chez Chauvet, l’émancipation féministe mène systématiquement à la remise en cause de l’ordre bourgeois, raciste et coloriste. Mais l’action politique n’est jamais évidente ou facile. Les héroïnes sont aussi des héroïnes de la négociation qui tracent souvent, dans une relative solitude, un tortueux chemin d’émancipation. On le voit par exemple dans « La Danse sur le volcan » (1957), ce chef d’œuvre qui raconte St Domingue à la veille de la révolution. C’est l’histoire fascinante, inspirée de faits véridiques, de Lise et Minette, deux mulâtresses filles d’une esclave affranchie, que leur talent va rendre célèbres sur l’île.
Ce qui est fascinant dans la représentation des femmes chez Chauvet dans ce roman et dans tout son corpus c’est vraiment la complexité avec laquelle elle propose des personnages féminins individuels, très éloignés des clichés prédéterminés du féminin. Ce ne sont jamais des vierges innocentes, ou des femmes fatales impitoyables, des mères abominables ou tout autre figure classique, les personnages de Chauvet tiennent de tous ces aspects. Ainsi elles sont imprévisibles et, bien souvent frustrantes. Elles prennent des décisions qui sont résolument anti-héroïques ou malavisées, mais Chauvet présente à son lecteur un développement substantiel de chaque personnage pour rendre ses particularités morales, intellectuelles, maternelles ou autres pleinement crédibles - raisonnables, même.
(Kaiama Glover, spécialiste et traductrice de Chauvet)
L’ambivalence, c’est le mot ! C’est souvent celle de sa propre classe et la sienne propre que Chauvet nomme. Dans l’écriture elle tente aussi sans doute de compenser son inaction politique – en dehors de l’écriture elle-même. Parce que bien qu’au cœur de sa pratique d’écriture il y ait la question de la liberté politique, la justice sociale, l’accès à l’éducation notamment pour les femmes Chauvet ne militera jamais. Elle reste à distance des groupes et même des journaux militants marxistes ou nationalistes pour lesquels elle aurait pu écrire. Elle n’aura pas d’engagement féministe non plus alors que des écrivaines qui lui sont contemporaines, comme Marie-Thérèse Colimon Hall, sont des membres actives la première association féministe haïtienne la Ligue Féminine d’Action Sociale.
Marie Vieux-Chauvet est pourtant très proche d’écrivains militants comme des poètes du groupe Haïti Littéraire (né en 1961) – Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète et Anthony Phelps - ou encore de René Depestre.
Ses livres disent la place spécifique qu’occupent les femmes de la classe dominante et leur enfermement dans des injonctions sociales et raciales strictes. Ses héroïnes sont toujours des héroïnes de la négociation, membres d’un groupe dominé dans une classe privilégiée. Elles n’échappent pas à la marchandisation sexualisée du corps héritée de l’esclavage.
Chauvet montre souvent les collaborations, les pactes, les vengeances qui se font sur les corps des femmes cimentant par ailleurs les dominations masculines. Dans toute son œuvre la figure du viol est récurrente ; elle montre comment la culture du viol irrigue le monde colonial et fait du corps des femmes le lieu de l’assertion violente du pouvoir, quand bien même s’agit-il du pouvoir de s’émanciper.
La société coloniale ou postcoloniale, esclavagiste ou post-esclavagiste est malade des traumas de l’appropriation violente des corps – et donc du viol - tout comme elle est malade du spectacle de la destruction des corps, tortures, démembrement, etc. Vieux-Chauvet dit tout cet héritage de violence avec un point de vue féministe.
Elle dit aussi sans ambages le désir, l’érotisme, et la répression de la sexualité et du désir des femmes. Ici encore la révolte contre l’hypocrisie et les injonctions genrées mènent à la révolte globale.
Claire, héroïne et narratrice d’« Amour », première partie de la trilogie « Amour, Colère et Folie » (1968) est la plus foncée de ses trois sœurs ; le colorisme de son groupe social l’a tenue éloignée du marché romantique. Elle travaille activement à la destruction du couple parfait d’une de ses sœurs. Sa haine contre le colorisme et les injonctions diverses à se conformer la mènera d’une manière apparemment hasardeuse à tuer un policier qui fait régner la terreur ; ce qui illustre bien ce mouvement permanent entre révolte intime et globale.
C’est d’ailleurs à la croisée de l’intime et du global que la carrière de Chauvet va connaitre une fin brutale. Quand « Amour, colère et folie » sort en 1968, plusieurs centaines d'exemplaires sont envoyés en Haïti alors que l'écrivaine est à New York. Pierre Chauvet, son mari, rencontre à Paris « par hasard », l'ambassadeur d'Haïti qui le met en garde : « Duvalier a lu le livre, il est fou furieux. » « Pierre Chauvet et la famille font pression sur Marie pour qu'elle retire le livre. Début octobre, de New York où elle se trouve, elle envoie un télégramme à Gallimard pour ajourner la publication ; elle explique que la famille craint des représailles et demande d'arrêter la distribution. » [note] La révoltée d'Haïti, Nathalie Levisalles, Libération, 2005.[/note]
« Pierre Chauvet rachète les exemplaires déjà distribués en Haïti et les détruit. Cet épisode donne le coup de grâce à un mariage qui allait déjà mal. Marie ne reviendra jamais en Haïti et demandera le divorce deux ans plus tard. Après 1968, elle écrira encore les Rapaces, une fable sur le rôle de l'écrivain engagé. » [note]Ibidem[/note]
Le rôle joué par la famille de Marie Vieux-Chauvet dans ce silence de l’auteure et la disparition de l’œuvre est controversé. Selon certaines voix, la famille est aussi gênée par ses analyses sur les mulâtres, et on comprend mal d’ailleurs que 30 ans se soient passés avant que sa fille ainée ne ré-envisage des republications, au début des années 2000.
Le tout premier roman, « Fille d’Haïti » (1954) vient seulement d’être republié chez Zellige cette année. Il raconte l’histoire de Lotus, mulâtresse, fille d’une prostituée qui s’est suicidée. Lotus déteste les hommes : « Parce qu’ils m’ont volé ma mère, ils sont mes pires ennemis. » Elle rencontre Georges qui la mènera à l’engagement révolutionnaire jusqu’au renversement du régime en place, qui est probablement celui d’Élie Lescot (1941-1946). Mais la vieille division entre mulâtres et noirs guette. Visionnaire, Marie Vieux-Chauvet y anticipe la venue de Duvalier et son utilisation populiste de ce qu’on nommera noirisme. Son premier roman préfigure donc déjà le régime qui causera son exil, son silence et son long effacement de nos histoires littéraires.
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Sois une vaillante petite négresse, un vrai tambour à deux faces, laisse la vie frapper, cogner, mais conserve toujours intacte la face du dessous.
Nous poursuivons avec la guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart qui va elle aussi connaitre un parcours littéraire marqué par le silence. En 1972 sortait un roman majeur de la littérature caribéenne francophone : « Pluie et Vent sur Télumée Miracle ». L’auteure, Simone Schwarz-Bart est âgée alors de 34 ans : il s’agit de son second roman après « Un plat de porc aux bananes vertes » (1967) co-écrit avec son époux André Schwartz-Bart.
Dans « Pluie et Vent sur Télumée Miracle », Simone Schwarz-Bart raconte par la bouche de Télumée l’histoire d’une lignée de femmes dans le siècle qui suit la fin de l’esclavage ; Télumée étant la dernière, la dernière des Lougandor. Cette œuvre magnifique raconte brillamment toutes ces femmes noires sans prétentions, s’appliquant à aimer et survivre dans le respect et la dignité. Quête amoureuse, quête de l’Autre, de la communauté, quête de soi le roman est social mais il échappe radicalement aux lourdeurs des thèses et de l’idéologie. L’Histoire – la grande histoire de la Guadeloupe d’après l’esclavage, les conditions de la survie sociale – tout cela est toujours en filigrane comme une superstructure discrète mais prégnante, déterminante :
Qui peut en effet prétendre avoir déjà cerné toute la connaissance romanesque qu’a développé ce roman sur l’existence créole guadeloupéenne ? Qui a épuisé les dimensions de Télumée Miracle ? Parmi les études sociologiques récemment publiées, laquelle nous restitue l’univers mental de la femme créole antillaise avec autant de force, de profondeur, et d’acuité ? [note]Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane (1635-1975), Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, 1999.[/note]
L’une des prouesses historiques du roman est sa langue. Tout en écrivant en français Schwarz-Bart impose de manière complètement inédite l’oralité et le créole. Qu’il s’agisse de son appropriation poétique de proverbes détournés, de construction de phrases, de vocabulaire, etc., elle pose avec ce premier roman en solo une langue inédite qui fait écho à la culture populaire. Cette force du lieu resplendit aussi dans la poétique de l’espace caribéen.
Les dimensions sociales et historiques sont donc traitées avec subtilité et complexité. L’heroïne, Télumée, essaie de survivre. Elle a une conscience aigüe de la lourdeur de l’Histoire que son peuple traine. De ses aliénations. Et de son héritage particulier de femme noire guadeloupéenne. Elle est porteuse d’un héroïsme du quotidien qui tient du Détour, de l’adaptation, de l’acceptation, de la dérive… Elle représente l’héroïsme sans faste qui sera revendiqué plus tard par des écrivains comme Chamoiseau. Il s’agit de rompre avec le héros occidental vertical pour faire de la place aux héroïsmes sans gloire qui ont permis que nous, descendantes d’esclaves de l’univers plantationnaire, existions encore.
L’héroïsme politique classique on en trouve des échos, par exemple chez un personnage comme Amboise compagnon de Télumée ; à plusieurs reprises le pouvoir blanc colonial le frappera jusqu’à une grève contre l’Usine qui lui sera fatale.
La question féministe se développe dans tout le roman à travers l’histoire des femmes qui ont précédé Télumée et dont elle hérite. Cette lignée de « hautes négresses » dont elle sera la dernière, dit la matrifocalité en Guadeloupe c’est-à-dire le fait que les femmes soient au centre de la famille.
L'auteure creuse la question de la condition des femmes, la complexité de l’amour entre les hommes et les femmes noires après l’esclavage. Sans se départir de sa complexité, elle manie une forme de fatalisme et l’analyse sociologique avec talent et poésie.
" Cependant, nous nous posions beaucoup de questions sur la vie intime des grandes personnes. Nous savions comment elles faisaient l’amour, et puis nous savions comment elles se déchiraient, se happaient et se piétinaient, suivant une trajectoire immuable, de la course à la lassitude, à la chute. Mais la balance penchait, me semblait-il, en faveur des hommes, et dans leur chute même ils conservaient quelque chose de victorieux. Ils rompaient os, brisaient matrices, abandonnaient leur propre sang à la misère, comme un crabe saisi vous lâche sa pince entre les doigts. À ce point de mes réflexions, Elie disait toujours sur un ton grave :
- L’homme a la force, la femme la ruse, mais elle a beau ruser son ventre est là pour la trahir et c’est son précipice.
Ces paroles me troublaient, serraient mon cœur dans un étau et il me semblait voir une fumée perpétuelle qui se formait toute seule au fond de lui, et qui monterait un jour pour le perdre et moi avec. La bouche sèche, je lui demandais :
- Pourquoi les hommes sont-ils comme cela ?... Elie, Elie, dis-moi : le diable s'est-il installé à Fond-Zombi? Ah, je voudrais bien le connaître par coeur, le moment où tu commenceras à me mentir.
- Télumée, cher flamboyant, disait Élie en me caressant les cheveux, je suis un homme et pourtant ? Je n'y comprends rien à tout ça, rien de rien. Figure-toi, parfois le père Abel lui-même me fait l'effet d'un enfant abandonné sur la terre. Certains soirs, il se met à hurler dans son lit : est-ce que je sors du ventre d'une femme humaine?... et puis il se penche vers moi, me prend dans ses bras et chuchote : hélas, où aller pour crier?... c'est toujours la même forêt, toujours aussi épaisse... alors mon fils, écarte les branches comme tu peux, voilà.
Ce disant, Elie me souriait de ses beaux yeux larges, brillants, un peu plus sombres que sa peau, retenant une larme sous les lourdes paupières aux courts paquets de cils qu’il rabattait soudain, avec lenteur, comme s’il s’était mis à dormir sur place. Et, toujours sans me voir, il ajoutait :
- Télumée, si la vie est ce que dit mon père, il se peut qu’un jour je me trompe de traces, au milieu de la forêt… Mais n’oublie pas, n’oublie pas que tu es la seule femme que j’aimerai. "
Si le couple est souvent perdu d’avance c’est que le peuple noir caribéen a été perdu et doit se retrouver. Le sexisme donne à certains hommes une illusion de pouvoir sur une île où les noirEs en sont globalement dépourvus. L’enjeu existentiel du roman pour Télumée et les autres femmes est celui de naviguer dans cette existence tout en gardant une forme de générosité et de justesse. C’est de là que vient l’injonction d’être un tambour à deux faces. Il s’agit de ne pas se laisser changer par la méchanceté du monde :
Contrainte à la domesticité, Télumée a pleinement conscience de l’ordre socio-racial qui fait d’elle une dominée, l’expose aux humiliations de sa patronne et à la prédation sexuelle de son patron. Télumée observe. Se méfie. Feint. Supporte. Évite. Échappe. Elle refuse de se laisser changer par une violence dont on l’a avertie. Ce siècle d’après l’esclavage, passé l’enthousiasme de libération, est un siècle où les impasses économiques et les traumas de la déportation et de l’esclavage résonnent de toute leur force. Schwartz-Bart en atteste. Elle dit avec lucidité d’où doit prendre pied le féminisme antillais dans le vacillement de cet attentat à l’humain, à l’amour et la famille que fut l’esclavage.
La petite victoire de Télumée c’est de ne pas s’être perdue elle-même. De ne pas avoir laissé pluies et vents abimer trop considérablement son âme.
Simone Schwartz-Bart a écrit deux romans seule et quatre avec son mari. Elle a également écrit avec lui un « Hommage à la femme noire » (1989) qui prend la forme d’une encyclopédie en 6 volumes qu’on pourrait qualifier de tentative francophone précoce d'inventaire afroféministe.
Elle vient de sortir « Adieu Bogota » co-écrit avec André à partir de notes retrouvées.
Disons ici quelques mots ici sur André Schwartz-Bart. Il a eu le prix Goncourt en 1959 pour un merveilleux roman, « Le Dernier des justes ». Il est aussi l'auteur de « La Mulâtresse Solitude » en 1972. Ce roman à sa sortie va provoquer de nombreuses réactions politiques négatives : en Guadeloupe de nombreuses personnes vont s'offusquer qu'un blanc s'empare de cette histoire. Même si c'est un bon roman qui questionne les convergences entre souffrances des peuples juif et noirs, ces critiques sont largement fondées. Blessé, André Schwartz-Bart fait le choix du silence alors que le couple entamait justement un cycle antillais. Simone Schwartz-Bart se solidarise et cesse d'écrire après « Ti Jean l’horizon », sorti en 1979.
Je me suis, nous confie-t-elle, totalement solidarisée de lui. Il n’était pas question pour moi de continuer à être écrivain après le choix qu’il avait fait de se taire et alors qu’il s’enfonçait dans une immense et terrible mélancolie. C’est grâce à lui que je suis venue à l’écriture. Sans lui, cela n’avait plus de sens. [note]A la mémoire d'André Schwartz-Bart, J. Garcin, bibliobs.nouvelobs.com, 2015.[/note]
Cette solidarité dans le silence, même si on peut la comprendre, est problématique : Simone semble ne pas accepter qu'elle a une légitimité, une voix, et une place d'un point de vue historico-social qu'André n'a pas du tout. C'est comme si elle refusait, récusait l'importance de sa voix propre pour le cheminement de son peuple.
Mais « Pluie et vent sur Télumée Miracle » est également mal jugé par le milieu militant : l’œuvre est sans doute trop atypique, trop subtile pour s'inscrire aisément dans les urgences idéologiques des luttes de libération en cours, et son succès en France la rend d'autant plus suspecte.
Le cycle antillais rêvé jadis par le couple, Simone Schwarz-Bart essaie aujourd'hui de le parachever. Grâce à des manuscrits d'André qui ont été retrouvés, elle a renoué avec l'écriture collective : « L’ancêtre en solitude » est sorti en 2015, et « Adieu Bogota » en mai 2017.
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Jamaica Kincaid et Dionne Brand : Féminismes de la rupture
Après la présentation d'auteures francophones, nous allons nous tourner vers d'autres espaces caribéens, cette fois-ci anglophones, vers des auteures originaires de territoires qui subirent la domination coloniale britannique : Jamaica Kincaid (Antigua) et Dionne Brand (Trinidad et Tobago).
Leur œuvre est moins accessible, moins connue à cause de la barrière de la langue et l'absence de traduction en français de certains de leurs ouvrages.
Dans "Girl", première œuvre de fiction de Jamaica Kincaid publiée en 1978, une mère s'adresse à sa fille ou plutôt elle conseille - fermement - ordonne, insulte. Ce n'est pas un dialogue. Et malgré le titre de la nouvelle, c'est le soliloque d'une mère, qui somme sa fille de se conformer à une féminité étriquée, saturée de respectabilité.
Pourtant cette transmission amère de la résignation face à la domination est aussi un apprentissage de la survie, de l'indépendance. La mère fournit à sa fille un savoir populaire (sur les plantes, les remèdes médicaux, la cuisine) et à travers lui, une part de sa culture caribéenne. Derrière la façade se disent aussi les accommodements, les transgressions. Derrière la façade de domesticité respectable, la mère ne donne t-elle pas à sa fille une méthode pour avorter si elle en a besoin ?
La mère transmet le poids d'une expérience du confinement, du secret, de la duplicité et du ressentiment. Ces injonctions sexistes sont l'héritage de la domination patriarcale vécue à Antigua, île dont est originaire Jamaica Kincaid, où l'existence féminine est sans cesse soumise au regard des autres, à l'approbation de la communauté.
C'est avec cet environnement, cet héritage que Kincaid va rompre ; c'est contre lui qu'elle va écrire.
Son écriture, acerbe et laconique, dissèque les rapports de pouvoir qui traversent et structurent les relations familiales. Ses romans suivants, en partie autobiographiques, tenteront de décrire et analyser le fossé grandissant entre une fille et sa famille, ce besoin de partir, de s'exiler. Kincaid distille un sentiment de colère, une rage froide et ambivalente envers le foyer, la famille et la nation. Pour elle, l'identification à la famille et la terre natale est intranquille, inquiète, et engendre un refus du retour pacifié, de la réconciliation. Jamaica Kincaid refuse l’idéalisation du pays natal, décrit parfois comme un Éden par des écrivains masculins comme Derek Walcott dans son article " The Muse of History " (1957) , où l’homme-artiste caribéen jouirait d’une liberté inédite (comme une sorte de nouvel Adam) mais où les femmes seraient invisibles ; elle refuse l'utilisation du corps des femmes comme une simple métaphore de la nation (violée, maltraitée, colonisée) alors que celles qui portent cette histoire brutale dans leur corps sont effacées. C'est aussi à rebours de cette tradition littéraire masculine qu'elle s'inscrit.
Retracer la biographie de Jamaica Kincaid, c'est déjà aborder, déceler ses thèmes de prédilection, qui construisent une pensée féministe complexe, contradictoire et profondément singulière : elle mêle une critique des stéréotypes de genre, de la place des femmes dans la société post-esclavagiste qu'est Antigua, des relations entre hommes et femmes. Elle aborde une histoire toujours marquée par les traumatismes de l'esclavage, la colonisation britannique et l'exploitation capitaliste qui perdure avec l'explosion de l'industrie du tourisme.
Jamaica Kincaid naît Elaine Potter Richardson. Elle changera de nom en 1973, afin de publier sans attirer l'attention de sa famille à Antigua. Jamaica est une mauvaise traduction par Christophe Colomb du nom original de l'île de la Jamaïque, Xaymaca.
Kincaid est né en 1949 à Antigua-et-Barbuda, dans la capitale St John's. L'île est située au nord de la Guadeloupe et Montserrat. Antigua-et-Barbuda devient indépendante seulement en 1981, en tant que Royaume du Commonwealth. Jamaica Kincaid grandit dans une famille modeste. Sa mère, Annie Richardson est une métisse noire et indienne Caraïbe (originaire de la Dominique) tout comme l'héroïne de "L'Autobiographie de ma mère" (1996). L'écrivaine s'oppose ainsi à l’effacement de l’histoire des peuples autochtones caribéens – et notamment des femmes.
La mère de Jamaica Kincaid s'est remarié à David Drew, un charpentier qu'elle considère comme son père. Avec son père biologique, Frederick Potter, elle n’a pas de liens, elle sait seulement qu'il était chauffeur de taxi et à partir de cette information elle imaginera sa vie dans un roman intitulé "Monsieur Potter" (2002).
C'est à la naissance du premier de ses trois frères qu'elle dit avoir pris conscience de l'oppression liée au genre : ses parents nourrissent de grandes ambitions pour leurs fils alors qu'elle se retrouve soudain négligée, délaissée. Elle a 9 ans. Sa relation avec sa mère deviendra alors très conflictuelle : c'est une guerre ouverte, marqué par le ressentiment, le sentiment d'injustice, de trahison et d'abandon. Dès leur plus jeune âge, les héroïnes de ses romans perçoivent les positions sociales antagonistes : colons/colonisés, maîtres/esclaves, adulte/enfant. Kincaid retravaillera inlassablement le motif de la chute, de l'expulsion d’une sorte de Paradis que représentait sa relation fusionnelle avec sa mère qui la pousse à s'interroger sur cette construction idyllique (la notion d'amour fusionnel) et ce qu'elle a de problématique.
À 16 ans, ses parents lui demandent d’arrêter ses études pour aider la famille financièrement. Et à l'âge de 17 ans, sa mère l'envoie dans une banlieue huppée de New York où comme jeune fille au pair – autrement dit « servante » comme elle le dit elle-même en interview. C'est cette histoire d'une migration douloureuse et nécessaire qui hante ses romans, ainsi que cette expérience précoce de l'injustice due à son genre et de l’apprentissage d'une féminité étriquée, stéréotypée.
Arrivée à New York, elle décide de ne pas envoyer d’argent à sa famille et coupe toute relation. Elle reviendra à Antigua 20 ans plus tard (en 1987) au chevet de son frère malade du sida et en phase terminale. Un retour qu’elle relate dans son roman "Mon frère" (1997).
À New York elle reprend des études tout en faisant de nombreux petits boulots. "Girl", sa première nouvelle fut publiée dans le prestigieux magazine culturel The New Yorker où elle fut embauchée en 1974 et où elle officiera jusqu'en 1996. Elle continue aujourd'hui d’écrire et enseigne également la littérature anglophone. Au total, elle a publié un recueil de nouvelles et cinq romans.
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Quand je me suis mise à l'écriture, je pensais qu'écrire, c'était une action en soi et je le pense toujours... Je propose mes poèmes comme on présente des armes.
Nous allons terminer avec Dionne Brand dont l’œuvre reflète une expérience diasporique riche faite de nombreuses migrations.
Elle est née en 1953 à Trinidad, elle émigre au Canada en 1970, à Toronto, puis revient dans les Caraïbes en février 1983, à Grenade où elle travaille pendant 10 mois pour le gouvernement révolutionnaire du peuple de Maurice Bishop, comme agent d’information à l’Agence de Transformation rurale. En 1979, après la révolution victorieuse menée par le New Jewel Movement avec Maurice Bishop à sa tête, le Gouvernement révolutionnaire populaire de la Grenade est formé. Le régime est soutenu par Fidel Castro et les Sandinistes au Nicaragua. L'armée américaine envahit le pays le 27 octobre 1983, 5 jours après l'assassinat de Maurice Bishop. Dionne Brand est évacuée pendant cette invasion. Son poème Military Occupation, extrait du recueil du même nom revient sur cette expérience :
un soir de guerre et ceux qui regardent parmi nous bouche bée
voient la beauté devenir effroyable
coucher de soleil, souffle de nuages gris aux stries rouges
nous observons une maison qui brûle
tout l'après-midi, toute la nuit
toutes les nuits nous regardons un autre feu qui brûle
Mardi Butler house
Mercredi radio grenade libre
Jeudi poste de police [...]
à chaque bruit nouveau de la guerre
dans la froide lumière de cinq heures du matin
il manque quelque chose
quelques parties du corps
quelques lieux de ce monde
une île, un endroit auquel penser
Je marche sur un rocher d'un rivage de la Barbade
cherchant où était grenade
à présent le vol d un bombardier américain
laisse une trace de viol dans la chambre
de chaque réveil que devons nous faire aujourd'hui
prêt à combattre couchés dans le couloir à les attendre
la peur nous tient éveillés
et nous fait rêver de sommeil
Dionne Brand reviendra ensuite au Canada.
Il s'agit donc d'une militante internationaliste, poétesse, essayiste et documentariste. Elle explore la race, le genre, la sexualité dans une perspective féministe, lesbienne et transnationale. Depuis la fin des années 70, elle a publié 10 recueils de poésie - le seul traduit en français étant « Une Terre où se poser » (A Land To Light On - 1997 ) - quatre romans et un recueil de nouvelles. Malheureusement, seul son roman « What We All Long For » (2005) est traduit en français (Les désirs de la ville). C'est une œuvre riche, singulière, variée qui mériterait d'être plus diffusée et lue.
En 1991, elle co-réalise, Sisters in the Struggle, un documentaire militant et pionnier qui met en perspective les expériences et les analyses d’une dizaine de militantes noires de l’époque, et qui retrace aussi l’histoire des femmes noires au Canada. Le film, passionnant et vivant, s'anime de portraits et d’interviews collectifs, dans lesquels les femmes expliquent tour à tour la manière dont elles croisent les multiples combats contre le racisme, le sexisme. Elles abordent également les questions de sexualité, de violences policières, de santé, du travail et de la migration.
Dionne Brand explique au sujet d'un projet d'histoire orale sur lequel elle travaille que :
Rêver d'une femme noire, même une femme noire âgée, est dangereux même dans le rêve d'une noire, dans le rêve d'une personne âgée... Même lorsqu'il s'agit du rêve d'une noire, même lorsque je suis moi aussi la rêveuse, une lesbienne est suspecte, une femme est suspecte même aux yeux d'autres femmes, surtout si elle rêve de femmes. Je paierai cette audace. [note]Bread Out of Stone, Dionne Brand, p.13, 1994[/note]
En 1990, elle publie un recueil nommé « No Language Is Neutral » (Aucune langue n'est neutre) :
Dans un autre lieu, pas ici, une femme pourrait toucher
quelque chose entre la beauté et nulle part, là-bas
et ici, pourrait passer une main puis l'autre sur sa propre
vie tremblante mais j'ai essayé d'imaginer un océan
qui ne saignerait pas, le regard furtif d'une fille,
débordant comme le vers d'un poème, une femme
vieillissant sans jamais avoir pleuré en écoutant
la radio cracher l'annonce du meurtre d'un garçon noir.
Le premier vers donnera son nom à son premier roman « In Another Place, Not Here » (1996) dont l'incipit est reproduit ci-dessous. Ce titre exprime l'impératif de partir, de rêver, d'un ailleurs, de la recherche d'un lieu où l'on peut éprouver un sentiment d'appartenance, de communauté. Ce désir répondant au sentiment d'être nulle part chez soi. Il nous semble important de présenter ce livre qui n'est malheureusement pas traduit en français.
Il s'agit d'un livre majeur qui invente une nouvelle langue pour décrire l'amour queer, des femmes noires désirantes et désirées, loin de la représentation souvent hypersexualisée, exotique, qui objectifie et fétichise le corps des femmes noires. Il propose une nouvelle manière de dépeindre la sensualité et la sexualité entre femmes noires lesbiennes ainsi que l'amour et l'affection qu'elles se portent.
C'est un roman novateur par son utilisation de la langue vernaculaire d'une ouvrière de la canne, du créole, et de l'anglais, et par sa structure : l'intrigue n'est pas linéaire et plusieurs narratrices prennent en charge le récit.
Les premières lignes, fascinantes et tétanisantes, ont la force d'une révélation, d'une évidence. Nous sommes plongéEs au beau milieu de l'intrigue, dans un lieu que l'on devine être l'île de Grenade, sans aucune indication de temps et de lieu, plongéEs dans le flux de conscience d'Elizete, ouvrière de la canne, dans son désir turbulent et torrentiel pour Verlia. L'arrivée, l'apparition de Verlia, s'apparentent à une expérience quasi mystique, à une bénédiction. Elizete conçoit son amour pour Verlia d'une manière particulièrement saisissante: elle se décrit en « voleuse de sucre» . Secret et subversif, l'amour entre les deux femmes est pareil à « thiefing sugar » (expression créole), comme si les deux femmes volaient le sucre que leur labeur produit et récupéraient ce que l'exploitation, le travail harassant et répétitif leur dérobent.À l'arrivée de Verlia, ce n'est pas seulement la vie d'Elizete qui est à jamais changée. Verlia, une militante radicale anticapitaliste et anticolonialiste, bouscule la routine de tous les ouvriers et ouvrières de la canne : elle veut les aider à déclencher une grève, souhaite l'expropriation et la redistribution des terres. Le but visé : une prise du pouvoir par le groupe révolutionnaire auquel elle appartient.
Elizete, d'abord sceptique et distante répondra à cet appel et à la proposition inédite et inouïe de sororité que lui propose Verlia. Elle aura le courage et la force de quitter un mari violent, d'actualiser ce marronnage qu'elle gardait en elle, qui ne semblait être qu'un mirage.
Le roman articule une description de femmes noires désirantes, un érotisme audacieux et les luttes de libération nationale, anticapitaliste et queer : l'amour lesbien y est à la fois sensuel et révolutionnaire.
Dans ce roman, Dionne Brand nous montre aussi ce que peut être la migration au féminin, dans une ville comme Toronto. Elle nous parle de la violence sexiste et raciste que subissent ces femmes caribéennes, du harcèlement (sexuel) des agents de l'immigration, des rafles, des raids de la police, du mépris de l'administration. Brand ne tait pas la lassitude, les petits boulots précaires qui usent le corps et l'esprit, le coût psychique de la migration, la souffrance psychologique que génère la migration. Elle restitue la méfiance qui existe d'abord entre migrantes ainsi que l'entraide et les moments de solidarité entre elles, les communautés fragiles qui peuvent se créer.
L’œuvre de Dionne Brand dérange, défait les frontières d'identités rigides, fixes, essentialisées en mêlant littérature et politique, poésie et action, lutte révolutionnaire marxiste, queer, lesbienne et féministe. La quête d'émancipation noire qui irrigue toute son œuvre reste fragile. Il ne semble pas y avoir d'espace pour accueillir une lutte qui articulerait et n'exigerait pas un sacrifice de son expérience en tant que femme noire lesbienne féministe. Il n' y a pas de lieu, pas encore d'espaces pour une vie vivable et donc pas d'idéalisation d'un retour paisible au pays natal pour les femmes noires lesbiennes. Mais l'imagination, l'œuvre poétique, permet d'indiquer d'autres routes, dessiner d'autres espaces où s'élaborent d'autres subjectivités et relations, d'autres résistances, féministes et queer.
Cases Rebelles – Mai 2017