Pourquoi « noir·e·s »?

Publié en Catégorie: AUTODETERMINATION, DECONSTRUCTION, PERSPECTIVES

Le langage que nous employons au quotidien, notre langage, a le goût de l’évidence. Nos mots nous viennent à la bouche et sans interpellation extérieure, ils n’ont pas de raison de changer. Je veux essayer d’expliquer ici pourquoi « noir » est un des mots que j’emploie pour parler de moi et pourquoi en conséquent c’est le terme qui me convient pour notre définition collective.

Nous sommes sœurs et frères d’Afrique et des Antilles.
nous, afro-descendant·e·s, nous définissons comme Noir·e·s ;
Noir-e-s et pas un des mots issus de la stigmatisation ou de l’euphémisation.

Le terme « noir » n’est pas neutre. S’il en est venu à désigner des groupes humains ce n’est pas sans lien avec l’opposition morale noir/blanc qui prévalait et prévaut toujours en Occident, héritée entre autre du christianisme. Et même en latin, avant Jésus Christ, le noir est « inquiétant et néfaste, couleur des ténèbres et de la nuit, de la mort, du mal, de l’horrible et du repoussant ».1

L’Eglise avait aussi une perception négative de l’aspect physique des premiers Roms, parce que la doctrine chrétienne médiévale associait la lumière à la pureté, et l’ombre au péché. L’Eglise primitive rend compte de l’arrivée des Roms en faisant allusion à leur teint basané et au caractère malfaisant que cela semble démontrer.2

Mais « noir » est devenu le terme par lequel nous nous désignons, sans pouvoir maitriser le binarisme de valeur, de morale auxquels il est associé dans les esprits.
Dans nos esprits aussi ?
Je ne peux être catégorique mais je ne pense pas.
Sans estimer avoir réinventé la langue dans ma petite psyché perso, je n’utilise jamais – strictement jamais – des expressions du type « des idées noires, le mouton noir, etc ». 3

Depuis toujours, je me considère comme noir, me nomme ainsi. Dans ma famille, nous nous nommions ainsi avec évidence et fierté. Jamais quelqu’un de ma famille ne m’a désigné ainsi autrement que pour désigner une appartenance positive aux populations africaines et afro-descendantes. Je n’ai jamais pris le mot « noir » comme une insulte ou un terme dévalorisant.
Cet emploi du mot « noir »aujourd’hui pour nous n’a rien à voir avec du colorisme.

« Noir » n’est pas que ma couleur c’est ma race, en plus ma couleur c’est marron, ce n’est pas en nuançant l’appellation que les problèmes s’effaceront  4

« Noir·e » pour nous signifie africain·ne·s subsaharien·ne·s ou descendant·e·s d’africain·e·s subsaharien·ne·s.
Les indien·ne·s peuvent par exemple être de la même couleur de peau que les afro-descendant·e·s mais je n’emploie pas ce terme pour les désigner et je n’en ai jamais rencontré.es personnellement qui se désignaient comme ça, même si je sais que ça existe dans le cadre de la political blackness, concept très lié au Royaume-uni. Ça n’empêche pas qu’en tant que caribéen je peux me sentir très proche des indo-caribéen·ne·s descendant·e·s « d’engagé·e·s » par notre histoire commune. Mais la révolution de 1970 à Trinidad par exemple montra bien que l’union sous le terme « noir » n’était pas forcément pertinente :

Les dirigeants de Pouvoir Noir ont sous-estimé l’importance de ces divisions, et n’ont pas réussi à fournir les bases nécessaires au sein de la communauté indienne. Le terme « noir » d’ailleurs, généralement désignait des personnes d’ascendance africaine surtout. La plupart des Indiens ne se considéraient pas comme étant noirs.5

Mais je sais néanmoins que des individu·e·s, autres que des africains sub-sahariens et leurs descendant.es, peuvent se définir comme « noir.es », par opposition à «blanc.he ». Je ne sais pas si c’est très répandu, je n’ai pas de jugement particulier là-dessus, et je l’ai exclusivement lu ou entendu dans des trucs universitaires ou militants ; sans doute cela produit-il de l’unité.6

Pourquoi noir et pas un autre mot ?
Lequel ?

Nègre ?
Notre vécu lexical est inévitablement lié à un contexte. Mon expérience du mot nègre ne peut pas se distinguer du fait que j’ai grandi en France. Les blanc·he·s que j’ai rencontré.es enfant qui utilisaient ce mot étaient systématiquement des racistes tendance vieille école ; qui n’avaient pas encore appris ou n’apprendront peut-être jamais le politiquement correct. Faut-il s’en désoler ? Non. Au moins leur racisme était explicite.
Le mot «nègre» est aussi employé très fréquemment par les blanc·he·s ou d’autres comme synonyme d’esclaves. Des québecois·es amnésiques qui oublient facilement qu’il y a eu de vrai·es esclaves chez eux/elles (africain·ne·s et amérindien·ne·s) ont pu se dire « les nègres blancs d’Amérique ». Yoko Ono et John Lennon ont écrit et chanté l’indéfendable « Woman is the nigger of the world ».

Et il y a quelque temps, le débat aux États-Unis avait été réactivé par exemple par des pancartes « Woman is the nigger of the world » lors des « slutwalk ».
Les phrases de type les « X » sont les nègres de « Y » c’est clairement de la merde ! Les nègres ce sont les noir·e·s et c’est tout. « Les femmes » ne sont pas les « nègres » de qui que ce soit pour la simple et bonne raison que « les femmes » comme un tout global unifié ça n’existe pas. Quand des femmes blanches ou d’autres usent de ce genre de métaphore pourrie déjà ça invisibilise le fait qu’il existe des femmes « nègres », des « négresses ». Si les femmes sont les « nègres » du monde alors les « négresses » elles, sont les « nègres» de qui ???!

Il est aberrant d’user des terme « nègre/négresse » comme synonyme d’esclave, comme si c’était une fonction, ceci tout en prétendant faire fi du racisme ou pire, en prétendant rendre hommage à la souffrance des esclaves! Si pour un·e blanc·he c’est la seule façon pertinente de rendre hommage aux victimes de l’esclavage il/elle devrait envisager le lancement de sa section Ku klux klan.

Et même quand il s’agit de parler de la « traite »7 c’est à dire de la mise en esclavage et la déportation des populations noires, je refuse l’usage du mot « nègre ». C’est pas parce que ça se disait à l’époque que c’est cool de continuer à employer le mot. Quand je parle des deux premières guerres mondiales les allemand.es ne deviennent pas des « boches » et quand on discute croisades entre potes·ses on parle pas d’« infidèles » ou de  «mécréants » .

Il est consternant de constater la réticence énorme de certaines personnes blanches à cesser d’utiliser le terme « nègre ». Je m’étais une fois embrouillé avec l’employé technique municipal qui devait régler les lumières d’une salle de spectacle. Il avait commencé par dire qu’il ne pouvait pas faire son boulot parce qu’il lui fallait le « noir ». Ensuite il a enchaîné en disant : « il me faudrait un nègre, y’en a pas un dans le coin que je puisse martyriser ? ». Les connexions racistes semblent ici trop évidentes pour qu’on les nie. Et pourtant. Face à moi le monsieur blanc en question a dit qu’il s’excusait mais qu’en même temps il ne pouvait pas changer sa façon de s’exprimer, que c’était ce qu’il était et que c’était juste une façon de s’exprimer…

J’ai pu lire dans le contexte hip-hop des pages entières de débat de gars blancs défendant leur droit à faire usage du mot, puisque « plein de rappeurs noirs le font ». Ceci semble bien entendu inévitable quand la partie la plus visible du hip-hop est un ramassis aliénant de racisme, sexisme, homophobie, capitalisme.

Le terme est parfois utilisé en France dans le langage courant, en lien avec la négritude. Cet emploi tient de la posture surtout que la négritude était loin d’être au niveau littéraire un mouvement basé sur le langage populaire ou parlé ; lisez le Cahier d’un retour au pays natal vous verrez que ça n’a pas grand chose à voir avec NWA.

  NWA : « Niggaz 4 Life »

En France, écrire « nègre » c’est une chose, le dire en est une autre. Et comment faire abstraction de la classe sociale ? Imaginons un journaliste parisien qui écrit un papier sur Césaire en le qualifiant de « nègre ». On peut comprendre l’intention historique, littéraire, etc…
Imaginez le même journaliste employer le terme « négresse » pour désigner la femme sous-payée qui garde ses enfants ou fait le ménage dans son appartement aux dimensions et au luxe indécent. Imaginez-le, nommer ainsi, le peu de population qu’il croisera en vacances, au hasard…en République dominicaine.
Ça vous semble toujours correct le mot nègre ? L’usage écrit, et avec des guillemets nécessaires je pense, en référence à un mouvement précis à une époque n’a rien à voir avec l’usage oral.

« Nègre » est aussi employé en français en référence au « neg » créole. Aux Antilles francophones, il me semble évident que « nègre » ou « neg »  sont plus fréquents à l’écrit et à l’oral. Mais on est là en situation de diglossie complexe où se mêlent un tas de dimensions ; classe sociale, groupe ethnique, âge, etc. Il faudrait une analyse socio-linguistique pour  décrypter les usages. Et les différences conséquentes de sens d’avec d’autres espaces francophones comme la France, la Belgique, la Suisse, le Québec, où les populations noires ne sont pas du tout majoritaires. Mais même aux Antilles un blanc, béké ou touriste, n’a pas intérêt pour sa santé à m’appeler « nègre » ou « neg ».

Aussi important et capital qu’ait été le mouvement de la Négritude pour les noir·e·s de toute la planète, il n’a pas désamorcé la violence du mot « nègre » jeté par un blanc·he à un·e noir·e. Vous pouvez vous gargarisez du désormais célèbre « le nègre vous emmerde »8. Ça vous fera au mieux une repartie, mais ça ne vous fera pas oublier que vous répondez ainsi parce que vous savez qu’on vient de vous qualifier de « nègre »ou de « négresse » pour vous blesser.

Par contre, il ne m’appartient pas de juger les noir·e·s qui se définissent, se nomment ainsi, peu importe d’où ils viennent. User du mot « nègre » ça a pu m’arriver, et m’arrivera peut-être encore, mais… il me semble personnellement inconcevable où je vis d’encourager l’usage du mot « nègre » puisque je ne peux pas l’encourager inconditionnellement.
Le sens dont il est chargé varie en fonction de l’utilisateur sur une échelle qui va du plus rassembleur, unificateur, émancipateur comme quand un-e noir-e me nomme ainsi en lien avec notre négritude, au plus glaçant comme le « sale nègre » que me jettera le raciste lambda. En raison de mon expérience, il est justifié que je réserve un accueil très très frais aux blanc.hes qui m’appelleront ainsi. Parce qu’ici on m’a plus souvent insulté avec ce mot que valorisé.

Le retournement du stigmate ?
Je suis assez flottant sur les stratégies de retournement du stigmate. J’y crois et j’y crois pas. Mais je respecte ces choix. Je comprends le fait que des groupes, des individu.es s’auto-définissent avec les mots péjoratifs. Il serait déplacé de ma part de juger. Je comprends la réappropriation, la subversion et la résistance qui peut aller avec la démarche.
Mais dans la mesure où perso je n’accepte pas que n’importe qui m’appelle « nègre » (encore moins « négro » !!!) je ne m’autorise pas un mot comme « pédé » par exemple et je reste suspicieux.
Suspicieux aussi parce que je connais des homophobes qui sont passés du « pédé » péjoratif à un supposé « pédé » d’affirmation et de fierté puisque « tu vois bien, eux même s’appellent comme ça ! ». Et tout ça sans transition, sans remise en question.
Suspicieux aussi parce que le fait d’appartenir à un groupe ne nous prémunit pas contre le mépris à l’endroit de notre groupe. Ce n’est pas un scoop, un.e noir.e peut véhiculer des idées racistes envers les noir.es. Les mouvements récents ont bien montré, s’il le fallait, qu’on peut être homo et homophobe, etc.
Je n’accepte pas qu’un·e blanc·he ou un·e autre non-blanc·he vienne m’expliquer qu’il peut m’appeler « nègre » parce que son « ami·e noir·e » lui a donné l’autorisation. Son « ami·e noir·e » lui a donné une autorisation qui concerne uniquement LEUR espace relationnel : cela ne lui permet pas de parler de nègre·sse  en s’adressant à moi ou en s’exprimant publiquement!

Suspicieux aussi parce que des prétendus retournements du stigmate sont souvent utilisés par des dominant.es pour s’encanailler avec un vocabulaire limite aux dépens de groupes dominés.

Il me semble au fond que le retournement est un outil contextuel.

*     *     *

What’s up nigger !

« C’est la mode des yo, des check
Des mecs qui s’appellent niggger
J’trouve cette mode moche comme la face de Freddy Krueger »9

J’ai vu avec le début des années 90, le mot « négro » réapparaitre en français par le biais du « nigger/nigga » du rap américain, notamment californien (NWA en tête) et les films américains urbains classiques de cette époque (Menace II Society, New Jack City, Boyz in The Hood).
Ce mot n’avait connu qu’une très très courte absence du langage commun, voire pas d’absence du tout pour certaines personnes. On était passé·es de l’insulte brûlante des cours d’écoles et des passages à tabac, au « négro » gangster, californien et cool. Il a envahi le rap français et il est pas mal resté.
J’ai entendu ce négro « convivial » dans de nombreuses bouches que j’aurai bien cassées.
Les débat sont fréquents sur le mot « nigger/nigga » aux États-Unis ; Internet en regorge. Je suis du groupe qui pense que ce mot ne peut pas être désamorcé, parce que j’ai aucune envie qu’un blanc m’interpelle de la sorte et je n’ai aucune envie d’écouter un blanc hurler « nigger/nigga » dans ces chansons. Et comme c’est délicat de condamner l’usage d’un mot par les blanc·he·s quand des noir·e·s l’utilisent massivement dans de la culture populaire diffusée largement je suis pour le pas de «nigger/nigga » du tout.
Aujourd’hui en France les formes, les modes d’expression du racisme ont changé. Mais les personnes qui m’ont traité de « nègre » ou de « négro », à l’école par exemple, avaient à l’école le même âge que moi, ils ont eu des enfants, etc. Ils sont encore là. Je ne vois pas quel travail miraculeux individuel ou de la société française les aurait contraints à  prendre pleinement conscience de leurs actes et à changer véritablement…

Alors oui je peux comprendre les stratégies de retournement du stigmate mais si t’adores dire « nègre, négro, pute, pédé, prolo » et que t’es un homme blanc riche hétéro, je crois qu’on a un problème.10

Et black alors ?
Je pourrais vous renvoyer l’excellent morceau de Sked Skwad ou à l’entrée « black » que nous avions fait dans le petit dictionnaire partial et partiel de la négrophobie.

Juste avant l’invasion du mot « négro » en France on a fait semblant de se laver la bouche avec le détestable mot « black ». L’idée même qu’utiliser un terme en anglais en enlève la dimension péjorative est d’une absurdité sans nom. Si dans « black » vous n’entendez pas toute la symbolique comprise dans « noir » à laquelle s’ajoute la langue de bois héritée des années PS, SOS Racisme, vous êtes soit très mauvais.es en anglais, soit d’une naïveté dangereuse.

Pour moi le « black » c’était Yannick Noah. C’est la France socialiste qui a eu besoin de se trouver un mot pour distinguer les noir·e·s qui devenaient médiatiquement visibles de celles et ceux qui continuaient à raser les murs ou qui se battaient dans les foyers depuis le début des années 70. Ceux-là on avait pas trop éprouvé l’envie de les qualifier de « blacks ». Tout comme les autocrates africains, Mobutu, Bokassa… avec qui la France était en affaire. C’était pas des «blacks» eux non plus, il me semble.
Le mot « black » pue l’hypocrisie, le non-dit. Le jeunisme aussi vu qu’il désigne rarement les migrants mais leurs enfants. Il dénote aussi d’une fascination pour les noir.es américain.es comme objets de divertissement, facilitant la réhabilitation des autres noir·e·s. Le mot « black » met bien plus à l’aise les personnes qui l’utilisent que celles qui sont désignées par lui.
Le mot « black » se veut « cool ». Détendu « de fait » sur ce qu’il prétend énoncer sans le dire : la race. C’est une contorsion. Pas un mot chargé de sens. Mais un mot éclatant dans son esquive maladroite.

Bien entendu, puisqu’il est toujours question de contexte ce que je dis n’est pas forcément valable dans un espace ou français et anglais se mêlent constamment  comme le Québec…

Pourquoi pas afro, africains ou afro-descendants?
Afro, africain, oui j’estime l’être. Même si je suis descendant d’africain·e par l’esclavage donc ignorant de l’exacte localisation de mes racines africaines. Personne n’attend là-bas de mes nouvelles ou mon retour. Je suis symboliquement et réellement africain descendant d’africain·e·s razzié·e·s. Je ne peux pas me dire africain au même niveau que des continentaux ou des africains en migration ou des enfants d’africains. En tous cas, les « vrai·es » africain.es ne m’accordent pas tout le temps ce « droit » et donc en grandissant j’ai appris à ne pas essayer de me faire reconnaitre comme tel. Mais n’empêche que je me sens profondément  africain à ma façon et ce n’est pas en référence aux origines de l’humanité.
Par contre, on ne peut poser une équivalence stricte entre Afrique et population noire : ça invisibilise des populations du Maghreb que personnellement je ne désigne pas comme noir·e·s et qui ne se désignent pas comme ça en général.
Et par ailleurs même si quand on pense noir·e·s et Afrique on pense à l’Afrique subsaharienne, n’oublions pas tout de même – comme il est coutume de le faire – qu’il y a aussi au Maghreb des noir·e·s, des individu·e·s, des communautés, originaires d’Afrique noire, notamment issues de l’esclavage, et ce depuis des siècles.

Par ailleurs pour ce qui est de notre collectif, il y a des africain·e·s dans CASES REBELLES aux liens beaucoup plus directs avec le continent.

Afro-descendant-e-s ?

Oui je suis descendant d’africain·e·s.
Mais qui utilise ce terme de manière courante?

Ensuite, afro-descendant.e me semble surtout un terme pour désigner la diaspora et même pas toute la diaspora. Les migrant·e·s et parfois leurs enfants après plusieurs générations continuent à se désigner comme africain.es. Ou se désignent par le pays d’Afrique où leur famille est attachée, sans doute parce qu’ils/elles identifient la partie de l’Afrique à laquelle ils restent lié·e·s contrairement à moi qui n’en sait rien.

Afro-européen ? Je le suis. Et il est urgent de donner des mots, de la consistance, de récupérer les histoires, les expériences liées à l’existence indéniable des afro-européen·ne·s. Il est urgent qu’au sein de l’Europe des liens politiques se fassent, etc.
Mais bon encore une fois dans le langage courant si j’ai un rencart avec quelqu’un pour me désigner je me vois mal dire « alors je suis un afro-européen d’1m85 bla bli bla bla ».  Surtout que c’est pas vrai ; je suis un peu moins grand que ça…

Et « de couleur » ?
Dans l’excellent documentaire U People d’Hanifah Walidah, une des protagonistes commence par dire que « de couleur » c’est une expression qui lui convient, qu’elle trouve ça génial pour se définir puis dérive avec beaucoup d’humour pour dire que de toute façon à part peut-être « quelques personnes en Angleterre » tout le monde est de couleur. Je ne suis pas super bon pour raconter des blagues mais dans le film c’est très drôle. « De couleur » ça ne veut pas dire grand chose en dehors « d’une autre couleur que les personnes considérées comme blanches » qui ne sont en réalité ni blanches, ni incolores… Encore une fois je peux comprendre l’usage mais c’est complètement centré sur une perception « blanc·he ». Et puis en français, ça me fait souvent au mieux un effet d’anglicisme, au pire une formulation entre euphémisme et/ou mépris.

L’importance de la sémantique ?
Pour certain·e·s un mot n’est qu’un mot ; il ne peut pas faire de mal.
Je ne suis absolument pas d’accord.
Même s’il y a des violences plus évidentes, plus grossières, plus conséquentes, nous sommes constitué·e·s de mots, de langage. Cela nous construit, nous motive, nous blesse et parfois nous détruit. Bien entendu nos marges de manœuvres et de résistance varient et restent liées à d’autres facteurs, comme la classe sociale par exemple. Oui les universitaires, les chefs d’entreprise, les cadres sups, les architectes noir.es ont d’autres ressources pour atténuer, moduler l’insulte qui va jaillir dans la rue, à la télévision, sur internet… Les noir.es pauvres, âgé.es ou jeunes, qui se font déjà pas mal piétiner par l’école, la police, le patronat n’ont pas beaucoup de ressources pour mépriser un vocabulaire dont la dimension négative colle à merveille avec le traitement que la société leur réserve. Mais plus globalement le fait d’être noir·e et femme/ trans/ non-hetero/ handi, etc., ajoute autant de fronts sémantiques, de possibilités d’être blessé·e·s et de cumul des conséquences.
Apparemment tout le monde ne partage pas mon ressenti sur les mots. Je l’entends.

Les mots sont-ils ce qu’il y a de plus important ?
Je n’en sais rien. Je refuse de me prononcer là-dessus. Je le redis : les mots, le langage nous construisent très tôt.
Mais il n’y a pas de sémantique absolue. J’ai pu être emporté dans certains cadres collectifs restreints par le terme « nègre ». Et oui j’ai vibré en lisant l’œuvre de Césaire, dans le rapport intime et sécurisé de la lecture. Mais ma vieille voisine blanche quand elle me parle de «nègres » ne pense pas à Aimé Césaire11 et ne cherche pas à créer de la proximité mais de la distance.

On ne décrète pas en solo la toxicité ou la non-toxicité d’un mot. Un mot n’existe que dans la communication, dans l’échange, dans le rapport unique qu’il crée entre la personne qui l’envoie et celle qui le reçoit.

Mais la sémantique ne doit pas nous diviser même si ma mâchoire se crispe quand des noir·e·s me parlent de « blacks », ou que des noir·e·s qui ne fréquentent pas d’autres noir·e·s parlent à tout bout de champs des « nègres » ou de « négros ».
Je ne souhaite pas que la sémantique nous divise parce que je ne rêve pas d’imposer un terme définitif contre d’autres termes qui seraient « inacceptables ».
Aussi vital qu’il soit le langage se construit en collectif ET dans l’intime. Il n’est JAMAIS neutre ou objectif.
Ni le mien, ni le vôtre.

Aout 2013 M.L. – Cases Rebelles

  1. Dictionnaire des mots et expressions de couleur, Annie Mollard-Desfour []
  2. Les Roms dans l’Europe contemporaine : les exclus de l’intérieur, Ian Hancock, 2003 []
  3. sur ce sujet La langue est piégée de Neg Lyrical est un super morceau []
  4. Sked Skwad « M’appelle pas black » []
  5. The Challenge to the Post-Colonial State: A Case Study of the February Revolution in Trinidad, Herman L. Bennett. []
  6. Cet emploi est similaire à mon emploi du terme « non-blanc.he ». Et je sais que « non-blanc.he » n’est pas très satisfaisant comme terme puisqu’il maintient la « blanchité » comme référent ultime.  Mais dire  « noir.e » pour toute personne qui n’est pas blanche maintient de fait une binarité assez factice. Mais c’est vrai que la race est de toute façon quelque chose de fabriqué. Je ne m’embarquerai pas non plus ici à expliquer le peu de pertinence que je trouve au terme  « racisé·e ». Une prochaine fois peut-être. []
  7. Je mets des guillemets parce que l’emploi persistant de ce terme renvoyant à une simple opération commerciale est l’une des grandes victoires du vocabulaire esclavagiste. []
  8. J’avais féminisé « nègre» initialement mais ça me semblait bizarre de réécrire l’histoire et de combler une absence. On ne peut pas dire, il me semble, que la négritude ait fait beaucoup de place aux femmes en tant que sujets malgré l’importance capitale de l’avant-garde constituée par les sœurs Nardal et les travaux fondamentaux de Suzanne Roussi, souvent reléguée au rang de « femme de». []
  9. Fabe, « Des durs des boss, des dombis » []
  10. c’est pas le lieu mais je vous expliquerai bien ce que je pense des jeunes de bonne famille qui emploient « wesh ! » à tous les étages… []
  11. et je me demande si ce dernier à la mairie appelait ses collègues noirs, « nègres » et « négresses » []