« Polaroid girl » de Hélène Bémé

AFROTRANS | EXTRAIT

Polaroid Girl

Dans AfroTrans , Hélène BEME nous a offert cet excellent texte sur la question des liens entre beauté et souffrance, entre beautécratie et suprématie blanche, pour au final nous inviter à essayer de rompre avec les évaluations, les compétitions, et commentaires permanents de nos physiques et de ceux des autres. Le titre est inspiré d'un morceau du premier album de BRATMOBILE, groupe de la première génération riot grrrl.
Hélène Bémé est travailleuse sociale. Elle enlumine ses heures perdues à l’écriture et la peinture. Littératures noires, sciences sociales, arts et mode gravitent aussi autour de son existence.
(Photo de Nessa KALFOU issue de sa série "Pariez sur mon silence")

Fresque murale en hommage aux victimes de mai 1967 (Philippe Laurent, Pointe-à-Pitre, 2007)

Par Hélène Bémé

Janvier 2021

Polaroid boy, Polaroid girl
You’re so white and you’re so cute
1

C’était en 2014. Je revenais de mon premier rendez-vous d’épilation laser dans un cabinet parisien. Je me suis arrêtée sur la première aire d’autoroute, effondrée par l’expérience que je venais de vivre. J’amorçais seule un parcours qui débutait péniblement. Ma peau était sensible, gonflée et dégageait une odeur de roussi. Les commentaires en ligne ne m’avaient donné qu’une très vague idée de ce qui m’attendait. Le laser Nd-YAG est très douloureux (le ressenti varie selon les personnes et les opératrices) mais c’est le seul adapté à nos peaux. Je n’avais pas beaucoup d’autres choix que de m’épiler. Mon visage était recouvert d’irritations à force d’être rasé et rasé encore.
Vu l’empathie des techniciennes, les séances de laser ressemblèrent souvent à l’image que j’avais de la torture. Aujourd’hui, le résultat a beau être très satisfaisant, ce silence au sujet de la douleur m’intrigue. Dans quelle mesure la souffrance peut-elle devenir un détail ? De la souffrance de qui est-il question ? Celle des femmes ? Les récits des pires fiascos de la chirurgie esthétique, comme ceux des victimes du Dr Maure, qui croyaient au mirage d’opérations cheap, paraissent tout droit sortis d’un film d’horreur. Des personnes trans ? La souffrance est l’objet d’une étrange valorisation dans imaginaires et parcours de transition. Des personnes noires ? Après tout, l’idéologie esclavagiste a convaincu le monde entier que nous étions insensibles à la douleur. On y pense forcément un peu quand on réalise que le laser Yag est plus douloureux que les autres méthodes, non ? Peut-on imaginer un monde où la technique la plus douloureuse serait destinée aux peaux blanches ?
Dans mes diverses recherches sur internet au sujet de l’épilation faciale, je suis tombée sur l’histoire choquante de l’épilation aux rayons X, indolore et… cancérigène. Un siècle plus tôt, je me serai probablement condamnée à mort dans un salon Tricho. Comment osais-je me plaindre de mon laser Yag, douloureux mais inoffensif ?

Blancheur mortelle

Laissez-moi vous raconter. L’ouvrage passionnant de Rebecca M. Herzig — Plucked : A History of Hair Removal (2015) 2 — qui dresse une histoire des liens entre pilosité et race aux États-Unis. Le rayon X (« X » pour inconnu) a été découvert en novembre 1895 par le physicien allemand Wilhelm Conrad Röntgen et ses propriétés dépilatoires furent mises à jour peu de temps après, accidentellement. Dans l’État de New York, le procédé est reproduit en 1908 par Albert C. Geyser avec son tube de Cornell (Cornell University Medical College), un appareil qui selon son inventeur débarrasse le rayon de son caractère nocif au moyen d’une vitre filtrante plombée. Geyser, qui est médecin, l’utilise pour des soins dermatologiques, pour le traitement de l’hypertrichose 3 et autres actes d’épilation.
À la même époque se développe dans la société américaine un discours très négatif sur la pilosité des femmes. C’est notamment le mouvement hygiéniste qui en porte l’étendard à travers son message aux soubassements racistes :

La blanchité était liée à la capacité « d’adaptation » sociale. Les préoccupations que suscitait l’ambiguïté raciale des nouveaux groupes de migrant∙e∙s (perçu∙e∙s comme pas tout à fait blanc∙he∙s) se reflétaient dans l’inquiétude concernant l’impureté et la souillure dans d’autres sphères telles que les comportements sexuels, l’économie domestique et l’hygiène personnelle.

En cette période d’activisme des suffragettes et de croissance du travail des femmes, les poils sont aussi perçus comme des marqueurs d’une menace de transgression des rôles de genre :

La pilosité visible chez les femmes, comme le fait pour elles de fumer, boire et gagner un salaire en dehors du foyer, devint un stigmate pratique de « l’excessive » indépendance sexuelle, politique et économique de la femme nouvelle.

Herbert J. Claiborne, physicien, écrit même en 1914 un article nommé « Hypertrichosis in Women : Its Relation to Bisexuality » !

En un rien de temps, résume l’historien Peter Stearns, « les poils deviennent dégoûtants » pour les femmes de la classe moyenne américaine, et leur épilation devient un moyen de « se distinguer des gens plus rustres, des classes populaires et des personnes migrantes ».

Les discours publics sont très culpabilisants et font de la pilosité faciale une responsabilité individuelle, relevant de l’hygiène personnelle féminine ou de la pathologie. Les méthodes d’épilation existant à l’époque sont toutes douloureuses et contraignantes : cire, électricité, rasage, etc. Face à cela, la technique aux rayons X apparaît comme la solution rêvée. Coûteuse aussi. Nombre de femmes, usagères majoritaires de cette technique, vont se priver pour pouvoir économiser et investir dans ce procédé miraculeux. Alors qu’à la fin des années 1910 l’ensemble du monde scientifique s’accorde sur les dangers de l’usage esthétique des rayons X, l’engouement du public augmente. Les gens se dirigent alors vers des salons de beauté dont l’appétit capitaliste n’a que faire des considérations de santé.
En 1924, Geyser fonde la Tricho Sales Corporation et la machine Tricho — nom commercial de l’ancien tube de Cornell — est vendue aux quatre coins du pays à des salons de beauté, antichambres de la félicité glabre.
Herzig analyse dans son livre les discours publicitaires des cabinets commerciaux qui proposent des épilations aux rayons X. Ils font invariablement référence aux progrès de la science et la possibilité d’accéder à la blanchité intégrale — c’est-à-dire sans poils — est présentée comme une marque de ce progrès. (L’idéologie du blanchiment est tellement consubstantielle au secteur de la beauté que même en 2017, personne chez Dove n’est parvenu à anticiper le scandale qu’allait provoquer une pub outrageusement raciste) :

Dans leurs publicités, les salons d’épilation mettaient régulièrement l’accent sur l’avantage d’avoir « une peau douce, blanche et soyeuse », associant l’éradication des poils à l’éradication de marqueurs raciaux « ambigus ». (…) « Quoi que vous fassiez — quelle que soit votre destination — ÉLIMINEZ cette ombre de votre peau ».

L’une des préoccupations de celles qui recouraient à ce procédé était la mobilité sociale promise aux femmes indubitablement blanches. La disparition des poils s’intégrait au rêve américain, pour des personnes qui parfois avaient migré récemment :

Les salons connaissaient bien leur public. Les promotions des cabinets commerciaux d’épilation par rayons X ciblaient les populations des villes qui ne parlaient pas anglais, un fait souligné par des responsables de la santé qui cherchaient à alerter les clientes au sujet de cette pratique. Les archives médicales et juridiques indiquent que la majorité des clientes de ces rayons X étaient des employées qui occupaient des postes à revenus faibles ou moyens : demoiselles du téléphone, secrétaires, vendeuses, etc.

Dès 1926, la Tricho Sales Corporation est confrontée à des poursuites judiciaires. De nombreux∙ses client∙e∙s souffrent de cicatrices défigurantes, d’ulcères, de cancers, sont mutilé∙e∙s et éventuellement décèdent. La société est condamnée en 1929 par l’American Medical Association. Des actions collectives sont également intentées par d’anciennes clientes. La firme doit fermer en 1930, mais des salons franchisés Tricho continuent à exercer.
La mauvaise publicité, le bouche-à-oreille et le bombardement d’Hiroshima et Nagasaki achevèrent de changer le regard du grand public sur les radiations. La pratique disparut peu à peu même si des franchises continuèrent de s’ouvrir jusqu’en 1948. Certaines personnes allaient même dans des maisons clandestines.
Herzig estime que des dizaines de milliers de femmes, aux États-Unis et au Canada, pourraient avoir subi des traitements aux rayons X. Une étude réalisée en 1970 sur les cancers féminins liés aux radiations en attribue pour un tiers l’origine à l’usage dépilatoire de ce rayon.
L’intrication beauté-blanchité dans cette catastrophe sanitaire n’est pas sans en rappeler une autre : celle des produits éclaircissants bien souvent destinés à des femmes noires soumises à des attaques de suprématie blanche, plus violentes que celles qu’avaient subies les usagères de rayons X, jadis.

Maudite beauté

J’aime mon nez épaté et mes lèvres épaisses. Ces traits ne sont pas intrinsèquement noirs, mais comme le racisme anti-noir concentre son attention sur ces parties de mon visage, j’y tiens d’autant plus.
La course à la beauté se confond régulièrement — consciemment ou pas — avec une quête de blancheur, d’indices de blancheur. La culture populaire promotionne en permanence cette association, souvent aussi par l’intermédiaire de personnes noires célèbres. À tout cela s’ajoute chez les personnes trans noires la question complexe du cispassing. On peut se demander indéfiniment : « De quoi ai-je l’air ? »

Le concept de la beauté physique considérée comme une vertu est l’une des idées les plus bêtes, pernicieuses et destructrices de l’Occident et nous devrions nous en tenir à l’écart le plus possible. Se focaliser sur le fait de savoir si nous sommes beaux∙belles ou pas est une façon de mesurer la valeur d’une manière qui est complètement triviale et complètement blanche. 4

Ce constat dressé en 1974 par Toni Morrison est le fruit de constructions séculaires. L’opposition symbolique ancienne entre bien et mal a structuré historiquement l’antagonisme blancheur/noirceur. « Nigra sum sed formosa » (« Je suis noire mais belle »). Cette métraduction 5 (mauvaise traduction) latine du Cantique des Cantiques rappelle que l’association entre blanchité et beauté est profondément ancrée dans la culture occidentale. En lisant L’Atlantique noir de Paul Gilroy, Simon Gikandi ou L’Art et la Race d’Anne Lafont, on découvre la place centrale qu’ont occupée les noir∙e∙s dans les réflexions de théoriciens de l’art et de philosophes des Lumières comme Burke, Kant, Hume sur la beauté et le sublime. La couleur noire et les valeurs qui lui ont été attribuées avaient été au cœur de l’élaboration des théories esthétiques occidentales modernes. Et de l’obscurité symbolique, on était passé∙e∙s à la couleur de peau — construite comme noire malgré une multiplicité de teintes — des personnes esclavisées du continent africain :

On pourrait faire des recherches d’après lesquelles on verrait que le noir et l’obscurité sont douloureux jusqu’à un certain point par leur opération naturelle, indépendamment de toute association possible. Remarquons que les idées du noir et de l’obscurité sont presque les mêmes ; elles ne diffèrent qu’en ce que le noir est une idée plus limitée. Chelseden nous a donné une histoire fort curieuse d’un aveugle de naissance, qui garda cette incommodité jusqu’à l’âge de treize à quatorze ans ; on lui fit alors l’opération de la cataracte, et il reçut la lumière. Dans le nombre des particularités remarquables qui suivirent ses premières perceptions, et les jugements qu’il fit sur les objets visuels, Chelseden rapporte celle-ci : le premier objet noir que ce garçon aperçut lui causa une grande inquiétude, et peu de temps après, il fut frappé d’horreur à la vue d’une négresse 6 .

La pensée du beau — ce qui relève du beau, comment le définir, existe-t-il des critères de jugement universel de la beauté — et les catégories esthétiques ont été forgées ou redéfinies dans le contexte de la déportation transatlantique. La France esclavagiste a fourni son lot d’études et autres dissertations sur les causes et les origines de la peau noire des Africain∙e∙s ; des naturalistes tels que Buffon, le botaniste Bernardin de Saint-Pierre ou encore Maupertuis et Cuvier associeront eux aussi beauté et blanchité.
Dans nos résistances modernes, face à tout cet héritage, le réflexe a souvent été d’invoquer et de déployer une autre histoire de la beauté. Comme il avait été important de produire une histoire ancestrale glorieuse, souvent égyptienne, opposable à l’histoire grecque glorifiée par l’esthétique eurocentrée moderne.

L’établissement de standards de beauté afrocentrés était un horizon limité et problématique. Limité car un changement de la définition de la beauté ne risquait pas d’avoir grand effet dans la déconstruction du racisme institutionnel. Et problématique parce que même une redéfinition de la beauté renforçait sa prégnance sur la vie des femmes et bouleversait l’ordre racial tout en validant la hiérarchie entre les genres 7 .

Compte tenu de l’ampleur actuelle de la production et de la circulation d’images par voie numérique, le combat des beautés me semble complètement vain. Et sexiste. Quant à soustraire la blanchité de nos conceptions de la beauté et de la féminité, c’est une tâche tout aussi infinie — l’idéologie se renouvelle en permanence et se cache dans des détails dont nous n’avons pas toujours conscience. Ce qui me paraît capital et en plus accessible, c’est d’aimer ce que nous sommes, en dehors conditions esthétiques préalables. Imaginons qu’on suspende les considérations, les déclarations, les appréciations publiques de beauté. Si nous avons un pouvoir, c’est bien celui-ci : atténuer l’intensité de cette compétition incessante.
Nos corps, notre couleur, nos traits, nos féminités, transgenres ou cisgenres n’ont pas à être rachetés ; surtout pas par une valeur aussi aléatoire, injuste et subjective que la beauté. Nous ne devrions pas accepter qu’elle soit l’unité de mesure du succès d’une transition. Les femmes trans noires doivent être encouragées et soutenues, pas confinées dans l’apologie du paraître. Je fais la différence entre d’une part les messages positifs que l’on s’adresse à soi-même et de l’autre la quête perpétuelle de validation par la beauté.
L’émergence publique de femmes trans noires mannequins, top-modèles, actrices, miss et autres mercenaires de la fast fashion, ne modifiera en rien le mal que font aux femmes une majorité des industries des secteurs de la beauté et du textile. Nos existences ne valent pas plus que celles de nos sœurs cambodgiennes ou bangladaises qui se détruisent la santé dans des sweatshops. Notre féminité est contestée, soit ! Cela nous dispense-t-il d’obligations politico-éthiques à l’égard des autres femmes opprimées ?
La beauté n’est pas réelle. C’est une obsession culturelle invasive et toxique.
J’ai eu recours au laser Yag par nécessité ; une nécessité douloureuse mais sécure. Je ne me suis pas infligé ça pour être belle ou blanche. La fréquence de rasages m’abîmait la peau. Je voulais juste être tranquille !
Je n’aspire pas à être couverte de compliments dès que je sors. Il faudrait être stupide pour ne pas saisir que la plupart sont juste destinés à me rassurer. Mon rêve est d’oublier que l’on juge constamment notre apparence ; oublier les critères, les traits que l’on inspecte. Et même, soyons audacieuses, mon rêve est que tout bonnement l’on oublie peu à peu de juger notre apparence !

  1. Toi le garçon du Polaroid / Toi la fille du Polaroid / Tu es si blanc∙he et tu es si mignon∙ne. BRATMOBILE, « Polaroid Baby », 1993. [Toutes les notes et traductions sont de l’auteure.] []
  2. Toutes les citations de ce texte, sauf indication contraire, sont tirées de cet ouvrage. []
  3. Dérèglement hormonal entraînant une pilosité envahissante. []
  4. Toni Morrison dans Negro Digest/Black World, février 1974. [Traduction de Cases Rebelles.] []
  5. Il s’agit d’une métraduction de l’Ancien Testament ; la traduction appropriée est : « Je suis noire et belle » (Lowe, 2012 ; Placial, 2018). []
  6. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Partie IV section XV. L’Obscurité est terrible par sa propre nature, 1757. []
  7. Maxine Leeds, « Young African-American women and the Language of Beauty ». Karen Callaghan (dir.), Ideals of Feminine Beauty: Philosophical, Social, and Cultural Dimensions, 1994. []