Allons nous rester en colère ?

Publié en Catégorie: PERSPECTIVES

La colère dans notre auto définition renvoie à la légitimité d’être en colère1 . En colère de la violence qu’on nous a fait, qu’on nous fait, nous fera. La légitimité de le dire, avec colère. Se taire ou « modaliser » c’est accepter que la colère se règle en nous, nous blesse nous, et nous détruise.
La colère des groupes dominés est largement moins tolérée que celle des groupes privilégiés, voire pas tolérée du tout. Juste demander « pourquoi » face à une situation injuste peut parfois vous valoir mille fois pire.

          Les bénéficiaires d’un ordre injuste savent qu’ils ont tout intérêt à neutraliser la protestation dans l’œuf et à l’invalider. Tout comme la colère des femmes est fréquemment invalidée par l’accusation d’hystérie la colère des non blanc.hes est très fréquemment disqualifiée parce que exagérément agressive, violente, extrémiste ou terroriste. Terroristes, c’est ainsi que furent qualifiés d’ailleurs tous les mouvements anti-coloniaux. Un.e non-blanc.he qui réagit par la colère devient immédiatement « l’agresseur ». Nous avons connu de nombreuses situations où exprimer notre colère nous a mis en danger, provoquant l’unité spontanée des blanc.hes impliqué.es, pour sanctionner ou provoquer l’intervention de forces répressives… Notre colère est toujours moins légitime ; parce que le monde blanc ne se sent coupable de rien et, au contraire, se pense souvent notre bienfaiteur. Mis face à notre colère, il nous propose souvent rapidement de retourner « chez nous », de rester dans nos ghettos, nos âges primitifs si nous ne sommes pas content.es. Et puis il nous trouve vraiment ingrat.e, ça c’est sur.

               Il n’est ni facile, ni souhaitable de s’astreindre, quand on est victime, à demander gentiment au système qui nous piétine d’arrêter de nous marcher sur la tête…
Quand bien même cette injonction à faire la carpette viendrait des nôtres.
Parce que oui la colère fait peur. Elle n’offre pas de clé, de résolution dans son expression. Et elle sème le doute sur la capacité d’endurance passive des dominé.es.
Poussée à bout, elle rompt le consensus et exige que ça change, que les mécaniques d’exploitation cessent….
En retour, on va vous accuser. On vous accusera d’être agressif.ve, raciste, antiblanc.he, parano, complexé.e, sexiste, rétrograde, naïf.ve… Et souvent on va vous agresser, vous exclure, vous enfermer, etc.
Comme la colère fragilise les négociations et la comédie entreprises par les autres non-blanc.hes pour s’accommoder du système il y aura toujours des non-blanc.hes pour dire : « Non moi cela ne me blesse pas ». Ils sont dans leur rôle de « pacification » et leur quête de gratification individualiste. Votre attitude dérange provoque chez eux/elles l’inconfort puisqu’elle les renvoie à leur propre passivité. Il faut donc vous supprimer, vous faire taire ; symboliquement ou très concrètement.

On a voulu que Cases Rebelles soit un espace d’expression et de réaffirmation du droit à la colère. Mais nous savons  aussi que la colère n’est pas intrinsèquement bonne ou efficace. L’expression radicale d’un mécontentement n’engendre pas forcément des changements radicaux ; la colère n’est pas révolutionnaire en soi, même si elle peut être individuellement libératrice.

          Pour s’unir, s’organiser il faut savoir en contrôler le pouvoir autodestructeur. Pour changer les rapports sociaux il faut de l’amour, le désir de quelque chose de mieux. Notre colère doit donc rencontrer d’autres colères et se transformer dans la lutte unifiée. Cases Rebelles est à la fois la rencontre de plusieurs colères orientées vers la construction, et un appel à d’autres constructions.

Car il faut comprendre, cerner et rejeter ce qui, dans la colère, appartient aux valeurs du Pouvoir, ce qui nous maintient dans un équilibre basé sur la force et la destruction.

Si le rapport de force contraint l’Autre à renégocier sa position et à se remettre en cause, la pure valorisation de la force en tant que telle équivaut à considérer que l’Autre serait intrinsèquement menaçant et à éliminer ; cette lutte à mort, réelle ou symbolique nous maintient dans une conception conquérante et euro-centrée où l’Autre est soit soumis… soit mort.

     

     En tant qu’afrodescendant.es, victimes de cette vision de conquête, nous devons questionner cela. Comment les rapports de force peuvent mener au changement et pas à l’écrasement. Et comment, pour commencer, peut-on faire que nos colères ne soient pas pour nous-mêmes autodestructrices. Oui, la souffrance a pu inscrire en nous des comportements toxiques. C’est largement compréhensible, explicable mais ça ne signifie pas qu’il faille nous accommoder de cette violence.

Cases Rebelles

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A lire, à voir…

« Sister Outsider »  de Audre Lorde (existe en français)
« Killing Rage / Salvation »  de bell hooks
« S’il braille, lâche le »   de Chester Himes
« Tongues Untied »  un film de Marlon Riggs (voir Cases Rebelles#9)

http://stuffwhitepeopledo.blogspot.com/2008/05/refuse-to-listen-to-black-anger.html

(À écouter dans l’émission #16- Septembre 2011)

  1. Initialement le « sous-titre » de Cases Rebelles était « noir.es et en colère » []