« Den Muso » de Souleymane Cissé

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Premier plan. En noir et blanc, un homme remplit son seau d’eau. D’autres plans se succèdent. Les hommes font une chape de ciment ; les seaux circulent de mains en mains. La caméra nerveuse suit. Une maison en dur se construit. C’est celle d’un homme important.
Aux images du chantier qui s’agite comme une fourmilière succède un plan sur un mur à l’intérieur. La maison est finie. La caméra montre du tissu, un instrument traditionnel accroché au mur et une photo : Malamine Diaby et sa femme

Den Muso 1er long métrage du malien Souleymane Cissé, réalisé en 1975, valut à son auteur d’être brièvement emprisonné et fut interdit pendant trois ans au Mali, pour des prétextes bidons. Den Muso, en bambara la jeune fille, est une tragédie sans faste et sans manichéisme. Cet œuvre à petit budget tient même parfois du documentaire. Le réalisateur laisse flotter yeux et oreilles et nous invite à faire de même. La ville qui se réveille, le marché en activité, des ouvriers qui travaillent, le jeune Salif Keita qui chante, le vrombissement de la rue, le fracas de l’usine. Cissé est impressionniste. Il imprime en sensations variées la ville malienne en nous, sans voix off et au gré d’une libre errance.

Autour de Ténin, le personnage principal, se dessine le portrait de classes en opposition : patrons/ouvriers et par extension riches/pauvres ; hommes/femmes ; jeunes/vieux et même parlants/muette. Cissé suggère en finesse la complexité de rapports de dominations qui s’interpénétrent.
Parfois didactique, souvent opaque et elliptique, le cinéaste ne vend rien ; il insuffle sereinement le venin de l’intranquilité face à l’état des choses. Sans propagande ni poings levés et pourtant de manière implacable, c’est dit : « Ce monde doit changer ».

Malamine Diaby

Malamine Diaby, le père de Ténin, est le haut de la pyramide. Il représente le patriarcat et la bourgeoisie. Il dirige d’une main de fer paternaliste et distante sa famille et son usine de vélo. Sa religiosité exacerbée est en totale contradiction avec sa prétention au contrôle absolu du monde matériel. Malade, il maltraite pourtant son corps en fumant constamment des cigarettes. Malamine, puissant dépourvu d’humilité face à l’existence, Malamine le patriarche, n’est en fait qu’un gamin violemment obtus. Son conservatisme se nourrit d’un individualisme très moderne. Il refusera la tradition du débat éclairé dans les palabres avec ses frères et il n’écoute pas plus ses propres parents. Son intransigeance morale qu’il pense respectable est en réalité infantile. La subtilité de Cissé est de savoir montrer à quel point les ruptures générationnelles sont ambivalentes. Malamine Diaby rejette sa fille par égoïsme, à cause d’un sens de la communauté défaillant, mais profondément moderne. Les grands-parents de Ténin et ses oncles, qui eux représentent la tradition, prêchent un soutien inconditionnel de la jeune fille.

Sékou qui, au début du film quitte au terme de 5 ans de travail l’usine de Malamine Diaby, pourrait être un héros prolétarien. Il se confronte à son patron pour réclamer une augmentation improbable et démissionne, non sans avoir formulé une critique sans détour des puissants et de l’exploitation patronale. Mais Cissé ne fabrique pas des héros. La colère de Sékou ne se convertit pas en lutte politique mais en vols et arnaques, hors de tout sens moral ou de justice sociale. Il est intéressant de voir que la famille de Sékou lui reproche d’avoir quitté un emploi qui fait vivre toute la famille ; la dignité du refus de l’exploitation s’oppose à la dignité des devoirs familiaux. Mais en retour, cette dépendance de la famille donne au très jeune Sékou un pouvoir démesuré sur ses anciens et une responsabilité écrasante.
A travers Sékou, Cissé montre aussi que l’homme pauvre reste un homme, qui peut donc dominer les femmes. Sékou drague, flatte, manipule, trompe, rejette, ment, calomnie et viole. Il violera Ténin. Pas parce qu’elle est la fille de son patron ; il ne le sait pas. Mais parce qu’elle fait partie de la classe qu’il peut manipuler, mépriser, soumettre, agresser, forcer.

Ténin, personnage central, est la plus exposée dans la pyramide de la domination.
C’est une femme. Elle est jeune. Et Cissé l’a voulue muette. Muette parce qu’il a voulu souligner « une évidence », dit-il, « les femmes n’ont pas la parole chez nous ». Ce choix scénaristique glissant, la manière dont il est exploité, est sans doute ce qu’il y a de questionnable dans ce film, nous y reviendrons.
Ténin subit chez elle le pouvoir patriarcal de son père ; en direct ou transmis par sa mère. Son ouverture au monde, aux autres jeunes se fait par sa cousine plus vieille qui vit chez elle. Quels sont leurs rapports? On n’en sait rien ; elle semble autant manipuler et exposer Ténin que la protéger.
La cousine d’ailleurs tente de tracer une trajectoire où elle ne serait pas complètement soumise aux désidératas des hommes. Mais son attitude est ambiguë et on n’a pas l’impression qu’elle soit du tout épanouie.
Pour revenir à Ténin, on ne sait jamais ce qu’elle pense et c’est là que le bât blesse. Elle semble intrinsèquement victime, vulnérable parce qu’elle est muette. Ténin regarde, écoute, subit ; elle ne s’exprime jamais, et peu de moments nous laissent entrevoir ses pensées. Elle est coincée non pas parce qu’elle est muette mais parce que Cissé en fait une « pauvre muette» sans défense, ce qui brouille le discours anti-patriarcal. Bien sûr la mutité de Ténin aggrave sa situation de dominée. La parole est ici métaphorique du pouvoir ; pouvoir d’ordonner, pouvoir d’être entendu. Quand il quitte l’usine, Sékou regagne de la dignité par la parole. Malamine contrôle son entourage par la parole et dès qu’il entre chez lui il ordonne le silence. Malamine ne supporte pas non plus d’être exposé aux avis contraires lors des palabres avec ses frères, ses parents. Mais Cissé est-il critique de cette toute puissance de l’articulation ? Du dit ? C’est loin d’être évident…Il semble plutôt regretter en permanence que Ténin ne puisse pas parler ; on ne sait d’ailleurs pas pourquoi elle n’écrit même pas. Son expressivité est coincée dans ses yeux, ses hochements de tête, parfois ses mains et ses bras, et ce par la volonté même de Cissé.

L’un des rares moments où Ténin semble se laisser pleinement aller est un jeu d’eau complètement régressif avec une fille plus jeune qu’elle.  Ici la boucle paternaliste validiste est bouclée puisqu’il semble que parce qu’elle est muette Ténin soit restée une enfant. On est aussi perplexe quant au viol : il existe mais demeure indicible, informulé.

Sans conteste les maladresses du film tiennent essentiellement à l’ambiguïté du regard que porte Cissé sur ses personnages. Là où il tente avec justesse de montrer ce qui est subi il peine à trouver des zones de résistance, de contestation autonome ; parce qu’au fond la résistance c’est lui, le réalisateur,  et la société qui verra le film. A l’intérieur du film la tragédie se déroule. Même s’il cherche sincèrement à regarder la nouvelle jeunesse malienne avec une certaine affection, comme lors d’une fête ou d’un pique-nique, il crée une distance générationnelle, voire paternaliste, parce que systématiquement ces moments débouchent sur du tragique ou du glauque. Plus que de regarder la jeunesse on peut avoir parfois l’impression qu’il la montre aux adultes en guise d’avertissement, d’appel ; d’ailleurs l’histoire de Den Muso, Cissé la tire d’événements arrivés à une nièce. Cissé use donc du film pour montrer la nouvelle jeunesse, questionner le passage à l’âge adulte, appeler la fin de l’injustice sociale, des changements dans les rapports entre les hommes et les femmes. Mais seuls, laissés à eux-mêmes, les jeunes semblent être condamnés aux drames. Ce n’est pas elles ou eux qui changeront la société mais Cissé, en leur nom, semble en appeler aux plus vieux et aux dirigeants. Comme si les jeunes, seuls, inévitablement ne risquaient que d’aller au feu et de s’y brûler.  Finyé, un autre film, tourné 4 ans plus tard sur une révolte d’étudiants sévèrement réprimée, tout en complexifiant le propos revient quand même proposer, il me semble, cette même idée.
Mais Cissé est suffisamment juste et touchant par ailleurs pour ne rien imposer, hors de son entêtement à creuser dans tous les sens les mêmes thèmes : l’injustice sociale, le passage à l’âge adulte, la force de la jeunesse, la révolte, le sexisme et la société patriarcale, la lutte des classes, le pouvoir post-colonial. Il avait 35 ans quand il a réalisé Den Muso son premier long métrage en 1975; son dernier film Min Yé date de 2009 et traitait de la polygamie.

(À écouter dans l’émission n°17).

M.L. – Cases Rebelles