« La Battue », de Louis Witter

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, LECTURES, MIGRATIONS, POLICES & PRISONS

En 2021, Louis Witter, photojournaliste, s’est installé pour 18 mois sur la côte d’Opale, dans cette zone où des exilé·e·s avec des rêves d’Angleterre viennent se heurter à sa frontière externalisée sur le territoire français, symbolisée par la ville-prison de Calais.
Pour différents médias et sur son compte Twitter, il a documenté le harcèlement policier quotidien des exilé·e·s mis en place au nom de la stratégie dite du « zéro point de fixation ». Son travail capital a parfois secoué les hautes sphères comme lorsque l’État, en la personne de Dupond-Moretti et Darmanin, fut sommé de s’expliquer sur les lacérations des tentes lors des incessantes expulsions.

Son livre  « La battue » (Seuil, 2023) se lit d’une traite. Il raconte en lignes précises et claires le mélange d’absurdité et de cruauté qui gouverne la vie des exilé·e·s sur ce bout de frontière avec l’Angleterre où viennent s’échouer des âmes exténuées en quête d’une nouvelle vie.

Le premier chapitre nommé « Récit de chasse » raconte avec précision l’acte devenu rituel de harcèlement, d’expulsions au petit matin, de vols-destruction des tentes, de vol des sacs de couchage, des effets personnels.
Un rituel qui se reproduit avec une régularité et une constance infernales.

Toute l’année, toutes les quarante huit heures, les policiers se présentent dans l’ensemble des campements de Calais pour en expulser les occupants.

À plusieurs reprises, Witter convoque l’excellent travail de Grégoire Chamayou, « Les chasses à l’homme » (La Fabrique éditions, 2010) et démontre que son titre n’est en rien une métaphore. C’est d’ailleurs une autre des grandes qualités de ce livre que de déployer avec une grande clarté une critique de la novlangue employées dans cette chasse impitoyable ce qu’elle entend dissimuler, ce qu’elle a de mensonger, hypocrite : « mise à l’abri » , « zéro point de fixation » , « humanité et fermeté », « socle humanitaire », « appel d’air ».
Le seul objectif de cette salade de mots est de masquer l’épanouissement sans cesse renouvelé d’une politique qui va à l’encontre de tous les droits fondamentaux.

Le journaliste revient également sur l’histoire des arrivées d’exilé·e·s dans le Calaisis pour l’Angleterre : ils sont environ 200 à venir du Kosovo en guerre à la fin des années 90, ce qui mènera à l’ouverture du centre d’accueil de Sangatte, commune limitrophe de Calais, à l’été 1999. Plus de 65000 personnes passeront par le centre mais il sera fermé en novembre 2002 par un ministre de l’intérieur en pleine opération de séduction sécuritaire : Nicolas Sarkozy. «Nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigration clandestine dans le monde» proclame le futur président, nourrissant l’idée mensongère qu’essayer d’accueillir un peu dignement l’exil constitue une incitation. Ignorant volontairement l’inévitable catastrophe humanitaire à venir. Les dictatures, les guerres, les chutes de régime brutales, la misère jettent en permanence sur les routes des personnes, des familles contraintes de surmonter d’innombrables épreuves pour se construire une vie digne d’être vécue. L’Angleterre est l’horizon pour un certain nombre d’entre eux et le chemin pour y parvenir passe par Calais. Mais ces personnes pourraient aussi bien s’installer en France si leurs droits fondamentaux, quant au séjour, étaient respectés sur ce bout d’enfer où ils ont atterri. Mais la politique mise en place est simple : il s’agit tout autant d’empêcher de partir, que d’empêcher de rester.

L’après Sangatte mènera à la constitution d’autres « jungles » fermée avec forces effets médiatiques par Besson, sinistre ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, en 2009. Puis c’est la constitution de ce qui sera appelé la « grande jungle ». Son démantèlement spectacularisé aura lieu en octobre 2016 sous l’impulsion de François Hollande et son ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve.

Witter raconte le marasme d’après le démantèlement de la dite « grande jungle » et la mise en place de la politique du « zéro point de fixation ». La grande cohérence sécuritaire et répressive des gouvernements successifs, leur faillite humanitaire commune, malgré les apparentes différences de couleur politique, témoigne d’une radicalisation droitière unanime au nom de l’hypocrite tandem humanité et fermeté :

À l’échelle de Calais, 85 % des moyens sont alloués à la fermeté, 15 % seulement à l’humanité.

En creux, c’est toute une évolution politique inquiétante de la France qui se lit sur cette côte d’Opale. Witter questionne ainsi le rôle des populations françaises dans ce désastre organisé, aux conséquences criminelles : qui cautionne, qui s’indiffère, qui aide ? Il raconte l’engagement, associatif, militant ; une majorité de jeunes, une majorité de femmes. Il dit aussi les solidarités locales face à la rouerie et la surenchère de la préfecture, de la police, de Natacha Bouchart, maire LR de Calais depuis 2008. Elles existent face aux fachos de Sauvons Calais, aux résultats électoraux du FN/RN, et les horreurs proférées en novembre 2021 à un exilé en train de se noyer par l’opératrice du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Gris-nez. 27 personnes trouvent la mort ce jour là dans la Manche. Le CROSS avait été contacté à 18 reprises. L’opératrice n’a pas envoyé de secours tout en tenant en aparté ces propos : « Allez pschitt ! votre migrant machin, là…». «  Ah bah  ! t’entends pas, tu seras pas sauvé  ! » Ou encore : « J’ai les pieds dans l’eau… bah, je t’ai pas demandé de partir. »

Dans un dernier chapitre nommé « Faire survivre laisser mourir », Louis Witter nomme le caractère criminel de ce violent maintien dans les limbes qui pèse d’un point innommable sur le psychisme des exilé·e·s et pousse à tenter le tout pour le tout afin de gagner le Royaume-Uni, ou d’au moins mettre un terme à une situation insupportable.

À Calais et à la frontière franco-britannique pourtant, on meurt chaque année de cette invivabilité. Les traversées dangereuses de la frontière en bateau conduisent, comme en 2021, les personnes à la mort. Les tentatives désespérées de grimper à l’arrière d’un camion lancé à 30 km/h conduisent, comme encore récemment, les personnes à la mort. Les maladies que l’on n’empêche pas de se propager dans les campements, faute de vouloir soigner, conduisent des personnes à la mort. Et le suicide, aussi, de celles et ceux qui ne voient plus d’issue heureuse à un parcours déjà souvent parsemé d’obstacles psychiques, psychologiques et administratifs vient le confirmer.

On regrettera que le livre passe relativement rapidement sur les multiples atteintes au corps dont se rend coupable la police sur la côte d’Opale1 ; une partie de ces violences sont nommées mais elles sont attribuées à des compagnies spécifiques de CRS et n’occupent pas beaucoup d’espace dans le récit et les analyses. Il ne parle pas non plus des inquiétantes et impunies chasses-lynchages qui sont le fait de civil·e·s.2. C’est dommage car cela masque quelque peu les liens profonds entre les chasses racistes des zones frontalières et celles du reste du pays.

Witter par contre explique très bien comment les autorités agissent illégalement, tordant la loi pour que ces expulsions intensives puissent perdurer. Il met aussi en perspective la situation calaisienne avec les chasses sévissant à d’autres frontières européennes, d’autant plus qu’il en a sillonné pas mal, ainsi que certaines zones de guerre que les éxilé·e·s fuient.

La chasse est omniprésente. Elle se deale entre états. Frontex veille et sévit toujours ; peu importe qu’on expose ses graves abus, peu importe qui dirige l’agence malfaisante.

Zéro point de fixation, ça ressemble au constat anodin d’un bricoleur du dimanche. Rien de bien grave, somme toute.

Mais la politique de la battue est terrible, honteuse et mortifère. Elle n’est que cela.


Cases Rebelles
_Mars 2023

  1. https://www.infomigrants.net/fr/post/43200/calais–nouvelles-accusations-de-violences-policieres-contre-des-migrants []
  2. https://www.liberation.fr/france/2015/10/01/ratonnades-en-serie-chez-les-migrants-de-calais_1395265/ []