Annia Drawing : « Je suis dans la construction d’un imaginaire qui m’a manqué. »

Publié en Catégorie: AFRO ARTS
Je ne suis pas un déguisement - Afrospirit AfroRoots  (© Annia Drawing)
Je ne suis pas un déguisement - Afrospirit Afrofuturiste  (© Annia Drawing)
Le dessin et la peinture ne sont pas les seuls talents de l'artiste afroféministe ANNIA DRAWING. Elle interprète aussi les blessures, les oppressions et les rêves, et les transforme de sa poésie graphique en figures féminines fantastiques. Ses premiers projets, Yes Mamie ! et Je n'ai jamais vu de Geisha, traitaient déjà des questions des féminités, de leurs représentations et des injonctions qui pèsent sur les corps. Depuis la série Je ne suis pas un déguisement, Annia s'attaque à la question de la représentation des noir.es et ses créations sont à la recherche de nouveaux imaginaires.  Dans cette interview,  l'artiste basée à Villeurbanne/Lyon revient sur son parcours artistique et les thèmes qui l'ont jusqu'ici traversé, sur la naissance des Afrospirits, femmes-totem portant "des mondes dans leurs cheveux, des secrets".
CASES REBELLES : Est-ce tu peux te présenter ?

ANNIA DRAWING : Mon nom d’artiste afroféministe c’est Annia Drawing. Ça va peut-être changer et être « Annia » tout court - on a compris que je faisais du dessin – mais le dessin c’est vraiment central dans ma pratique artistique. J’ai l’impression de mieux saisir l’instant. Savoir dessiner c’est savoir regarder et pour dessiner ce qu’on regarde il faut comprendre ce qu’on dessine. Tout le monde croit que c’est une question de don et de talent, mais pour moi c’est vraiment un langage et une discipline qui s’acquièrent avec le temps, où justement, ce qui est chouette, c’est qu’on peut exister chacun.e avec sa propre grammaire et sa propre syntaxe.

Je suis métisse, j’ai 30 ans. Ma mère est du Ghana, mon père est franco-suisse. Pour l’instant je me sens plus française bien que dans cette société j’existe comme une femme noire racisée métisse, avec tous les prismes exotiques qui vont avec. Et du coup je suis militante et je me définis comme afroféministe.

Mon travail s’articule plutôt autour de l’imaginaire. Je crois qu’il y a vraiment des imaginaires dominants, souvent proposés par l’industrie culturelle et les médias de masse, et des imaginaires dominés. Pour moi tout l’enjeu en tant qu’artiste, c’est de se confronter avec imaginaires dominants et dominés, d’être visionnaire et d’essayer de proposer une autre alternative ou un autre regard.

C.R.: Peux-tu nous raconter comment tu es venue au dessin, quelle importance il a pour toi et comment ça a évolué jusqu’à aujourd’hui ?

A.D.: J’ai vécu en Afrique jusqu’à mes 5 ans et demi, et là apparemment, ma demi-sœur me l’a dit, je dessinais déjà. Donc le dessin m’a toujours été propre. Il se trouve qu’après, l’histoire de ma vie a fait que j’ai été élevée par mon oncle et ma tante du côté blanc, et ma tante nous a beaucoup transmis un côté manuel et artistique. Le dessin a toujours été quelque chose de… Peut-être parce que quand je suis arrivée en France j’avais du mal à parler français, il y avait un décalage au niveau des écoles, etc., le dessin a toujours été mon lieu d’expression. Plus tard, j’ai eu la chance de faire les Beaux-Arts, pendant 5 ans ; je les ai faits à Avignon pour être en relation avec le monde du théâtre, c’était très intéressant. Ensuite je suis partie à New York faire un programme d’échange, à la School of Visual Art, une session avec le côté critique d’art mais il y avait aussi de la création plastique. Mais là je ne dessinais pas trop en fait, c’était plus vraiment de l’ouverture et de l’expérience.

Annia Drawing (Photo © Virginie Bouessay)Pendant mes années aux Beaux-Arts, un pote m’a dit : « Mais comment ça se fait que tu ne dessines jamais des nanas qui te ressemblent ? » En fait je dessinais que des blanches avec des grands cheveux longs, parce que je viens de l’imaginaire de l’heroic fantasy - mes parents étaient fans du Seigneurs des anneaux et tout ça, donc c’était elfes et compagnie à tout-va pendant une grande période de mon adolescence. Et en fait, ça n’était rien qui me ressemblait, mais vraiment rien. Du coup quand il m’a dit ça, ça m’a fait un choc, mais je n’ai pas trop réagi parce que j’étais hyper complexée ; quand on dessine ou quand on peint on se dit qu’on ne le fait jamais assez bien, et je me suis rendue compte que je ne savais pas peindre la peau noire.
Je pense qu’il y avait aussi des choses que j’essayais de me camoufler à moi-même, et quand je suis arrivée aux États-Unis ça a été une grosse claque en termes de prise de conscience identitaire. C’est là où j’étais fière d’être noire, et je me suis rendu compte que j’étais complètement larguée, à la ramasse, que toutes mes références étaient blanches et me dépossédaient de mon identité. Quand je suis rentrée je me suis rendu compte que j’avais encore envie – déjà que je ne trouvais pas spécialement du boulot qui m’intéressait – d’apprendre à penser et de me construire des idées. Du coup j’ai fait un master de recherche critique. C’est là que j’ai développé mon postulat sur l’imaginaire.

Ensuite il a fallu attendre. Je faisais beaucoup d’expos un peu pour moi ; le côté militant et prise de conscience est arrivé suite à un blackface qui a été fait sur Lyon. En fait, ce qui m’a énervée dans cette histoire c’est qu’il y avait beaucoup de noir.es qui auraient dû être concerné.es par ce qui s’était passé mais ils fermaient les yeux, ils disaient : « Mais non, y a rien de choquant ». C’est là que je me suis dit : « Mais en fait en termes d’imaginaire on est tellement dans la douleur, on est tellement à la ramasse qu’on est prêt.es à accepter. On ne voit pas les choses, tout simplement ». C’est là que j’ai décidé d’y aller franco et tant pis si mes dessins ne sont pas parfaits, tant pis si je fais des erreurs. Je ne suis pas dans la recherche de la perfection.

Je ne suis pas un déguisement - Femme-totem AfroRoots Automne Arthémis  (© Annia Drawing)
C.R.: Justement, peux-tu nous en dire plus sur les Afrospirits (de la série Je ne suis pas un déguisement), ces toiles représentant des figures féminines noires ?

A.D.: Il y a le côté africain, et « spirit », l’esprit, parce que je voulais qu’il y ait un peu de féminisme, d’empowerement, la question de l’identité et je cherchais une espèce que concept qui pourrait réunir tout ça. Sachant que je me suis beaucoup inspirée du côté femme totem, de l’animisme, je trouvais que ça faisait sens, l’esprit. C’est comme si je pouvais mettre de l’énergie dans ces toiles. Parce que toutes partent d’une idée ou d’une histoire ; ça peut être la mort de Marielle Franco, ou le film Black Panther que je n’ai pas aimé. Ou autre chose...

C.R.: Ce projet existe depuis un moment, de quelle manière évolue-t-il ? Et quelles discussions ça suscite lorsque tu exposes ton travail ?

A.D.: Mon projet est clairement militant ; je suis dans la construction d’un imaginaire qui m’a manqué quand j’étais plus jeune, avec des femmes noires, qui n’appartiennent pas aux images de l’héritage colonial. Souvent il y a aussi une grosse question autour de la nudité ; la nudité est importante dans mes dessins, mais je ne veux pas être dans l’érotisation et la sexualisation. Il y a une forte réflexion autour de ça. Comme mon but c’est de construire un nouvel imaginaire qui va apporter des choses que j’espère positives, je ne suis pas dans la quantité mais plutôt dans la fabrique d’une mythologie.

Je les poste sur les réseaux sociaux et souvent les gens m’écrivent en MP ce que ça leur évoque. Je reçois beaucoup de messages et j’essaie de garder une correspondance si possible, toujours de répondre au moins un petit mot, ou alors des fois c’est des grandes discussions avec des personnes qui partagent leur récit de vie, et ça, ça m’aide vachement à réfléchir ou remettre en question mon travail. Parfois, il y a aussi des nanas qui me demandent des choses qui ne sont pas trop dans ce que je pensais faire mais je vais le faire quand même, parce que si l’idée c’est de compenser un imaginaire qui est souffrant... Par exemple il y a deux jours quelqu’un m’a demandé de lui dessiner - pas pour lui - des femmes sirènes noires. Pourtant, je suis allée regardé sur Pinterest, il y en a beaucoup. Mais je ne sais pas, il y a eu cette demande-là, comme j’ai eu sur des anges, les fées, sur plein de choses ; apparemment les gens cherchent et ne trouvent pas ce qu’ils veulent. Donc je ne sais pas si moi je vais pouvoir répondre à la demande, parce qu’il y a plein d’artistes qui sont merveilleux et qui font des choses incroyables aussi ; je ne suis pas la seule dans ce domaine-là. Mais voilà : comment avec mon énergie et ma posture militante je peux apporter quelque chose autour de la femme sirène ; et qu’est-ce que ça veut dire.

Quand j’ai fait les expos, les gens sont venus mais c’est vrai qu’ils sont venus aussi pour rencontrer autre chose que simplement une toile, une artiste qui parle de son travail ; y avait vraiment un côté connexion qui était très présent, et c’est ce qui m’a beaucoup plus dans la dernière expo que j’ai faite. J’avais laissé un livre d’or, beaucoup de gens m’ont laissé des messages avec des adresses mail - à qui j’ai pas encore répondu - parce qu’il y avait vraiment cette envie d’échange et de parler de cet imaginaire, de s’en abreuver aussi. Donc ça c’est intéressant.

Voilà comment je me situe par rapport à mon travail. Aujourd’hui je dirais que je suis juste au début parce qu’après j’ai encore plein d’idées dans la tête, que je voudrais faire, mais c’est qu’il se construit en fonction des retours que les gens me font. L’idée pour moi c’est vraiment de construire positif, alternatif et un peu agressif par rapport à l’héritage colonial - si je peux… Ça c’est ma prétention d’artiste, après je ne sais pas…!

Mots doux - Doute (© Annia Drawing)
Mots doux - Apprentissage  (© Annia Drawing)
Mots doux - Cheveux (© Annia Drawing)
Tu travailles aussi sur un autre projet, une autre série : les Mots doux

Ça va plus dans l’idée des Afrospirits, autour de la question de l’identité noire, de la réappropriation. Comme je dessine beaucoup je faisais souvent des femmes avec des afros, tout ça, et un jour je me suis dit : « Tiens, je vais noter des phrases, comme pour me faire une espèce de mot doux à moi-même ». L’idée s’est développée ensuite en essayant d’en faire des mantras parce que je rencontre mes copines, ou même quand on discute de choses très personnelles, il nous arrive des expériences qui sont tellement similaires et tellement communes, et des fois on se sent tellement seules, je me suis dit que j’allais lancer des phrases comme ça, que je m’étais dites à moi-même, qui m’ont beaucoup servi et qui peut-être serviront dans d’autres contextes à d’autres femmes.

Tu parlais d’apprendre des erreurs, qu’appelles-tu les erreurs et qu’est-ce que ça permet ?

Je crois qu’on est dans une société où on n’a pas le droit à l’échec. Soit il y a ceux qui sont beaucoup trop exigeants avec eux-mêmes et ça donne des urgences et des situations très autoritaires par rapport à soi-même qui sont difficiles ; soit il y a ceux qui sont dans le luxe de ces échecs, le luxe de la gratuité et ça créé une asymétrie qui est totale. Par exemple quand quelqu’un sort un blackface : « Ah mais non c’est drôle, ah mais non c’est de l’humour, ah bah je suis désolé », vite fait, alors que l’ignorance n’est pas une circonstance atténuante pour une agression.

Pour mon projet Je n’ai jamais vu de Geishas [ndlr : le projet s’articule autour des clichés sur les femmes asiatiques et la figure de la Geisha, et autour des clichés sur la sexualité féminine], avec l’écriture de l’Histoire qui est pleine d’erreurs, qu’on assimile par erreur, avec des valeurs, un angle de vue, une perception, l’idée était justement de composer avec les erreurs. Parce qu’en fait c’est ça la réalité pour moi, et non la perfection ou l’image si dorée, parfaitement bien construire qu’on nous vend, comme l’histoire avec Gandhi par exemple. Je ne sais pas si t’as vu ce qui se passe à l’université du Ghana et pourtant nous en France, on nous l’a toujours vendu comme « ce bon indien pacifiste », le héros des blancs, etc., etc. - le héros autorisé des blancs.

As-tu déjà fait des collaborations avec d’autres artistes ?

Pas pour l’instant ; ça ne veut pas dire que j’y suis fermée, c’est juste que là en terme de vie, puisque j’ai un autre taf alimentaire, j’ai pas le temps encore. Entre préparer les expositions, répondre à des commandes… Mais quelque chose qui m’intéresserait, sachant que moi j’aimerais bien travailler aussi avec des artistes dans la musique, ce serait de faire des clips, des choses comme ça, dans l’animation. C’est quelque chose que j’ai envie de faire.

Sirène, Migrant ( ©Annia Drawing)
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

Là par exemple j’ai commencé un nouveau projet, qui me prend pas mal de temps – enfin plus que ce que j’avais imaginé. En fait, des mamans m’écrivent - je ne sais pas si t’as vu, j’ai fait post là-dessus [ndlr : une petite fille noire n’osait pas rêver de voyager en Asie, sa mère a commandé à Annia un tableau pour l’encourager à rêver, à garder ses rêves]. Je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant en terme de photographie des rêves d’enfants noirs, qui se rêvent et qui se représentent dans le futur, selon leurs peurs et en conscience de leurs peurs. Les rêves d’enfant c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup et que j’essaie de développer, parce que ça fait partie de cette idée Afrospirits, d’univers, de se rêver en fait, se voir autrement que ce qu’on pourrait attendre. Dans ce nouveau projet, une maman m’a expliqué qu’à l’école on a dit à sa fille qu’elle « allait juste finir à Casino », qu’il fallait qu’elle se calme un peu dans ses prétentions, alors qu’ils étaient juste en train de jouer et elle était la docteure. On lui a dit que non, ça n’était pas crédible...

Une dernière question : quelles sont tes influences, les artistes qui t’ont inspirée ?

Il y a eu Kara Walker, son travail m’avait beaucoup marquée. Il y a aussi une artiste sud-africaine, qui travaille sur la mémoire, l’esclavage : Mary Sibande ; elle fait des installations assez incroyables, j’étais tombée sur l’une d’elles à La Réunion. Elle se met en scène ou elle met en scène des femmes de sa famille, des femmes noires qui ont été femmes de ménage pour les blanches, bonnes pour les blanches, dans des mises en scène incroyables avec tout un travail sur le tissu, le rapport au corps et à l’espace. Je dirais aussi Frederic Wilson, un artiste afro-américain.

Interview réalisée par Cases Rebelles.

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Sa prochaine exposition "Je ne suis pas un déguisement", organisée par DivinesLGBT+ : infos expo et vernissage ici.