INTERVIEW
De colère et de déception
Au sujet de la reconduction du Memorandum of Understanding Italie-Libye
Signé en février 2017, le protocole d'accord entre l'Italie et la Libye est l'appareil juridique qui permet l'enlèvement, la détention, la torture, le viol, l'esclavage, la noyade et le meurtre des réfugiés qui transitent par la Libye ou qui sont interceptés en mer par les garde-côtes libyens. Ce régime d'externalisation du contrôle des frontières est à l'origine de nombreux crimes contre l'humanité financés par l'Union européenne. Depuis 2021, les membres de Refugees In Libya (officiellement créée en juillet 2024), une organisation composée de survivants du cauchemar libyen, se battent pour mettre fin à ces crimes et traduire les responsables en justice.
En opposition au renouvellement du mémorandum, RIL a organisé une campagne de mobilisation à grande échelle pour faire pression sur l'Italie afin qu'elle mette fin à cette collaboration désastreuse. Le 2 novembre, l'accord a été automatiquement renouvelé. Salahdine Juma, membre de Refugees in Libya, revient avec nous sur la campagne contre le protocole d'accord et nous fait part de ses réflexions à la lumière de ce renouvellement.
CR : L'organisation Refugees in Libya a mené une campagne très active afin qu'il n'y ait pas de reconduction du protocole d'accord Italie-Libye. Peux-tu nous expliquer quelles actions ont été menées ? Quel a été l'accueil réservé par les gens - en Italie et ailleurs - à ce travail de sensibilisation et d'information ?
Nous, Refugees in Libya, sommes un mouvement de réfugiés et de migrants qui ont survécu à la détention, à la torture et à l'exploitation en Libye. Notre campagne contre le protocole d'accord entre l'Italie et la Libye est le fruit de notre expérience vécue. Nous savons que cet accord est à l'origine d'un système d'abus et qu'il tue nos frères et sœurs. Afin d'empêcher son renouvellement, nous avons organisé des partages de témoignages, des conférences de presse et des campagnes publiques pour dénoncer e qu'est en réalité ce protocole d'accord. En collaboration avec plus de soixante organisations européennes et italiennes, nous avons lancé la semaine d'actions « Stop MOU » et organisé une grande manifestation à Rome en octobre 2025. Nous nous sommes également exprimés directement devant le Parlement italien pour demander la fin de la coopération avec les garde-côtes libyens et la création de voies légales sûres. Notre travail de sensibilisation a touché de nombreuses personnes en Italie, la société civile et divers groupes... et la communauté s'est également jointe à nous en signe de solidarité. Le gouvernement continue donc de défendre le protocole d'accord au nom du contrôle des frontières. Au niveau international, nos voix sont amplifiées par des organisations telles qu'Amnesty, l'ECCHR et des médias tels que The Guardian et Youth Report Zone. Pour nous, il ne s'agit pas seulement d'activisme, mais de survie. Chaque renouvellement de ce protocole d'accord signifie davantage de vies perdues. Nous continuons à affirmer que nous ne sommes pas des victimes, mais des témoins, et nous exigeons la liberté, la dignité et la justice pour tous.
Quels sont vos sentiments après ce renouvellement ? Quelles sont les prochaines étapes ?
En tant que membres de Refugees in Libya, nous rejetons fermement le renouvellement du protocole d'accord. Pour nous, cela signifie... retourner dans une zone de guerre où la torture, les abus et l'exploitation se poursuivent jour et nuit. Nous ressentons de la colère et une profonde déception. Une fois de plus, des décisions concernant nos vies ont été prises sans nous écouter, nous qui sommes les plus touchés. Nous exigeons l'annulation du protocole d'accord entre l'Italie et la Libye. Nous exigeons des évacuations en toute sécurité et des voies légales pour les réfugiés piégés en Libye, et nous exigeons également que justice soit faite et que les responsables des crimes commis dans ce système rendent des comptes. Notre message est donc très simple. Il suffit de cesser de financer les abus et de protéger les personnes, pas les frontières. Nous continuerons à nous exprimer et à organiser des campagnes contre ce protocole d'accord jusqu'à ce que tous les réfugiés en Libye puissent vivre en sécurité et dans la dignité.
Penses-tu que la couverture médiatique croissante de la situation génocidaire au Soudan pourrait avoir un impact sur la couverture médiatique de la Libye, étant donné que de nombreux Soudanais·es se retrouvent dans des situations terribles dans ce pays après avoir déjà vécu des événements traumatisants au Soudan ?
Personnellement, lorsque je vois que le monde parle enfin du Soudan, je ressens à la fois du soulagement et de la douleur. Je ressens du soulagement parce que nos souffrances ne sont plus invisibles et de la douleur, car beaucoup d'entre nous ont dû mourir avant que quelqu'un ne s'en préoccupe. J'ai fui la guerre dans l'espoir de trouver la sécurité, mais en Libye, j'ai découvert un autre cauchemar ; les mêmes choses auxquelles j'ai été confronté en Libye pendant de nombreuses années/heures, mes frères soudanais et d'autres nationalités sont toujours traités comme s'ils n'étaient pas humains. Ils sont battus, agressés dans les centres de détention. Ils sont vendus. Les femmes sont maltraitées, les hommes aussi. Même les enfants sont détenus ; il n'y a pas... mais la peur est sans fin. Les gens nous appellent des migrants, mais... nous ne cherchons pas à rejoindre l'Europe ; nous essayons simplement de survivre après avoir tout perdu.
J'espère que le monde qui observe le Soudan aujourd'hui voit également ce qui arrive aux réfugié·es et aux migrant·es en Libye. Le génocide ne s'arrête pas à la frontière soudanaise. Il suit les réfugié·es et les migrant·es dans le désert, dans les prisons et dans les rues de Libye. Tout ce que nous demandons, c'est que lorsque sera racontée l'histoire du Soudan, on n'oublie jamais l'histoire de ceux qui sont morts aux frontières et en mer.
Propos recueillis le 03/11/2025
Merci infiniment à Clara Marnette © pour les photos à la une.
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Les revendications du Réseau d’Entraide Vérité et Justice

