Presque un an après la première projection de notre documentaire Dire à Lamine lors de la 11ème commémoration pour Lamine Dieng, nous proposons une série de textes écrits par des personnes qui ont vu le film, généralement parce qu’iels en ont organisé une diffusion. Pour l’épisode 2, on poursuit avec Phi, membre de Les Sales Races – Collectif antiraciste décolonial féministe et populaire et du Comité Vérité et Justice 31 .
Lamine Dieng a été assassiné en 2007 dans un fourgon de police. Cinq policiers se sont tenus sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ramata Dieng, sa sœur, a mené un combat acharné pour rétablir la vérité et la justice. On peut voir d’ailleurs quelques images d’archives des discours qu’elle pouvait tenir et la radicalité sans concession nécessaire à ce combat qui, au delà de la mort de son frère, en dit long sur les responsabilités des États colons. Ramata Dieng comme d’autres personnages du film, Peter Lema, Rosa Amelia Plumelle Uribe et bien d’autres, dénoncent la suprématie blanche.
En allant voir Dire à Lamine, j’avoue m’être dit que j’allais possiblement voir un énième film sur les violences policières. Or on découvre d’emblée que ce film n’est pas une enquête : on sort de l’interview et du témoignage classique, et la puissance commémorative s’impose. Le film s’installe dans un langage cinématographique singulier qui explore beaucoup plus que le fait criminel. C’était il y a dix ans et pourtant on n’oublie pas. On nous distille quelques faits juridiques par-ci par-là, à l’aide de cartons, mais là n’est pas l’essentiel. On nous raconte, par exemple, ou plutôt on peut lire que la première cause de décès transmise à la famille était liée à la prise d’alcool et de cocaïne alors que Lamine est mort étouffé par cinq policiers dans leur propre fourgon. La version de l’overdose est absurde ; lorsque l’on lit cela on ne peut s’empêcher de penser aux nombres de fois où la thèse de l’overdose est acceptée par les familles qui ne mèneront pas d’enquête…
Dès les premières minutes, avec le récit détaillé de la mort de Lamine par Ramata, on pourrait rester sous le choc choqué mais ce n’est pas le but de ce film. On reste sans voix, mais plutôt par respect. Ce respect nous poussera à mettre les investigations, le combat politique des luttes des premièr.e.s concerné.e.s au même niveau que et les enquêtes policées de nos institutions, qui, elles, s’empressent de couvrir, de dissimuler et de classer ensuite ces affaires afin que le pouvoir reste bien en place. Nous restons sans voix mais parce que c’est à Lamine que l’on voudrait pouvoir « dire »… Le film lui redonne une présence et une perspective politique intrinsèque aux conditions de son assassinat et ceci nous permet d’approfondir la réflexion sur l’omniprésence de la mort quand on est noir.e et que l’on vient d’un milieu populaire. Réflexion qui révèle la responsabilité de l’État à ne pas vouloir rendre justice. En silence, une animation cartographiée nous explique que Lamine venait de ce territoire, du quartier de la Banane, à 500m plus loin, le lieu de sa mort et à une distance moindre, la localisation du commissariat du XXe arrondissement. On comprend alors ou on ne comprend pas justement ce qui a pu arriver. Il était facile d’identifier Lamine car il était dans son quartier ; pourquoi ne pas l’avoir amené au commissariat alors qu’il était déjà dans le fourgon ?
Ici, le montage et le choix de l’animation nous expliquent sans discours, sans paroles. Car au bout d’un moment il est épuisant de s’expliquer en permanence face à l’injustice. Ce que l’on nous dit avec ce film, c’est que la seule personne à qui l’on voudrait encore parler c’est Lamine justement, encore et toujours, et non pas aux sceptiques, ni à la police, ni à la justice, ni à l’État. Ce choix est un choix politique. Que reste-t-il d’énergie après dix ans de combats quand la justice et l’État sont restés indifférents à la soif de vérité de ces vies bafouées? Il reste l’humain, qu’on retrouve dans ces adresses face caméra, où on a demandé aux personnes interrogées ce qu’elles auraient voulu dire à Lamine et seulement à Lamine. Et c’est aussi nous qui recevons cette parole chargée d’émotion, d’humanité et de solidarité. Car prendre soin les un.e.s des autres quand on nous assène que nos vies ne valent rien ou méritent la mort dans le plus grand des silences, devient alors une arme qu’aucune institution ne peut détruire. En tant que spectateur.ice.s, nous sommes pris entre quatre yeux comme pour nous rendre solidaires, ému.es et révolté.es par ces centaines de meurtres racistes, car il y a Lamine et des centaines d’autres vies, familles et proches dans cette douleur et cette rage. Il y a quelque chose de radical, de réfléchi, de profond et simple, et c’est ce que l’on entend dans ces voix tout au long du film. On entend les voix de ces femmes et de ces hommes aussi qui témoignent leur amour, leur désespoir et leur tristesse pour Lamine et la peine de l’avoir perdu. Leurs voix tremblent et résonnent en nous comme quelque chose de lancinant et perpétuel. On n’oublie pas et la douleur reste intacte.
L’importance de la vie, de ces vies est mise au cœur de la gravité de ces assassinats racistes, car que devenons-nous si notre mort devient banale? Les lieux et les corps montrés dans ce film ne sont pas anodins, on s’attarde sur des images de parcs à jeux et on apercevra tout au long du film des enfants. On filme l’innocence, l’insouciance et la déjà trop grande maturité face à la violence. Entre le jeu, l’innocence, la jeunesse : ce sont ces images, ces corps arrachés trop vite à l’enfance que l’on tue aussi. Dans le système raciste dans lequel nous évoluons et dans lequel certain.e.s essayent de survivre, ce film capture les images et les sons afin de ne pas oublier que dans cette atmosphère paisible, la fulgurance d’une mort injuste, d’un crime raciste rôde et vient vous punir d’être noir.e. Puni pour ce que l’on est pas pour ce que l’on a fait…
Puis il y a les autres qui restent, qui disent, qui luttent pour la vérité. Face caméra, ielles racontent. Alors comment nier le vécu de ces personnes, comment nier l’évidence d’un cerveau qui éclate et de 300 kilos sur un homme qui tente de survivre? Ce film ne veut pas nier le travail de terrain des luttes de familles de victimes de crimes policiers, ni la violence de ces actes et donne à voir des interviews face caméra de l’entourage de Lamine Dieng, sa famille, ses ami.e.s, ses soutiens militants. Le choix de ne pas tout montrer, cette pudeur, n’enlève rien à la dureté de ces crimes policiers, au contraire. Dire à Lamine est certes informatif mais très vite on laisse place au langage cinématographique et c’est ce qui est remarquable avec ce film : entre choix musicaux, dessins d’animation et lectures de textes, on nous donne à voir des propositions formelles très fortes sur un sujet déjà lui aussi chargé. Il y a une justesse à montrer et monter de cette manière afin de donner à voir la pluralité politique de ces combats. Ici, on nous donne à voir un film avec tout ce que ça implique de risques.
Plus de dix ans de lutte et ce film qui s’érige en mémoire, pour ne pas oublier Lamine et ne pas oublier la force et la rage de Ramata. Ne pas oublier la douleur de voir partir Lamine et ne pas oublier la lutte de Ramata qui ne peut que faire trace et faire partie de l’Histoire. Une des séquences les plus remarquables est une séquence filmée dans un parking. Un corps fait tourner une lumière ; nous plongeons dans le noir jusqu’à ce que la lumière refasse surface et vice et versa, en un instant, comme ces vies arrachées injustement. Quelques plans furtifs d’un corps se tenant debout apparaissent brusquement, à plusieurs reprises, comme des flashs. Et sur ces jeux de lumière et de montage on entend des voix expliquer le caractère raciste, systémique qui s’acharne sur ces vies non blanches. Cette séquence fonctionne comme un choc, esthétiquement parlant, accentué aussi par ce que l’on entend. Car le discours est là, très présent et ici on tente l’expérience visuelle pour trouver le point de jonction qui reliera politique, vie, poésie et cinéma. Cela déplace alors notre empathie. Ici pas d’images spectaculaires, de témoignages larmoyants, de reconstitutions vulgaires, cela fait aussi partie du projet politique, redonner une dignité à ces vies et ces corps. La violence de la mort de Lamine en dehors de son fait, c’est la violence du racisme systémique dont est responsable l’État. Dans cette séquence c’est bel et bien ce qui est dit, et c’est aussi ce qu’a répété Ramata pendant plus de dix ans. Des voix-off qui éveillent notre instinct de révolte. Ces corps, ces familles ont déjà trop souffert.
Il faut fuir le spectaculaire et la fascination pour laisser place à l’empathie.
Le film n’essaye pas de nous restituer une temporalité qui pourrait être celle des dix ans de lutte, mais il montre à quel point il est difficile et déstabilisant de faire face à la perte d’un.e proche dans ces conditions. Peu importe la longueur du combat ; la douleur, elle, ne partira pas. Cette douleur qui accompagne la révolte et la lutte au quotidien. C’est justement dans cette perte de repère temporelle, au gré de plans très longs et de ralentis, que l’on expérimente la rareté de la vie. D’ailleurs c’est dit, ça fait dix ans ; c’est long dix ans mais pour elleux c’est comme si c’était hier, nous dit Fatou, une autre sœur de Lamine. C’est aussi prendre le temps. Le temps de s’attarder, de prendre la place. Le film prend le temps d’exposer la vérité. La présence de l’institution juridique ou des médias reste mineure, on les oublierait presque car ils ne sont le propos ni du documentaire ni des interviewés.es. Ici on a plutôt l’audace de s’attarder sur des feuilles qui bougent avec le vent, ou d’enfants qui jouent au parc, tout cela accompagné de musique.
Dire à Lamine est un film à thématique forte mais il est encore plus saisissant en termes de propositions cinématographiques. Cases Rebelles choisit cette fois-ci le format film et non plus l’écriture, l’article, le manifeste ou le podcast pour s’exprimer et ielles savent quelle valeur cela a. Ielles n’essayent pas de coller aux codes du genre, mais font un véritable travail de sincérité, afin de nous donner à voir un film qui se lit aussi comme un langage spécifique issu des identités et expériences des personnes qui composent ce collectif. Au-delà du thème qu’ielles défendent, cela prend forme comme un langage à part entière, c’est une des forces du film. L’indicible politique de l’expérience cinématographique fait partie de la totalité politique qu’exprime Cases Rebelles et d’autres auteur.ices, victimes, militant.e.s, artistes. Puisque l’art est politique ici, le politique devient de l’art avec toute la complexité et la subtilité que cela implique. Puisque ces vies ne sont pas dignes, puisque ces corps ne sont pas des artistes, il va de soi de mener à bout la radicalité politique pour en ressortir la poésie de la solidarité et de la rage. Ce film raconte alors aussi l’injustice de devoir se battre avant de pouvoir créer. Comme on nous le rappelle, « savent-ils ce que cela coûte de donner la vie ? » Savent-ils ce que cela coûte que de créer ? Tout au long du film, le combat politique et l’écriture cinématographique se répondent pour ne former qu’un tout. Cela fonctionne comme un tout solidaire à l’image des combats de ces individu.es. Ces aller-retours entre les faits concrets et le langage libre et poétique nous prouvent à quel point ces choses ne peuvent pas être distinctes si l’on veut comprendre le tout. Si au final on voulait atteindre une justice autonome et globale, puisque l’institution, l’État ne veulent pas la leur rendre. C’est peut être aussi cette justice que nous a permis la mort de Lamine, cette façon de la déployer partout où elle sera nécessaire, jusque dans la poésie et nos imaginaires. Avec ce film on construit une mémoire, mémoire de Lamine et ses proches, mémoire de la lutte, mémoire du film politique.
Phi
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Visions de « Dire à Lamine » :
E01 : Parti pris de l’intime | E02 : Pudeur, douleur et solidarité | E03 : Poésie, mélancolie et résistance