INTERVIEW
Touhfat MOUHTARE : "Toujours une petite lueur d'amour quelque part"
Le deuxième roman de Touhfat Mouhtare, Le Feu du milieu, est une œuvre exaltante qui plonge dans un univers qui fait vibrer les sens. Le récit où s'entremêlent conte et réalisme se déploie aux Comores à une époque indéterminée, fictive. Gaillard et Halima les deux protagonistes du livre, toutes deux issues de classes sociales très différentes, sont confrontées à différentes époques de leurs vies, aux réalités de leurs conditions sociales respectives. Au fil de pérégrinations marquées par le merveilleux se tisse la trame d'une relation complexe et au moyen de la fiction, l'auteure énonce des questionnements enthousiasmants sur le genre, la spiritualité, l'amour et les héritages historiques comoriens.

Par Cases Rebelles
Mars 2023
Nous avons rencontré Touhfat Mouhtare lors du festival littéraire Atlantide qui s’est tenu à Nantes en mars dernier. Dans cette interview l’autrice nous parle de transmission, de sa vision de la littérature et de féminisme.
CASES REBELLES : Comment est-ce que tu aimerais te présenter ?
Je m'appelle Touhfat et je suis romancière. Tout simplement. (rire)
Comment en es-tu venue à l'écriture ?
J'ai commencé à écrire très jeune, c'était en CM1. J'avais un professeur – un instituteur, au Congo Brazzaville qui proposait de regarder le journal, les faits divers et d'écrire la suite. Mais d'écrire seulement un paragraphe. A l'époque j'étais très touchée par les conflits au Kosovo, je regardais les vidéos de toutes les familles qui étaient obligées de partir et j'écrivais la suite. J'essayais de leur inventer de meilleurs lendemains. Je me suis prise à l'exercice, et depuis je n'ai plus arrêté.
Avant Le feu du milieu, tu as écrit deux autres livres...
Tout à fait, j'ai écrit un premier recueil de nouvelles qui s'appelle âme suspendue qui traitait déjà de la question des femmes. C'est une époque où je me questionnais, ou m'interrogeais plutôt. Et le deuxième livre est un roman, qui s'appelle vert cru, qui questionne aussi – qui s'insurge peut-être parfois contre certaines choses, certaines pratiques, certaines manières de penser, qui, pour moi étaient nuisibles aux femmes. Cette question-là m'obsédait beaucoup, et puis avec Le feu du milieu, je suis entrée dans une envie de dialogue.
Ton roman est éminemment politique. De ce point de vue, comment tu te situes ?
Je pense que le politique est partout. Je pense que toutes les batailles ont besoin d'être menées, et je pense que la première bataille se mène à l’intérieur. Déjà à l’intérieur de nous-mêmes, et à l'intérieur de la relation avec l'autre. Je ne me sentirais pas honnête aujourd'hui par exemple si je mène une lutte sur le sujet de la place des femmes si à l'intérieur de ma relation avec les autres, je n'ose pas moi-même affirmer ma liberté. Après ça peut être un moyen d'affirmer sa liberté à l'intérieur que d'aller vers l’extérieur pour se battre ; aller chercher de l'énergie. Mais je préfère ma démarche de commencer par l'intérieur. Je suis convaincue que c'est comme ça que ça peut rayonner vers l'extérieur.
En parlant de l'intérieur, ton oeuvre est aussi une sorte de transmission...
Oui. Au début je pensais que je racontais quelque chose à mes enfants. J'ai une petite fille et un petit garçon. Et j'avais envie de leur raconter quelque chose : comment moi je le pensais, d'où je venais, comment je me positionne. Je me suis rendue compte que c'était d'abord à moi que je racontais l'histoire. Eux, ils raconteront leur propre histoire. Mais pour qu'ils puissent se sentir libres de la raconter, il faut que moi d'abord, j'ose me raconter. Et en me voyant faire, peut-être que, eux auront envie de raconter la leur d'une manière ou d'une autre, pas forcément en écrivant mais en tout cas en me libérant moi, eux seront plus libres.
Comment as-tu appréhendé le fait d'avoir des enfants en France, en tant que personne migrante, par rapport à l'éducation et justement à la transmission, etc. ?
C'est vrai que j'ai eu une éducation musulmane, une éducation de valeurs véhiculée par un islam humaniste. Je pense que ces valeurs-là, je les perçois comme un flambeau que les peuples se passent entre eux. Ça n'a pas d'identité, ça n'a pas de territoire, ce n'est pas défini par la géographie. Il se trouve juste que je suis née aux Comores. Il y a un poète autrichien Rilke qui dit qu' « on nait plus ou moins quelque part, tous, mais que c'est en soi-même qu'on va composer le lieu de sa naissance ». Quelque chose comme ça. Cette phrase-là m'a complètement libérée parce que dès petite je côtoyais des populations de partout, je suis allée partout, je me suis reconnue partout. Je pense qu'il est important de se demander d'abord au fond de soi quel est l'endroit dans lequel je sens que mes valeurs sont portées. Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont atteintes. C'est toujours un idéal. On est des humains, n'étant pas parfait·e on peut trébucher. Mais on a ce cap, on vise un cap. Pour moi, pour l'instant, la France est un endroit où je rencontre énormément de personnes qui visent ce cap. Tant que je rencontre cela, je serai sereine par rapport à ma progéniture, à moi. Je pense que le jour où je me rendrais compte que ce cap-là n'est plus visé, là j'aurais peur.
Concernant la table ronde tenue au festival Atlantide « réinventer le conte », dans lequel tu participais avec Beyrouk un auteur mauritanien, vous parliez à un moment de la difficulté de traduire certains mots, certaines expressions. Pour toi, comment c'est d'écrire, de se restituer, dans la langue de l'autre ?
C'est intéressant parce qu'on a en tête un lecteur qui ne connaît rien de ce que vous vivez, de ce que vous avez reçu. C'est vrai qu'au début on peut être un peu heurté·e. On se dit « ce n'est pas juste, je ne peux pas écrire dans ma langue maternelle, je ne peux pas le faire comme je le voudrais comme les grands poètes de ma langue maternelle » ; et en même temps c'est comme si je parlais à mon nombril quoi. Je parle aux comorien·ne·s d'une manière qui les interpelle mais ils et elles connaissent mes repères et mes références alors que si je me prête à l'exercice d'écrire dans la langue de l'autre, ça me force à expliquer, à me rendre compte que ce qui me paraît évident à moi ne l'est pas forcément pour l'autre. Ou alors ça revêt un autre visage à l'autre. C'est là qu'a lieu la rencontre. C'est un exercice passionnant, de prendre un seul mot dans ma langue qui ne se dit pas en français et de chercher dix milles phrases qui vont réussir à traduire ce mot. Je trouve ça très beau parce que derrière un mot, il y a une culture, un langage, une façon de penser. On se rend compte qu'une fois qu'on l'a fait, les lecteur·rice·s de chez nous se redécouvrent à travers ce que l'on écrit.
D'ailleurs, j'ai beaucoup souri durant ma lecture quand je lisais certaines phrases ou expressions comme : « Hodi », ou alors ce concept d'aller chercher chez le voisin un peu de bois incandescent (de la braise) qu'on transporte dans des demis noix de coco. Ce sont des images de mon enfance qui me reviennent et qui m'ont fait chaud au cœur parce que par exemple, quand je lis des histoires qui se passent en occident, souvent j'ai du mal à imaginer alors que là tout de suite les images me venaient et s'interposaient très naturellement.
Oui, en fait on a tendance à minimiser toutes ces expériences. À croire qu'elles ne valent rien parce que ce n'est pas moderne, parce que ça n'apporte rien au monde. On a tendance à croire ça et du coup on a gardé en secret. On a gardé des choses très secrètes. Les gens seraient heureux de les découvrir et même on se rendrait compte qu'en fait on ressemble beaucoup plus au monde qu'on ne le croit. Quand on parle des braises, il y a des gens ici qui m'en ont parlé aussi, ils disaient que « nous on les recueillais dans d'autres formes de récipient ». C'est magnifique, on découvre d'autres choses, on se rend compte que finalement on se croyait seul au monde. C'est un gros piège aussi, dans le livre on disait qu'on est le nombril du monde, que tout ce qui se passe dans l'île ne se passait jamais ailleurs et on se rend compte qu'on se ressemble beaucoup plus que ce que l'on croyait et là le dialogue peut se créer.
Quelles sont tes références littéraires ?
J'en ai plein ! C'est-à-dire que ma bibliothèque elle est pleine et mon livre est un peu un livre métis. Il y a un livre que j'ai beaucoup aimé qui s'appelle « Circé » qui a été écrit par une femme, une américaine Madeline Miller où elle revisite la mythologie grecque à travers des personnages complètement insignifiants ; comme la sorcière Circé qu'on connait juste comme étant la sorcière qui a capturé Ulysse, qui l'a séquestré et qui a transformé ses marins en petits cochons. Voilà c'est tout ce qu'on sait. Et elle, elle change son image, raconte son histoire. J'aime beaucoup cette démarche parce que quand j'écris, je suis toujours du côté des opprimé·e·s. Il y a un conte comorien qui parle d'une princesse qui a été « arnaquée » entre guillemets par une servante. Et dans les contes comoriens qu'on me racontait, c'est toujours comme ça. Il y avait toujours une morale à la fin où la servante, l'esclave, la bonne c'est toujours la méchante, la mauvaise. Ou l'épouse aussi, celle qui veut faire tout foirer. Quand j'ai lu Circé je me suis sentie légitimée. Quand j'écris je suis plus du côté de celle qui sert et qui paie le prix cher à la fin ; que du côté de celle ou celui qui est privilégié. Pas par engagement moral ou parce que je pense qu'ils ou elles sont meilleur·e·s que les autres – on est tous·tes pareil·le·s - mais parce que je trouve que c'est intéressant de raconter leur point de vue.
Je rebondis sur ce sujet. Je sais qu'à Madagascar, l'histoire de l'esclavage dit « traditionnel » reste encore très tabou, où dans ce système de caste il y avait les « andriana » les nobles et puis les « andevo », les esclaves/serviteurs. Donc aux Comores il y a eu le même système...
Oui. En fait dans l’Afrique bantoue, certains livres montrent que ce système-là existait bien avant l'esclavage européen ou arabe. Aux Comores oui ça a tout naturellement existé pendant longtemps. Il y a même des liens, des gens dont on pense qu'ils sont des cousin·e·s – je ne sais pas si tu as déjà rencontré ça mais parfois on te dit « ah untel est de notre famille, on le connait bien », et quand tu demandes « ah oui ? Par quel lien il est de notre famille ? », on ne sait pas trop te répondre ou on te dit « ah bah depuis longtemps en fait. Sa mère était à la maison, ou sa grand-mère... que voilà il y a une entente ». Et bizarrement ce sont toujours ceux ou celles qui amènent à manger, qui emmènent à l'école, qui amènent des cadeaux. Ils·elles viennent demander à ton père ou à ta mère leur autorisation pour telle ou telle chose. Ton père et ta mère sont un peu la main qui donne. C'est là que tu commences à comprendre les rapports. Dans la langue aussi, tu me parlais des vocabulaires qui désignaient les « supérieurs » et les « inférieurs », dans la manière de se percevoir. Par exemple quand tu vois deux sœurs l'une est très claire de peau et l'autre foncée, tu entends « oui elle est jolie sa sœur, elle est foncée mais elle est jolie ». Il y a ces vocabulaires-là. Il y a le nez « ma pauvre on ne t'a pas donné le plus beau nez », les cheveux aussi « c'est dur de coiffer tes cheveux, ils sont moches, regarde l'autre ils sont lisses, ils sont magnifiques ». Et c'est très dangereux. Même quand on en a conscience on le reproduit sans faire exprès. Je me retrouve parfois à m'exaspérer quand je n'arrive pas à coiffer une nièce. Après j'essaie de me reprendre, mais c'est pas facile parce qu'on te l'a inculquée depuis si longtemps. En plus on ne nous apprend pas à en prendre soin selon la manière dont ils sont faits. Donc toutes ces choses-là participent au fait qu'on se déteste soi-même. C'est pour ça je pense que c'est important d'en avoir conscience et de le raconter dans des histoires et de se donner le temps. Ça, ça été dur : d'accepter qu'il va falloir du temps. C'était difficile à accepter, je voulais que ça change tout de suite, j'ai compris que non. C'est à changer de l'intérieur donc il faut chercher les sources, découdre petit à petit. C'est long, mais ça se fera.
Il y a une chose qui interpelle dans Le feu du milieu, c'est tout cet amour qui circule entre les personnages. Tout le livre est traversé par l'amour ! Même dans ta manière d'écrire, de raconter l'histoire, on sent qu'il y a un véritable amour...
Je trouve qu'on en manque beaucoup dans l'écriture, dans les livres. Je trouve que ça manque d'amour, on recherche beaucoup trop les faits, le style, faire sensation, montrer qu'on sait écrire, qu'on a bien maitrisé tous les codes, etc. Je trouve qu'il y a trop d'égo quand je lis des livres en ce moment. Peut-être que ce n'est pas juste en ce moment mais souvent, depuis que je lis, depuis que j'aime lire, c'est très rare que je tombe sur des livres qui montrent de l'amour à la fois pour les personnages, pour l'histoire, pour les lecteur·rice·s, pour les lieux. Et quand je cherche des livres, je cherche des livres qui sont gentils avec moi. Je ne lis pas forcement des feel good books tout ça, mais je vais peut-être de temps en temps en lire pour me vider la tête. Souvent dans la littérature classique on va dire, les livres ou les auteurs comme Marc Levy, Guillaume Mussot, David Foenkinos, Virginie Grimaldi ; tous ces livres un peu mélange entre romans et développement personnel on se plaint beaucoup du fait qu'ils se vendent beaucoup plus que des livres un peu plus exigeants en terme de littérature. Moi quand je fais ce constat, j'ai envie de dire « bien fait pour vous » parce que quand on écrit on fait tou·te·s cette faute-là. Quand on écrit, on doit stimuler et chercher l’intelligence du lecteur. On ne doit pas sous-estimer son intelligence mais en même temps on ne doit pas se perdre dans la démonstration de sa propre intelligence. Malheureusement, comme on est humain·e, on se perd souvent là-dedans. Du coup il y a une espèce d’élitisme qui fait que tout le monde ne peut pas tout lire. Et aussi il y a le fait que quand on écrit en littérature, on doit dénoncer certaine chose parfois ou alors on en parle sans complaisance. Sauf que parfois quand on recherche à ne pas avoir de complaisance, à dénoncer quelque chose de pas bon ou à montrer son propre point de vue, son positionnement, on va le faire de façon violente et brutale. En se disant « oui moi je veux choquer ». Tu veux choquer mais est-ce que ton message passe quand tu veux choquer l'autre ? C'est quoi le but ? Est-ce que c'est réussir à faire passer ton message ou juste de dire « ouais je t'ai choqué·e » ? Moi je trouve que ça sert à rien. Est-ce que ton but c'est d'essayer d'élever l'esprit du lecteur ou de la lectrice en essayant d'élever ton propre esprit ? En disant voilà, « viens on fait un petit bout de chemin ensemble et on essaie de s'apprendre l'un à l'autre » ou ton but c'est « hey regarde comment je maitrise mon truc ». Ce sont deux positionnements complètement différents. Est-ce que ton but en tant qu'écrivain c'est de dire « je chemine, c'est dur et je sais que toi aussi tu chemines à ta façon et en fait j'essaie de créer un pont pour qu'on partage, pour qu'on parle de nos cheminements. », de dire « t’inquiète pas, le chemin que tu es en train de faire ce n'est pas un chemin anormal, regarde je suis en train de faire le mien ». Un peu comme quand on tient la main à l'autre pour qu'il puisse avancer sur son propre pont, sans essayer de le mettre sur notre pont comme nous. Malheureusement aujourd'hui je me rends compte que dans l'écriture, on a tendance à vouloir dire « regarde comment il est joli mon pont. C'est mon pont qu'il faut que tu suives. » Et en même temps, mon pont il est complètement inaccessible et si tu veux venir, il va falloir t'avaler plein de livres de ceci, de cela ; il va falloir être savant, il va falloir que tu t'armes de ton dictionnaire, etc. pour pouvoir me lire. Je trouve qu'il y a un côté très professoral dans la façon dont on écrit aujourd'hui. Et moi, ça me blesse en tant que lectrice, parce que j'ai besoin quand je lis de sentir que la personne qui a écrit ce qu'elle a écrit, elle l'a écrit en tenant compte de ma sensibilité, en se disant que peut-être ça va aider. Malheureusement j'ai eu l'impression que ça n'avait pas trop sa place en littérature. On appelle ça les bons sentiments, la naïveté. On va donner plein de nom comme ça pour discréditer cette démarche-là et moi c'est la démarche que j'ai décidé d'avoir. C'est pour ça que peut-être que si on sent de l'amour dans mes livres, moi c'est la plus belle récompense que je puisse avoir parce que ça veut dire que j'ai pu le faire. Pour moi ça doit servir à la personne qui lit. Si ça ne lui sert pas, que ce soit en la faisant rêver ou en la faisant se poser des questions ou en remettant en cause certaines de ses certitudes mais sans la brusquer ; si j'arrive à faire ces trois choses, j'ai gagné en fait. Mais si j'ai juste impressionné la personne qui m'a lue et se dit « wow elle est trop forte », ça ne m'apporte rien du tout. Ça ne sert à rien, ça n'a pas de sens, c'est complètement absurde. Du coup je ne suis pas une lectrice qui va lire beaucoup beaucoup de livres mais je vais lire des livres qui prennent soin de moi, de mon intelligence, de mon cœur.
Et concernant les personnages...
C'est un peu une allégorie de l'Histoire. C'est-à-dire l'histoire des populations, la rencontre des populations. Il y a toujours eu des guerres, des conquêtes, des épopées pour aller conquérir tel ou tel pays et à l’intérieur de ça il y a toujours eu des histoires d'amour. Ce sont ces petites histoires – toutes petites – insignifiantes à l'intérieur de la grande histoire qui sauvent l'humanité. C'est ça que je voulais montrer, en tout cas c'est sur ça que j'ai voulu travailler, transmettre comme message. À l'intérieur de la grande histoire du colonialisme, de l'esclavage etc., il y a toujours une petite lueur d'amour quelque part et c'est ça qui donne l'espoir que ça va, on est complètement pourri mais on va s'en sortir. On est grand·e·s, on est beaux·elles, grâce à cette toute petite lueur parsemée un peu partout à l'intérieur des grands mouvements de l'histoire.
Il est beaucoup question aussi de spiritualité. Est-ce que tu veux nous en dire plus ?
Je pense qu'il manque un gros pan, la moitié de la spiritualité. On parle des sages, des hommes. En islam j'ai souvent entendu : « oui il faut donner la même place aux maitres et aux pères », et à chaque fois je me demande « et la mère dans tout ça ? ». Même dans la religion chrétienne, oui les saints les prêtres, oui mais les femmes dans tout ça ? S'il y a des saints c'est parce qu'il y a une femme qui a posé à manger sur la table. Pourquoi est-ce qu'on nous oublie alors qu'on est quand même des êtres qui vivons des choses de façon particulière. C'est comme si être une femme c'était être handicapé. Dans le sens où être une femme c'est un handicap déjà, ce n'est pas dans le sens péjoratif. Il y a les hommes, il y a le monde avec les hommes ; et puis par accident il y a les femmes. Alors que non, on est vraiment deux. Si on est deux c'est parce qu'il y a une double spiritualité. S'il y a une double spiritualité, on en a manqué une grosse partie, la moitié. Donc je dirais que mon envie, si j'ai une ambition ce serait de restituer la vision féminine du monde. Pas par opposition à la vision masculine, pas pour l'écraser. Non, juste dire « c'est super, vous avez parlé, l'humanité a parlé par une de ses bouches mais elle en a deux. Donc j'ai envie de parler avec la deuxième comme ça on pourra parler pour de vrai. Faire quelque chose pour de vrai ». Il y a un proverbe comorien qui dit « on n'applaudit pas avec une seule main ». Pour l'instant il n'y a qu'une seule main qui applaudit. J'aimerais bien réveiller la deuxième.
Il y a d'ailleurs une figure de spiritualité au féminin...
Je pense qu'on a besoin de créer des mythes, il y a la mythologie grecque mais nous c'est des morceaux de mythes. Et ce n'est pas crédible. Parce qu'au bout d'un moment on finit toujours par te donner la vraie version qui vient du pays d'origine qui a enfanté ton propre pays. Donc ce n'est pas crédible. Il faut qu'on les invente. Les mythes ont été inventés en fonction des circonstances de la vie parce que ça vient de contes, de récits populaires locaux ; maintenant c'est le moment de renouveler tout ça. La Reine Abé je l'ai inventée pour ça, c'est la première de la constellation. Je ne sais pas si je dois dire que je l'ai inventée. (rire)
Est-ce qu'il existe une dualité entre la Reine Abé et Dieu ?
Je me fierai à ce que dit Halima dans le livre, c'est-à-dire que Abé, Anor, ce sont les attributs qui comptent pour moi. La clémence, la générosité, la miséricorde, tout ça n'a pas de genre. Peut-être que quand je parlais de la Reine Abé c'est pour dire que de la même manière qu'il y en a qui ont imposé leur vision avec un dieu masculin – pourtant je suis musulmane, de la même manière il y a des civilisations qui ont eu une femme aussi et que peut-être ma vision du divin c'est les deux. Voire au-delà des deux. Je ne vois pas de genre, je ne vois pas pourquoi on dit « Lui, Il, Dieu ». Après c'est humain, on a besoin de s'identifier à quelque chose mais malheureusement on ne s'en sert pas juste pour s'identifier à quelque chose. On s'en sert aussi pour écraser les femmes, en disant « Dieu c'est masculin, Déesse ça ne se dit pas ». Pour moi ce genre de chose contribue à se servir de la figure divine pour écraser un genre par un autre. Je voulais juste rappeler qu'on peut aussi avoir des civilisations qui croient en déesse tout comme nous on croit en dieu. On n'est pas obligé·e·s de s'asseoir les un·e·s sur les autres pour exister ou pour faire exister ce en quoi on croit.
Durant la table ronde « femme, désir, et société » toujours au même festival, tu étais accompagnée de deux autres autrices. Il y a eu des moments forts qui renvoient aussi à des approches féministes assez différentes, comment t'es-tu sentie ?
J'avais peur d'être mal à l'aise, de pas être bien, de pas être perçue comme assez féministe. Mais on s'est bien amusées. Après c'est vrai qu'à un moment il y a eu une des intervenantes qui a commencé à parler de certaines choses très très très intimes mais moi j'ai trouvé ça courageux, d'oser le dire. Moi je ne sais pas si j'oserais. Après on n'est pas forcément issues de la même culture aussi. Dans la culture dans laquelle j'ai été éduquée, c'était des sujets que l'on aborde dans l'intimité. On peut tout à fait faire une révolution dans la sphère intime. Pour moi une révolution, ça commence là. Souvent le problème que j'observe dans ma culture c'est qu'on essaie de faire une révolution mais de l'extérieur alors qu'en fait à l'intérieur on se fait écraser, piétiner. On espère qu'en commençant par l'extérieur on va revenir vers l'intérieur et que ça va changer les choses. Pour moi ça ne marche pas, parce que tant qu'on n'essaie pas de nous-mêmes révolutionner les choses à l'intérieur dans notre manière de fonctionner, de réfléchir, et de prendre la responsabilité. Parce qu'exiger de la liberté c'est aussi prendre une responsabilité. C'est accepter d'assumer ses choix. Et malheureusement, les femmes dans ma société, on ne les encourage pas à assumer leurs choix. C'est-à-dire que si tu fais un choix avec lequel les gens ne sont pas d'accord, tout le monde te lâche. Si on te lâche, tu as tendance à vouloir revenir, et tu reviens en force encore plus docile. Il faut arriver à accepter qu'on te lâche, accepter la douleur et avancer quand même et te dire que c'est normal. C'est une génération sacrifiée mais c'est pas grave. La suivante sera plus guidée, plus armée parce que je l'ai équipée.
C'est quelque chose que tu as dû expérimenter ?
Oui dans certains choix que je peux faire qui peuvent m'isoler. J'accepte. Il faut accepter de renoncer. C'est comme quand tu traverses un pont et il n'est plus utile parce que tu arrives sur la terre ferme ; mais il y a toujours les cordes du pont qui te disent « ah il faut nous tenir, si tu ne le fais pas tu vas tomber ». Il faut juste accepter de les lâcher sauf qu'on a peur et on se dit « mince si je les lâche je vais tomber ». Mais on n'a pas remarqué qu'on était déjà sur la terre ferme. Le moment de transition où tu lâches les cordes, et où tu te rends compte que tu es en train de marcher.
Interview réalisée le 15 mars 2023 par Cases Rebelles.
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