À l’occasion de la sortie en ligne1 du documentaire Generation Revolution sur les mouvements militants noirs et non-blancs au Royaume-Uni que sont London Black Revs, R Movement et The Black Dissidents, nous avons interviewé les deux réalisateurs Cassie Quarless et Usayd Younis.
Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de vos parcours ? Et comment est venue l’idée du film ?
CASSIE : Nous avons commencé à tourner Generation Revolution en 2014 parce que nous voulions en quelque sorte interroger et remettre en question la manière dont les discussions sur le racisme et la race étaient posées au Royaume-Uni. Nous trouvions qu’à l’époque – et c’est le cas encore aujourd’hui – on parlait beaucoup de Black Lives Matter, des violences policières, du militantisme des noirEs aux États-Unis. Personne ne parlait vraiment du Royaume-Uni. C’est pourquoi nous avons voulu nous focaliser plutôt sur ce qui se passait ici au niveau national.
USAYD : Cassie et moi sommes avant tout des réalisateurs. Nous avons eu également des expériences militantes et avons évidemment un vif intérêt pour ces histoires. Nous étions intéressés par l’idée de dépeindre l’humanité de ces activistes. Quand j’étais étudiant je militais, et aujourd’hui je suis aussi éditeur du magazine politique Ceasefire. Nous avons tous les deux un parcours dans le domaine multimédia qu’on alliait déjà à la politique, donc c’était complètement logique de réaliser un tel film.
En juin 2014, les London Black Revs ont mené une action contre les pointes « anti-sdf » placées devant un supermarché Tesco. Cette action, dont les images inaugurent le film, a fortement marqué les esprits, même en France. Comment vous analysez son impact?
CASSIE : Je pense ces pointes sont une représentation visuelle particulièrement puissante de beaucoup d’inégalités auxquelles on est confrontéEs au quotidien. Beaucoup de personnes y ont reconnu une représentation puissante de forces capitalistes que l’on voit dans les villes, surtout dans une ville comme Londres. On voyait toutes ces pointes apparaître devant les banques par exemple, devant les supermarchés, des lieux qui regorgent d’argent et de nourriture – de ressources dont on a besoin au quotidien. Ils refusaient littéralement que les personnes les plus pauvres dans notre société aient accès ne serait-ce qu’aux abords de leurs bâtiments. Donc je pense que cela a suscité une réaction de dégoût chez des gens ordinaires. En voyant l’action contre les piquets « anti-SDF » les gens ont eu cette réaction viscérale, dans la mesure où ils estimaient que c’était une action nécessaire. Il y a eu une reconnaissance mais aussi de la gratitude envers les Black Revs et cette action spécifiquement.
Faire ce film, est-ce que ça a modifié votre regard sur le militantisme ?
USAYD : Nous avions dans l’idée de réaliser un film sur ce qui se passait en terme de militantisme mais on ignorait totalement ce qui allait arriver pendant que nous tournions. Cela nous a ouvert l’esprit sur la diversité au sein des milieux militants, et donné envie de saluer le fait qu’il y a dans nos communautés, tu vois, les communautés non-blanches, un grand éventail de voix et de perspectives qui existent. Nous devons les prendre en compte et réfléchir sérieusement à la façon dont on les inclut dans notre militantisme.
Vous n’hésitez pas à montrer les débats qui traversent ces différents groupes, les lignes de fractures, les conflits, leurs interrogations sur l’efficacité de certains modes d’action. En outre, la domination et toutes les oppressions que l’on essaye de combattre se manifestent également dans les espaces militants. Ce ne sont pas des espaces qui échappent au rapport de domination…
CASSIE : ça nous semblait indispensable de montrer cet aspect-là parce que ça correspondait à la réalité des dynamiques des groupes que nous filmions. Et je pense que nous avons toujours considéré Generation Revolution comme un film que nous voulions utiliser pour inspirer les gens et plus particulièrement les jeunes noirEs et jeunes non-blancHEs. Mais nous pensions également qu’il ne fallait pas taire les difficultés qui surviennent lorsqu’on milite ; ce n’est pas facile du tout, il ne suffit pas de se dire «Bon je vais transformer le monde, je vais simplement sortir et le faire, ça va être génial et en deux temps trois mouvements, tout sera réglé ».
Qui citeriez-vous comme références cinématographiques ?
USAYD : Nous sommes influencés par un grand nombre de cinéastes. Nous citons souvent les réalisateurs noirs britanniques des années 80 et 90 tels que John Akomfrah2 , Isaac Julien, Menelik Shabazz3 qui intégraient des idées politiques dans leurs films, et créaient un contenu politique ancré dans une perspective noire. Godard aussi ; il a perçu qu’on pouvait se servir du cinéma à des fins politiques, que le médium avait ce potentiel-là. Mais en fin de compte nous désirions adopter une approche moins didactique avec Generation Revolution : il ne s’agissait pas de faire uniquement un film sur des théories sociales par exemple, un film « intellectuel », d’art et d’essai sur les mouvements sociaux ; ces films peuvent être certes très poétiques mais parfois abstraits et leurs significations nébuleuses. Nous voulions créer un film accessible au plus grand nombre parce que, comme on le disait précédemment, nous souhaitions toucher un public de jeunes noirEs et non-blanchEs, quels que soient leurs milieux. Ce devait être un outil dont tout le monde pourrait se saisir pour provoquer un débat sur la suprématie blanche, le patriarcat, le capitalisme et ce qui peut être fait concrètement pour les combattre.
Aviez-vous une approche esthétique en tête avant de commencer à tourner le film?
USAYD : Elle était conditionnée par le sujet, la nécessité de faire un film sur des militants, et on a filmé en conséquence ; on avait décidé de suivre un groupe de jeunes militants noirEs qui avait recours à l’action directe, qui se trouvaient donc souvent dehors, dans la rue, et leurs actions étaient souvent à la frontière de la légalité, elles se situaient dans une zone floue en terme de légalité. Nous avons dû adopter une approche pragmatique. Certaines séquences du films sont de style « cinéma guérilla » : on court derrière les militants, on les suit pendant des manifestations et des situations tendues. Ensuite, on devait pouvoir se retrouver après ces actions ou y participer pour recueillir leurs réflexions et comprendre ce qu’ils/elles sont étaient en train de faire ou quel était leur but. L’esthétique était dictée par leur mode d’activisme et on utilisait la caméra pour capturer cela.
Est-il difficile de se situer, trouver sa place, quand on filme des militantEs dans des actions directes, qui peuvent se mettre en danger et qui, comme vous le dites, se situent parfois à la frontière de la légalité. Vous vous exposez également à la violence de la police.
CASSIE : C’est une bonne question. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés pour arriver à mettre en place cette distance entre nous en tant que réalisateurs et les militantEs parce que nous venons des mêmes communautés. Il nous semblait pourtant important pendant le tournage de rappeler régulièrement que nous, nous étions des réalisateurs. Oui, nous sommes engagés politiquement, nous nous définissons comme des cinéastes-militants mais le film en lui-même, c’est la forme que prend notre militantisme. Les actions que nous montrons, ce n’est pas notre militantisme. Il fallait donc gérer ça, comme tu le disais, chercher l’équilibre, c’était un numéro permanent d’équilibriste.
En ce qui concerne la distance physique, concrètement la violence physique, nous nous étions préparés à cette éventualité. Nous savions qu’il y avait des dangers inhérents à ce projet, des dangers pour nos personnes.
Comme Usayd disait, nous avons dû prendre des dispositions au cas où. Par exemple, j’ai été arrêté durant la première manifestation qu’on voit dans le film4, notre caméra a été cassée alors que nous étions pris en chasse par la police. Mais ce que j’ai toujours tendance à répéter c’est qu’il était essentiel pour nous d’inclure ces actions dans le film. C’était un risque que nous étions prêt à courir, et pas seulement ça : nous avions considéré que c’était nécessaire de prendre ce risque pour être tout à fait honnête, parce que les militants, eux, mettaient leur vie en danger. Et pour saisir les actions de personnes qui font ça, nous aussi, nous devions nous mettre en danger dans une certaine mesure.
Quelles sont les conversations que le film a permis de faire éclore ?
USAYD: Ça fait un an que le film est sorti. Ce qui a été très intéressant durant cette année c’est de constater à quel point les conversations étaient complexes à chaque projection. Il est important de souligner que nous avons organisé différents types de projection : le film a bénéficié d’une sortie en salles au Royaume-Uni, parallèlement il y a eu une sortie au niveau local, dans des quartiers partout à travers le pays où nous avons proposé des billets à tarifs très réduits ou même des projections gratuites. Nous avons également présenté Generation Revolution en Amérique du Sud et dans des universités aux États-Unis. Donc nous avons attiré des publics très variés, ce qui signifie que des conversations extraordinaires ont pu avoir lieu systématiquement.
Partout où nous sommes allés, les spectateurRICEs avaient vraiment envie d’aborder les thèmes du film qui font écho à leur propre contexte, comme celui de la gentrification par exemple, d’évoquer la manière dont elle affectait leurs communautés, à quel point c’était néfaste. Ce qui est génial c’est que le film sert d’outil pour amorcer une discussion sur les actions dans les communautés, et aussi un dialogue entre les spectateurRICEs eux-mêmes, sur comment s’organiser et se mobiliser au niveau local. C’est exactement ce que nous souhaitions accomplir avec ce film.
En voyageant dans le monde entier à l’occasion de ces projections, nous avons constaté que les spectateurRICEs s’identifient aux luttes de militantEs londonienNEs, s’aperçoivent que le combat pour la défense des vies noires, le combat pour légalité, est un combat mondial. Nous souhaitions vraiment que cette conversation prennent une dimension internationale, et nous avons plutôt réussi sur ce point là.
CASSIE: Une partie des projections au Brésil ont eu lieu en septembre dernier dans le cadre du festival Rencontre du cinéma noir d’Afrique, du Brésil et de la Caraïbe, organisé à Rio de Janeiro par le centre Afro-Carioca du cinéma Zózimo Bulbul. C’est en fait un festival de films qui réunit des cinéastes afro-brésilienNes et de la diaspora, et nous nous trouvions avec des réalisateurRICEs du Sénégal, de l’Afrique du Sud, du Cameroun et du Rwanda. Et les retours de la part des réalisateursRICEs brésilienNEs et du public ont été extraordinaires ; je ne pense pas qu’il y ait eu de retours négatifs.
Quand on était à Rio de Janeiro on entendait parler des raids de la police en cours dans les favelas. Quinze jeunes hommes, pour la plupart, noirs ont été tués et il y a eu très peu d’écho dans les médias. C’était intéressant d’avoir les retours des BrésilienNEs sur la situation au Royaume-Uni parce que les violences policières là-bas sont vraiment endémiques. Ils ont vu que les violences policières existaient aussi au Royaume-Uni – peut-être qu’ils s’imaginaient que c’était moins raciste, beaucoup nous ont dit que la police leur semblait plus polie. Mais c’était intéressant de constater que la violence policière était aussi une réalité pour nous aussi, même si c’est à une bien moindre échelle évidemment. Nous avons tenu à dire que la violence policière, la violence d’état est toujours présente, la police n’est jamais une entité non-violente ; oui, les policiers tuent moins de personnes en comparaison avec le Brésil, mais les actes de violences sont commis contre les mêmes communautés, la plupart du temps contre des communautés noires.
Nous nous sommes également rendus dans une favela, accompagnés par des habitants. Cela a été intéressant de voir l’écart entre la construction médiatique des favelas, la représentation qui en est donnée et la réalité. C’est instructif en terme du pouvoir qu’ont les média sur les représentations. Alors oui, il y a des endroits pauvres, certainEs se tournent vers la criminalité par la force des choses mais les communautés abritent en majorité des noirEs qui sont marginaliséEs et ensuite diaboliséEs par les médias.
Il y a discours ambiant au Royaume-Uni sur la jeunesse qui serait dépolitisée, apathique, un discours contre lequel vous vous élevez. Des militantEs dans le film y font également allusion. Est-ce que la question de la transmission d’une génération à l’autre, des histoires militantes et du savoir, des luttes passées était important pour vous ?
USAYD : Oui, absolument. C’est une question qui revient souvent lors de discussions avec des militantEs plus âgéEs : ils/elles nous demandent si les jeunes sont au courant des combats qu’ils/elles ont menés. Le militantisme dans les communautés noirEs et asiatiques existent depuis des générations. On insiste sur ce point là. Il est impératif que des documents soient accessibles afin que les gens puissent commencer à comprendre ce qui a été fait avant eux, pour savoir ce que les personnes qui les ont précédés ont traversé. Malheureusement, beaucoup de jeunes militantEs n’ont pas forcément eu accès aux mouvements passés alors ils se tournent vers d’autres endroits, par exemple les États-Unis. Il y a une documentation immense sur le Mouvement des droits civiques. Ils ont plus d’informations sur les noirEs qui perdent leur vie à cause de la violence d’état aux États-Unis que sur une personne qui est tuée à deux pas de chez eux, au Royaume-Uni. Je pense qu’il faut vraiment que cela change. C’est ce que nous avons tenté de faire avec ce film. Il faudrait plus de documents de ce genre-là pour mettre en lumière la situation au Royaume-Uni, et en Europe aussi parce que je suis conscient que nous n’échangeons pas sur nos expériences respectives.
Quels sont vos prochains projets?
CASSIE : Nous sommes en train de développer un projet dont on ne peut pas dire grand-chose pour l’instant. Usayd et moi avons créé notre boîte de production de films. Notre but est de produire des œuvres audacieuses, centrées sur l’expérience de personnes non-blancHes ici en Grande-Bretagne et dans le monde. En tant que réalisateurs nous sommes vraiment conscients du potentiel du cinéma comme un outil politique puissant, comme un moyen de faire évoluer les esprits mais aussi comme un outil d’information. Et notre but ces prochaines années, c’est vraiment de présenter des histoires captivantes qui abordent des questions politiques et franchement, de susciter la réflexion. Nous voulons remettre en cause certaines images qu’on voit, le champ est en pleine évolution, il y a plus de place pour les œuvres conçues par des réalisateursRICES non-blanchEs et pour des œuvres qui nous représentent. Par exemple, il y a le film Black Panther qui va bientôt sortir ! (rires) Ces dernières années des films extraordinaires sont sortis. C’est le moment idéal pour nous d’insister pour que soient réalisés les films que nous désirons faire et non pas les films qu’on voudrait nous obliger à faire.
Merci beaucoup à Cassie et à Usayd.
Interview réalisée par Cases Rebelles le 18 octobre 2017.
Le site du film, avec des liens pour le regarder : https://genrevfilm.com
La bande-annonce (en anglais) :
- en VOD, sur les plateformes de téléchargement et en DVD ; voir sur le site du film https://genrevfilm.com [↩]
- co-fondateur du Black Audio Film Collective qui a signé en 1986, Handsworth Songs, un essai cinématographique sur les révoltes de Birmingham, Tottenham et Brixton de 1985. Le film est disponible gratuitement en ligne, en V.O non sous-titrée ici [↩]
- Réalisateur de la fiction Burning an Illusion. Son documentaire Blood Ah Go Run suivait la journée de mobilisation « Black People’s Day of Action, une marche organisée le 2 mars 1981 pour dénoncer les dysfonctionnements dans l’enquête sur la mort de treize jeunes noirEs lors d’une soirée d’anniversaire dans un incendie criminel. Les circonstances de leur décès rappelaient le mode opératoire de précédentes attaques racistes survenues dans leur quartier. [↩]
- lors du « die-in» organisé dans le centre commercial Westfield, à Londres, le 10 décembre 2014 pour protester contre la décision d’un grand jury de ne pas inculper le policier qui avait étranglé Eric Garner. Soixante-seize personnes furent arrêtées. [↩]