« Un Autre Tambour », de William Melvin Kelley

Publié en Catégorie: LECTURES
CLASSIQUES LITTÉRAIRES

"Un Autre Tambour" de William Melvin Kelley

La célébrité littéraire est capricieuse. Elle l'est d’autant plus quand il s’agit de la relation fétichisante que la France et ses lecteur·ices entretiennent avec ses élu·e·s afroaméricain·ne·s, trop souvent diminué·e·s par des lectures rassurantes ; leurs troubles assignés à des milliers de kilomètres. L’œuvre exceptionnelle de William Melvin KELLEY semble avoir mis des décennies pour traverser véritablement l’Atlantique (bien qu'il ait vécu à Paris) et il est probable que beaucoup ignorent encore l'existence de ce romancier de génie. À lire impérativement.

Couverture de Un autre tambour, de William Melvin Kelley

Par Cases Rebelles

Octobre 2023

Sorti en 1962, Une autre tambour ( sous le titre original : A different drummer ), le premier roman de Kelley est non seulement un tour de force stylistique mais c’est aussi une œuvre d’une intelligence politique rare.

Autrement formulée que la question classique « que feraient donc les blanc·he·s sans nous ? », ce livre repose plus radicalement sur une hypothèse post-esclavagiste que l'on pourrait  traduire ainsi :
et si nous cessions de nous contenter des miettes qu'on nous a dispensées sur le chemin des promesses d’égalité ? Et si nous refusions les miteuses récompenses obtenues pour bons et loyaux services ? Et si nous mettions un terme brutal à cette association physique née du rapt, du meurtre,  de la déportation, de la torture et de la mise en esclavage ? Et si nous renoncions aux biens matériels qu'on y a tout de même gagné ?  Et si nous reconnaissions qu’aucune évolution sociale ne vaut ce/celleux qu’il a fallu sacrifier ? Et si nous partions tou·te·s ?

Des questions qui ne devraient d'ailleurs pas laisser indifférent·e·s tout le monde dans la France actuelle.

Là, nous sommes en juin 1957  dans un état fictif du Sud des États-Unis, jamais nommé, logé entre le Mississippi et l'Alabama. Tucker Caliban, descendant d'un mythique ancêtre rebelle désigné comme l'Africain, a recouvert son champs de sel, abattu son bétail, débité en petit bois le vieil érable qui marquait jadis les limites de la propriété de l’ancien maître, devenue sienne désormais. Il a détruit à la hache une horloge arrivée sur le même bateau que son héroïque aïeul et mis le feu à la maison où lui et sa compagne enceinte Bethrah n’avaient récupéré que quelques affaires. Rejetant toute aide et refusant de donner une quelconque forme d’explication aux témoins éberlués, iels sont partis, abandonnant tout, déclenchant, sans qu’aucun mot d’ordre n’ait été donné l’exode de l’entière population noire de l’état, achevé en 48 heures.
Tucker Caliban n’a répondu qu’aux questions de Monsieur Leland, l’un des narrateurs, âgé de 8 ans. Et par d’autres questions :

- Tu es jeune, pas vrai Monsieur Leland ?
- Oui, msieu.
- Et tu n’as encore jamais rien perdu, n’est-ce-pas ?

Le faux mystère du départ brutal n’existe qu’au cœur de l’incompréhension radicale d’une population blanche à l’ égocentrisme asphyxiant. Ce scénario est rendu ici d’autant plus saillant que la narration de premier niveau est uniquement constituée de voix et de points de vue de personnes blanches, en quête d'explications. Mise en œuvre avec virtuosité, cette contrainte formelle est tant l’instrument d’une analyse du fonctionnement de la suprématie blanche qu’une puissante proposition — créative, philosophique et politique — qui place l’œuvre dans le champ de la littérature spéculative.

Aux lieux communs d’avant-garde éclairée, de leadership, de gentil·le·s blanch·es progressistes, ou des demandes politiques raisonnables, Kelley oppose la lucidité crue d'un homme calmement excédé, de populations noires conscientes de leur sort et de leur droit absolu de refuser de demeurer, d’endosser les rôles étriqués d’un scénario dépourvu de rebondissements. Il oppose l’insignifiance des petits gains matériels, du confort acquis au fil des siècles à l’incommensurable perte de dignité, d'agentivité et de liberté que représente l’esclavisation et ses prolongements.

À côté de tout cela, les blanc·he·s naviguent à vue dans l’épais brouillard de leurs perceptions, de leurs incompréhensions et interprétations plus ou moins bancales, intrinsèquement déformées par l’expérience raciale et l’inextricable dissymétrie qu’elle entretient ; ce malgré des degrés variés de conscience, de bonne volonté, d'affection ou de haine raciale.

Et puis il y a une forme de peur, d'inquiétude, face à cet inconnu d'un futur sans noir·e·s.

L’exclusivité de la perception blanche au premier niveau de narration crée une fascinante dynamique d’opacité et d’élucidation partielle des actes des personnages noirs.
Conteur magistral, Kelley joue avec le temps à des fins de dramatisation, maniant avec dextérité et finesse les analepses. Il dévoile ainsi progressivement la complexité de liens affectifs tout en maintenant des parts d'ombres bienfaisantes. Des flash-backs, notamment sur la relation entre Tucker et Dewey Wilson III, l'ami d'enfance blanc mais aussi descendant direct du maître esclavagiste, éclairent le récit sur la manière dont la suprématie blanche teinte les relations, en accentue les traits dissymétriques malgré l’existence d’affections réciproques.
Le personnage de l’Africain, ancêtre mythique de Tucker, sert également de clé d’interprétation polysémique. Présenté initialement comme la source historique de rébellion dont est soudain frappé le mystérieux initiateur de l’exode, il me semble bien plutôt incarner ces innombrables ancêtres qu’il a fallu tuer mentalement et physiquement pour que la suprématie blanche s’installe durablement, qu’elle fonctionne en tant que système.

C’est la dimension ontologique de ce sacrifice initial qui échappe aux nombreuses personnes blanches qui cherchent à rationaliser l’exode. Plus que la difficulté de comprendre, le récit illustre la difficulté voire l’impossibilité d’entendre le caractère insupportable d’un quotidien strictement dicté, borné, cadré par des pouvoirs et un état de fait systémiques issus d’un gigantesque crime contre l’humanité. Le laconisme radical de l’acte de Tucker renvoie chacun·e à sa conscience, à ses responsabilités dans le système en place, tout comme à ses capacités d’empathie et de compréhension.

Et l’absence d’explication de l’initiateur de l’exode fait partie de la radicalité du projet politique. Faut-il vraiment expliquer le caractère extrêmement peu enviable de la situation des noir·e·s dans le Sud des années 50,60  ?

Kelley utilise la création littéraire pour donner corps aux utopies séparatistes qui en 1962 ont déjà été explorées au travers des projets garveyistes. D’autres naitront quelques années plus tard dans le projet de la république of New Afrika porté par des figures aussi diverses que Queen Mother Moore, Robert F.Williams, Betty Shabazz, Chokwe Lumumba, Safiya Bukhari ou Kuwasi Balagoon. Et ici, le lien le plus évident avec ce dernier est sans doute l’énergie libertaire, voire froidement insurrectionnelle au cœur de projet fictionnel d’exode massif, d’où le désarroi du personnage du revérend BT Bradshaw ancien gauchiste, conducteur né de brebis noires égarées,  privé de fonction politique et narrative dans le schéma actanciel ; il choisira à terme de se faire christ sacrificiel pour redonner un sens compréhensible à sa mission de leader ou expier l'insupportable regret de rêves d'émancipation trahis.

A different drummer a souvent (toujours?) été qualifié de faulknerien, à cause entre-autres de cette géographie sudiste fictionnelle, de la multiplicté des points de vue narratifs, de l'opacité ... Mais le talent de Melvin Kelley déborde cette trouble assignation tutélaire. A drop of patience1, son second roman, amplifiera par exemple une impressionnante aptitude à travailler sur la perception et donnera une autre résonance à la stratégie narrative employée pour Un autre tambour.
Ses expériences de migration en famille qui le mèneront notamment en Jamaïque attestent aussi d’un projet d’émancipation géographique, d’une quête de sens qui excède et prolonge l’échappée littéraire.
Pour conclure temporairement sur Kelley, précisons qu’il fut le premier à introduire le mot woke, fruit de son environnement harlemite, auprès du grand public au travers de l’article "If You're Woke You Dig It," publié dans le New York times en 62 au sujet de l’argot noir. Mais ça, c’est anecdotique, contrairement à l’œuvre fabuleuse qu’il nous a laissée. Ses quatre livres sont disponibles en français aux éditions La Croisée. Il est plus que conseillé de s'en faire des camarades de route.

William Melvin Kelley est né à Staten Island le 1 Novembre 1937 et il est mort le 1er février 2017 à Manhattan. Il existe en ligne une longue interview de lui réalisée par Yannick Blec qui a d’ailleurs réalisé une thèse sur le travail de Kelley.
En ligne on peut aussi voir un extrait de The Beauty That I Saw, sur Harlem, un journal vidéo commencé par Kelley en 1989 et achevé en 2014.

Cases Rebelles_Michaëla Danjé

  1. Jazz à l’âme en français []