Quand nos morts sont loin

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Quand nos morts sont loin (Photo: Xonanji)

Parfois nos morts sont loin. Et nous sommes loin de nos morts. Parmi les coupures que produit la migration il y a l’isolement dans lequel on se trouve quand survient le décès d’un proche au pays. La nouvelle écrasante arrive par un appel, par un sms, un message facebook. Quelques mots solennels et directs pour nous dire qu’un oncle, une tante, une cousinE n’est plus. Mon père est arrivé en France en 1969 ; les nouvelles de la famille lui arrivaient à cette époque par lettres ; à la rupture géographique s’ajoutait le décalage temporel : imaginez apprendre le décès de votre père plusieurs semaines après. Puis le téléphone s’est substitué aux courriers, permettant d’échanger plus immédiatement avec la famille, de pleurer ensemble parfois. Quand j’étais enfant je finissais par redouter les appels du Cameroun. Les occasions de communication avec la famille réservaient bien souvent des annonces importantes – arrivée d’un proche, naissance – et parfois déchirantes – maladie, décès. Une fois le combiné décroché, il fallait attendre quelques secondes que la communication s’établisse et qu’une voix lointaine perce ce silence, ce souffle très particulier auquel on reconnaissait immédiatement d’où provenait l’appel.

Nous sommes loin. Et dans mon cas les camerounaisEs proches de ma famille ici vivent à plusieurs centaines de kilomètres. Nous ne pouvons les voir avant la veillée, pour laquelle ils se déplaceront alors. En attendant nous sommes alors présentEs les unEs aux autres par téléphone. Le signal numérique transporte nos voix, les dernières informations, l’émotion, la douleur, la chaleur des paroles de réconfort. Et nous tentons dérisoirement à notre tour d’être présentEs au pays par téléphone aussi. Parfois nos mots sont empesés de la rareté de nos échanges – on ne s’était pas parlé depuis le dernier séjour là-bas par exemple, il y a plusieurs années. WhatsApp ne pas fait pas partie de nos vies. On ne peut apporter qu’une aide distante à la préparation de l’enterrement. On appelle tous les jours pour savoir et discuter ce qui sera organisé. On envoie de l’argent. Mais pas d’embrassades, de silences partagés ensemble, de souvenirs du/de la défuntE évoqués à tout moment de la journée avec ceux/celles qui l’ont connuE aussi et étaient encore avec lui/elle quelque temps avant sa mort. Et il est rare de pouvoir se payer le billet d’avion pour aller à un deuil.

La coupure que produit la migration ça a parfois été l’irréalité du décès mais surtout l’irréalité de l’existence de cette famille qui vit à des milliers de kilomètres. Dans mon enfance, l’histoire familiale et la personnalité pudique et solitaire de mon père maintenait cette famille dans un espace imaginaire et idéalisé, et construisait cette partie de nous-mêmes comme une absence inéluctable et jamais franchement nommée. Longtemps pour mes frères et sœurs et moi, « la famille » en France n’aura été que celle de ma mère. Dans le couple mixte de mes parents et la vie qu’ils bâtissaient, il n’y avait pas de place pour la famille de mon père, et pour nous les enfants elle finissait presque par devenir l’autre famille. Mes grands-parents maternels n’évoquaient jamais le Cameroun. Un décès n’y changeait rien. Tout ici semblait signifier à mon père que ça ne concernait que lui. Mon vieux père reste seul avec sa part, son histoire, coupé des siens ; et nous ses enfants à côté de lui avec nos histoires, nos mille questions, et notre propre part d’oubli.

Comment lutter contre l’effacement de nos propres histoires au sein même de la famille ? La négrophobie et le rapport colonial qui empêchent l’intérêt et la compassion de ma famille maternelle pour ma famille paternelle. Et il est évident ici que si mon père avait été un étranger blanc, le récit familial aurait intégré son histoire. Comment lutter contre quatre siècles de colonisation et 67 ans de néo-colonialisme pour que mon père- mais pas seulement lui – puisse un jour se raconter ici sans honte, nous transmettre l’amour des siens, ses souvenirs, sa langue sans l’amère conviction que ça ne nous « servira à rien », que tout cela disparaitra de toute façon avec lui ? Mes séjours au Cameroun, la communication régulière avec quelques cousinEs, oncles et tantes, et le militantisme sont les principales manières dont je mène ce combat – et le mot n’est pas trop fort car en face c’est l’étouffement qui guette.

F.H._ Cases Rebelles (Juin 2017)