Finalement, que reste-t-il ?

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, MIGRATIONS, PERSPECTIVES, SANTE LUTTES HANDIES ET PSY
EXTRAIT - LE FEU QUI CRAQUE

Finalement, que reste-t-il ?

Dans notre recueil intitulé Le Feu qui craque, une partie est consacrée à diverses questions de santé mentale. Dans ce texte très personnel, Manpionona, membre du collectif, raconte la mort sociale consécutive à l'OQTF qui lui a été notifiée, la dégradation de son état psychique au fil du temps et la difficulté d'être soignée.

Série | Des forces réactionnaires

Par Cases Rebelles

Janvier 2022

L’attente était longue. Comme toujours, je pensais pouvoir m’en sortir. Jusqu’au bout je m’étais dit que ça ne pouvait pas m’arriver, à moi. Qu’ils ne pouvaient pas me faire ça. C’est vrai, de quel droit ? Puis vint mon tour, on m’appela. Le cœur battant plus que jamais malgré ma confiance, j’entrai. M’a-t-on invitée à m’asseoir ? Aucune idée. Très peu de mots furent échangés. La nouvelle est tombée, sourde, écrasante, vertigineuse ; tel un coup de massue. À ce moment-là, le temps s’est arrêté. Moi, suspendue dans le vide, j’avais cessé de respirer. Le souffle trop longtemps contenu manqua de tout faire imploser. Mon cœur ne battait plus. Ma tête pesait une tonne. Je ne sais combien de temps je restai ainsi. Dix, vingt, trente secondes. Peut-être plus ? « Signez ici s’il vous plaît. » La voix me tira de ma torpeur. Le visage de mon interlocuteur s’adoucit. Il me parla des solutions possibles qui s’offraient à moi. Quel euphémisme. En vérité, il n’y avait qu’une seule solution possible. Et je l’avais déjà essayée.

Signer l’acte de son propre décès. Vous n’avez plus rien à faire ici, vous avez eu votre chance et vous n’en avez rien fait. Maintenant partez, mourrez ou survivez. Partir sans rien n’était pas envisageable. « Rentrer au pays », quel doux rêve. Le rêve, c’était aussi ce que je pensais trouver ici. Ce que j’avais cherché en vain. Qu’était-ce donc ? Ma famille dirait une bonne éducation, un bon salaire, un avenir meilleur. Foutaises. Moi je rêvais de liberté, de tout un monde de possibilités. Les uns comme les autres, tout m’avait échappé. Rentrer les mains vides, une angoisse que je ne pense pas être la seule à partager. Je n’avais pas tout de suite saisi toutes les nuances de cette mort dont je fais l’expérience aujourd’hui, ici. Mais petit à petit, les choses s’étaient effondrées une à une autour de moi. Le peu que j’avais acquis n’était plus. L’espoir que tout allait s’arranger s’éteignait un peu plus chaque jour. Comme un arbre qui perd ses feuilles ; leur chute est lente mais inéluctable. Ce fut le préambule de ma mort sociale.
Pour eux, je n’avais rien accompli de concret. Sans diplôme ni travail, aucune marque de reconnaissance sociale. Sans enfant ni époux·se. Vous n’entrez dans aucune case, Madame. Et puis, vous avez passé une grande partie de votre vie « là-bas », vous pourriez facilement la reprendre là où vous l’avez laissée.
Tout s’est enchaîné d’une manière telle qu’aujourd’hui, je me demande encore si tout n’était qu’une série de mauvais choix. Mais avais-je seulement eu le choix ? Que reste-t-il quand tout n’est que chaos, acculée face au dépouillement de tous les droits ? Que peut-on espérer quand on est une femme noire migrante et sans-papiers en France ? Combien de femmes se retrouvent dans des situations complètement aberrantes à cause des problèmes administratifs ? Piégées dans des relations abusives qui ne disent pas leurs noms. À endurer tous les mépris, les chantages, les menaces, les violences, l’exploitation, les dominations raciste, sexiste et sexuelle sans pouvoir ni se défendre ni partir ou même appeler à l’aide ?
Je suis fa-ti-guée. Fatiguée de me battre, de survivre, de reconquérir le peu de droits qu’on m’avait accordés. Des mois d’attente, de stress, d’angoisse qu’il m’arrive quelque chose et que je ne puisse pas me soigner. Je n’oublierai jamais l’immense et âcre soulagement que j’ai ressenti quand j’ai reçu mon droit à l’AME, la première fois. Un peu plus tard, un ami qui était dans la même situation que moi auparavant, m’avait dit : « Heureusement, on est quand même dans un pays de droit. » J’ai ri, ne sachant que faire de cette information qui dans ma tête résonnait, complètement absurde.

* * *

Mes nuits étaient rythmées par des sanglots que j’avais du mal à étouffer. Seul espace pour laisser libre cours à mes émotions. Un espace qui m’appartenait.
Je ne dormais plus.
Je savais que je ne pouvais pas continuer à vivre ainsi. Des pensées suicidaires ont commencé à se manifester. J’étais choquée par leur violence. Choquée et puis triste. Extrêmement triste à l’idée de « faire ça » à ma mère, à ma famille, à mes ami·e·s. Au fil des semaines, des mois et même des années, je développais des images toujours plus détaillées de la mort.
Tout était douloureux.
Ensuite, le projet de voir un·e psy s’est imposé. Un·e psychiatre parce que c’est remboursé. Comme il était nécessaire d’avoir au préalable le courrier d’un·e généraliste pour la « cohérence » du parcours de soins, je suis allée consulter ma médecin. Je lui ai parlé tout de go : mon OQTF, ma dépression, mes envies suicidaires. Dans sa lettre à l’adresse du ou de la psychiatre, elle a mentionné que j’avais des « idées noires ». Est-ce le terme d’usage pour qualifier les pensées suicidaires ? Ou était-ce une manière de minimiser mon ressenti ? Ou « juste » de l’arrogance infantilisante de médecin ?
Quand je me suis mise en quête d’un·e psychiatre, les listes « safe » n’ont rien donné. Beaucoup sont concentré·e·s dans la région parisienne.
Je suis tombée sur un nom qui « ne faisait pas français » dans l’annuaire de ma ville. J’ai pris rendez-vous.

Devant moi se tient une femme blanche, la cinquantaine, dont la langue maternelle n’est pas le français. Elle me pose des questions sur moi, mon enfance et ma famille. Elle dit que c’est pour comprendre un peu qui je suis. Soit. Je lui parle de la raison pour laquelle je suis là : ma dépression due à ma situation administrative. Je lui explique ce que c’est l’OQTF. J’ai remarqué que souvent, quand j’explique ça aux personnes (blanches) qui n’ont aucune idée de ce que ça implique, elles me disent : « Ben tu peux rentrer chez toi, et revenir ensuite avec un visa ». Cette médecin m’a demandé pourquoi je ne voulais pas rentrer. Je me justifie. J’ai déjà construit toute ma vie ici. Passons. Je lui fais part de mon ras-le-bol de ne pouvoir subvenir à mes besoins, de ne pas pouvoir travailler. « Et qu’est-ce qui vous empêche de travailler ? » me demande-t-elle encore.
J’ai envie de hurler.
Au bout de sa demi-heure, elle me sort cette phrase que je ne suis pas près d’oublier : « Je vais vous prescrire quelque chose, de quoi vous calmer avant de commencer la thérapie. Il ne faut pas que vous pleuriez à chaque fois quand on discute. » Ok. Je ne l’avais pas vu venir.
Je regarde l’ordonnance. Un antidépresseur. Escitalopram 5 mg. Apparemment la dose minimale pour commencer.
Après quelques jours de réflexion, j’ai consenti à le prendre. Je suis quand même retournée la voir trois semaines plus tard. Comment vous sentez-vous maintenant après le médicament ? Il est important d’augmenter la dose pour un résultat optimal. 10 mg.
J’ai arrêté de la voir.

J’ai pris rendez-vous chez une autre psychiatre. Rebelote ; je ré-explique. Celle-ci me donnait l’impression de comprendre un peu. Que dalle ! Très bourgeoise, elle me dit qu’elle n’a pas de solution à me proposer pour ma situation administrative (quelle franchise...), mais qu’il est important de continuer le traitement. Je n’en reviens pas. Elle augmente la dose. 20 mg. C’est la dose moyenne, pour le fameux résultat optimal.
Nos rendez-vous sont très espacés (d’un à trois mois). Juste pour checker si le traitement marche bien et renouveler les ordonnances. Je n’ai plus à raconter ma vie. Je m’en tiens à un « oui ça va ». À quoi bon ?
J’ai cessé aussi de la voir. Mais j’ai continué les médicaments.
Ça a duré un an. J’étais shootée aux antidépresseurs. Je m’abrutissais. Ça m’assommait. Je dormais douze heures par jour.

* * *

Se soigner avec l’AME m’a souvent valu un peu de mépris, par-ci par-là. Des soins expéditifs. On te bourre juste de médicaments. Tu as très mal aux dents ? Un petit curetage. Et puis on ne voit rien sur la radio. Je ressortais chaque fois avec une simple ordonnance pour des antidouleurs.
Ce refus d’engagement dans le fait de soigner est inscrit dans le fondement même de l’AME. L’Aide médicale de l’État, comme son nom l’indique, est juste une aide et non une assurance comme dans « assurance maladie ». De fait, moins de soins et d’actes médicaux sont remboursés par rapport à la PUMa1 par exemple.
Du point de vue des agents de l’assurance maladie, cette différence de traitement dans l’accès aux soins se justifie par la différence de couverture maladie. Ils considèrent que ce n’est pas parce que les étrangers sont en situation irrégulière qu’ils sont traités différemment, mais parce qu’ils dépendent de l’AME. Et c’est parce qu’ils sont bénéficiaires de l’AME qu’ils ont une prise en charge inférieure, une offre de soins plus réduite. Se référer à cette division légale entre la CMU2 et l’AME permet aux agents de dépolitiser et déshumaniser le problème : ils ne traitent pas des personnes en situation irrégulière ou régulière, mais des bénéficiaires de l’AME et des bénéficiaires de la CMU2.
Par ricochet, les professionnel·le·s de la santé ne veulent pas perdre leur temps avec toi. Déjà qu’il leur faut remplir une feuille de soins qu’ils/elles doivent ensuite envoyer, ce qui signifie qu’ils/elles ne seront pas payé·e·s tout de suite... Ça fait que parfois une consultation peut durer trois minutes, chronomètre en main.
Aujourd’hui, la demande d’Aide médicale de l’État est de plus en plus soumise à une « réquisition » de pièces justificatives toujours plus intrusives et plus nombreuses. Dans mon cas, même pour un renouvellement, la CPAM a exigé des justificatifs d’une année entière alors que la condition d’octroi est d’avoir fait au moins trois mois sur le territoire. Je ne sais pas si les gens qui travaillent dans ces administrations se rendent compte du caractère criminel de leurs décisions de retarder ou refuser les demandes. À l’heure où j’écris, je ne sais pas où en est la mienne.
J’ai dû renoncer à poursuivre les séances avec mon nouveau psy à cause de ma demande en suspens depuis cinq mois.

Mampionona_ (Cases Rebelles)

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