« Être noir.e ça peut être aussi vaste que le monde » avec Maboula SOUMAHORO

Publié en Catégorie: AFROEUROPE, LIBÉRATIONS AFRICAINES, PORTRAITS

Enseignante au sein du département d’anglais à l’Université de Tours, chercheuse, Maboula SOUMAHORO est notamment l’auteure d’une thèse nommée « La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d’Islam et le Rastafarisme ». Elle est cofondatrice et coorganisatrice des Journées Africana/Black History Month et est également membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage… Mais tout ça c’est le CV et ça ne vous dit pas à quel point Maboula Soumahoro est une personne formidable ! Ça, on vous laisse le découvrir dans l’entretien qui suit. On y parle entre autres de construction personnelle, de rap français, de révolution totale, d’université et d’enseignement en France, aux États-Unis, de nos histoires, d’éducation, des icônes, et aussi d’amour.

C.R. : Est-ce que tu peux te présenter et raconter ton parcours ?

Je suis née en France, dans une famille ivoirienne très traditionnelle. On est musulman.es. J’ai grandi dans l’Afrique. Enfin, chez moi c’était la Côte d’Ivoire, même la « djularie » puisqu’on est djula. Donc j’ai vraiment grandi en me disant « je suis africaine, ivoirienne, je suis noire,  djula, musulmane » et dehors il se passe d’autres choses. Dehors, on est en France et la France c’est différent. C’est même mieux, c’est même un peu supérieur : on ne mange pas pareil, on ne vit pas pareil, ma mère elle ne s’habille même pas pareil. J’avais vraiment l’impression de vivre deux vies différentes, mais j’avais vraiment l’impression enfant que le côté désirable c’était le côté français. Et c’était ce coté qui avait raison. J’ai un peu grandi comme ça. J’ai toujours eu des facilités à l’école, j’étais bonne. Rétrospectivement, je dirai que c’était comme si l’école était une sorte de moyen, d’outil d’intégration. On était une famille… ma mère était seule avec 7 enfants, on était très très pauvres : « Ah la la cette femme courageuse qui a 7 enfants qui travaillent bien à l’école, c’est bien. Tu peux réussir…» J’ai grandi un peu dans ce mythe républicain de « on peut s’en sortir avec l’école », « quelles que soient ses origines et sa condition sociale on peut réussir ». Et en fait, après, plus je suis montée plus le mythe s’est effondré. Du coup, j’ai été forcée de me poser des questions et de savoir ce que je représentais pour l’école, ce que l’école représentait pour moi. Et j’ai commencé à vouloir autre chose. À un moment où je me suis sentie un peu oppressée, un peu toujours dans le « c’est pas mal pour toi », « c’est déjà bien », « tu  peux être prof d’anglais maintenant, t’as une licence d’anglais » sauf que toi tu rêves d’être Maitre de Conférence et on te dit en gros « c’est pas trop pour toi, c’est déjà pas mal là ». Mais j’avais plein de rêves parce que je n’avais rien ; quand tu n’as rien, tu n’as vraiment rien à perdre et tout à gagner. Je voulais voyager, voir autre chose et c’est comme ça que j’ai commencé à aller aux États-Unis. Et ça, ça a été déterminant. Ça été déterminant dans la façon dont j’ai perçu les choses, les sociétés, l’Histoire, l’identité noire, la façon dont je me suis autorisée à vivre la vie telle que je la voulais. Alors qu’avant, j’ai eu un parcours dans l’enseignement très classique. J’ai fait du latin, du grec, ça allait bien mais ce n’était jamais assez. Et puis, quelques rencontres, quelques événements ont fait que je me suis dit qu’on se foutait un peu de ma gueule.

Mais certain.es ont grandi de façon beaucoup plus lucide que moi. Ma petite sœur qui a 3 ans de moins que moi, se plaignait toujours de choses ; elle disait que ce n’était pas juste et j’étais toujours celle qui disait : « non mais en fait si tu  veux, quand on veut on peut… » . Au moment où j’ai changé, j’ai vraiment changé.

J’avais commencé à faire un programme d’échange aux États-Unis, d’1 an. Et puis quand je suis revenue on m’a dit que j’avais changé, que je m’étais laissée happer par le communautarisme américain. Qu’ici on était en France et  qu’il fallait que je fasse attention à mes sujets de recherches, parce qu’il n’y avait pas de département de Black Studies en France…  Enfin, voilà des trucs où tu te laisses happer dans une sorte de carcan, de corset qui n’était pas le tien.
Il y a des choses qui m’intéressaient, point barre. Qui m’intéressaient moi, Maboula. Sûrement en tant que noire mais cette partie du monde là, les Amériques, ce n’est pas ma partie du monde. Donc ça peut aussi être faire preuve d’ouverture d’esprit et de curiosité.  Quand j’étudie les rastas ou la Nation d’Islam, je ne suis pas en train  d’étudier Sundjata Keita, l’Empire du Mali ou mon ascendance djula. Alors qu’est-ce que ça veut dire?  Et en fait, c’est ça qui m’a interpellée. Qu’est-ce que ça veut dire? En gros : qu’est ce que mon corps veut dire par rapport à cette histoire? Pourquoi, à chaque fois, il y a cette suspicion, et qu’est-ce que ça veut dire pour moi de me dire : « en fait, oui les afro-américains ou les américains c’est pas moi mais c’est quand même un peu moi ». Et j’estimais que c’était une question intellectuelle qui était importante , qui était intéressante.

L’université française est assez rigide dans ses approches théoriques et ses enseignements et même si, aujourd’hui, certains sujets, certaines approches théoriques émergent enfin, on a tendance à oublier celles et ceux qui au cours des décennies précédentes ont abandonné ou ont été éjecté du système par des professeur.es incapables d’accueillir  des problématiques plus complexes, moins eurocentrées. Comment t’y sens-tu et qu’est-ce cela évoque pour toi  ?

L’Université française, elle ne m’intéresse pas tellement. Il y a des gens intéressants mais il y a une différence entre les individu.es et l’institution elle-même. Et l’institution telle qu’elle est construite, telle qu’elle fonctionne, ne laisse pas la place à l’émergence de certaines idées ou à une sorte d’encouragement, d’ébullition, parce qu’elle est structurée d’une certaine façon. Moi, par exemple je suis angliciste et c’est comme si j’étais coincée dans un département d’Anglais. Les départements de langue existent principalement pour former des enseignants de langue, et personnellement, enseigner la langue anglaise ça ne m’intéresse plus. Donc, une fois que tu as une spécialisation, que tu veux faire de la recherche, comment tu fais pour diffuser cette recherche quand tu es coincée dans un département qui forme au CAPES et à l’agrégation? Et quand tu regardes les programmes du CAPES et de l’agrégation, tu vois que l’on est dans un classicisme assez… peut-être que tous les dix ans ils vont faire un truc afro-américain. Il y a quelques années, c’était Ralph Ellison avec Invisible Man, il y a pas longtemps c’était le Sud et la reconstruction aux États-Unis ; voilà c’est ponctuel.

D’un point de vue strictement universitaire, j’ai toujours été plus à l’aise aux États-Unis.  Au moins, c’était des espaces où l’on discutait vraiment des choses. Il y avait des spécialistes hyper pointu.es sur la question et on n’était pas en train de débattre de la légitimité du sujet. Ici, en France, même quand il y a des transformations, même quand émergent de nouveaux centres d’intérêts, on a l’impression que ce sont toujours les mêmes personnes qui vont se reconvertir,  « ah ben en ce moment il y a telle question », vraiment en faisant fi de ceux – comme tu le disais tout à l’heure – qui  ont été laissés en chemin. Quand j’étais en  Maîtrise, il y avait un mec, il était plus âgé que moi, il travaillait avec ma directrice de recherche et il travaillait sur Marcus Garvey,  et je ne crois pas qu’il ait fini sa thèse  ; et je te parle d’un truc d’il y a au moins 15 ans. Lui, je sais qu’il faisait un truc sur Garvey, c’était un antillais, je sais pas ce qu’il est  devenu mais je sais qu’il n’a pas terminé. Après, les professeurs des Universités ou les Maîtres de conférence qui sont en place,  eux après ils ont le loisir ou le luxe de pouvoir se dire « ben, ah maintenant telle question m’intéresse! ».  Et donc ils viennent truster, monopoliser un champ ; c’est eux qui le définissent, qui le construisent et on ne laisse pas entrer des choses de l’extérieur…  Moi au niveau de l’Université je suis vraiment très atypique. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour obtenir un poste au final.

Est-ce que tu as eu à résister à la tentation de déserter, ou alors quand tu étais là-bas tu t’es toujours dit « je vais m’en servir pour être ici » ?

Ah non, non!!! Je pense que si j’avais pu rester je serai restée ! (Rires) Non, j’ai toujours été tiraillée quand même. Mais je ne vais pas me mentir : je pense qu’à un moment j’ai eu mon poste à Tours et je me suis dit « bon vas-y, c’est un CDI ». Ce qui me plait c’est l’entre-deux mais je suis toujours plus épanouie là-bas. D’un autre côté, je comprends que c’est important pour ici. Au début, quand je suis rentrée en France et qu’on a commencé à me solliciter pour les médias ou des choses comme ça, je ne voulais pas. J’avais vécu ma vie :  pour moi c’était mon délire, ma vie mes goûts, ma trajectoire. Ce n’était pour personne d’autre, c’était pour moi ; comprendre des choses, lire des choses, c’était moi. Après, quand je suis rentrée et qu’on a commencé à me solliciter, des ami.es, etc…je me suis dit « bon vas-y, c’est un CDI je vois ce que ça représente ». Je vois qu’il n’y a pas beaucoup de profs noirs, pas beaucoup de profs  noirs avec des locks – tu sais des trucs comme ça que t’oublies, ça fait 15 ans que j’ai des locks – et ça veut dire quelque chose ; tu n’as pas beaucoup de gens qui viennent de la cité, donc voilà c’est ça aussi.  Je me suis dit : « Ok, ok, il y a des gens qui font des choses et qui se battent ici donc oui je comprends ». Mais c’est dur. Des fois tu as envie de vacances, d’aller ailleurs et de ne pas te prendre la tête avec tout ça. Personnellement je me dis : « J’ai pas d’argent mais je vis, j’m’en sors, ça va ». Ce qui me touche toujours c’est des jeunes, des jeunes adultes, des adolescent.es ou des étudiant.es qui essaient de faire un truc et eux, je me dis toujours que si je peux faire quelque chose pour eux je le ferai parce que ce sont des gens qui rêvent, ou qui ont une vision, un peu d’ambition qu’on brime. Donc oui, si je peux faire quelque chose pour eux je le ferai mais faut qu’ils comprennent que c’est du boulot.

J’ai grandi dans les années 80 : les seuls noirs positifs qu’on voyait c’était les noirs américains, c’est eux qui étaient cools, classes à la mode, qui étaient un peu respectés, enfin c’est vraiment… Moi j’ai grandi avec Michael Jackson, Michael Jordan, Whitney Houston enfin voilà, des Cosby Show, tout ça c’était toujours mieux que ce qu’on montrait de l’Afrique. Après quand je suis partie étudier là-bas déjà j’ai eu des profs noir.es ; ça je n’en avais jamais eu… Ah si, j’avais eu un prof africain à Créteil, M.Diallo. C’était un prof d’histoire africaine, il m’encourageait tout le temps. Il était assez vieux, un peu vieille école. Donc là j’ai vu des profs noir.es ; j’ai vu soit des départements ou des centres de recherches qui étaient consacrés soit à la culture noire, à la diaspora, au panafricanisme, des choses comme ça. Il y avait beaucoup de choses et c’était pas simple : c’était pas « on est noir.es, on est content.es ». Et puis là, il pouvait y avoir des gens qui n’étaient pas noirs déjà mais les gens étaient bons et travaillaient sur des choses qui pour moi étaient complètement nouvelles, incroyables. Voilà c’était tout ça ; ça m’a inspiré parce que j’ai vu des gens qui pour moi « tuaient ». J’ai rencontré aussi des français.es aux États-Unis qui n’enseignaient pas en France, donc notamment – je le dis souvent – Édouard Glissant et Maryse Condé. Ils étaient aux États-Unis. Je ne les connaissais pas du tout et je te parle d’un moment… quand je suis arrivé là-bas j’avais 22, 23 ans et franchement je n’avais jamais entendu parler de Glissant et de Condé. Et quand j’ai vu leurs cours et quand j’ai lu certaines choses d’eux ça a vraiment été une claque, vraiment. Glissant parce que c’est le premier que j’ai rencontré : c’est juste un copine qui m’a dit « allez viens on prend un cours de Glissant ». Moi j’étais plus en histoire, en anthropologie, et donc je me suis dit « ah le département de français j’y suis allée mais je ne le connaissais pas ». Donc je suis allé voir comme ça ; c’est un monument, mais je ne le connaissais pas. Maryse Condé c’est pareil. Je la rencontre une fois à un colloque et puis j’ai suivi un de ces cours, et puis il y a plein de livres que j’ai lu comme ça en français. Et je me rappelle vraiment que quand j’ai lu Le 4ème siècle 1 , c’était vraiment une claque. Le 4ème siècle te pousse à réfléchir à l’Histoire, à la chronologie, à ce qui compte : c’est quoi les 4 siècles ? C’est quoi cette histoire de la Martinique, c’est quoi ces questions qu’on se pose, le rapport au passé, le rapport à l’Afrique et ce qui se passe une fois qu’on est arrivés là, une fois que les gens sont arrivés là. Et je me disais, c’est comme un roman mais c’est très philosophique. Après, quand j’ai lu Ségou2 , là ça m’a vraiment ramenée à mes origines à moi ; et je me disais « comment elle a fait pour écrire ça et penser à tous ces aspects différents de cette histoire?« 

Extrait de « Ségou », Maryse Condé

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Moi c’est le hip-hop et le reggae. En grandissant au début j’avais vraiment une culture pop très commune : pour moi les années 80 c’était Madonna et j’étais à fond dans Madonna. Après, encore une fois je pense que c’est aussi un peu de l’impérialisme américain, de l’impérialisme culturel, et c’est après, vraiment la fin des années 80 avec Public Enemy, NWA et même De La Soul comment ils sont arrivés, MC Lyte, je sais pas, c’était autre chose et il y avait un côté contestataire qui me plaisait.  Et avant y avait eu le reggae, j’ai grandi avec Bob Maley, Burning Spear, Alpha Blondy. J’ai des grand.es frères et sœurs qui étaient dedans. J’ai notamment appris l’anglais à travers ces chansons : à noter des trucs, à aller prendre un dictionnaire, une vraie geek… J’ai fait beaucoup de ça. Et après par contre, au milieu des années 90, il y avait la danse en France et puis le rap français. Le rap français je trouvais ça intéressant parce que c’était un truc à nous. Avant, c’est comme si on était coincé.es avec la culture de nos parents. Soit tu es très à l’aise avec la culture de tes parents et tu te l’appropries, ou soit tu constates que y a quand même une sorte de décalage. Tu es ivoirienne mais c’est quand même autre chose que si tu vas en Côte d’ivoire ; tu ne parles pas pareil, tu t’habilles pas pareil, tu ne manges pas pareil – enfin c’est chez toi oui mais c’est pas vraiment chez toi. La France c’est chez toi mais c’est pas vraiment chez toi. Et je trouve qu’avec le rap français j’ai commencé à entendre des histoires qui pouvaient être les miennes vraiment : pas américaines fantasmées, pas africaines fantasmées.

Fin des années 80, début des années 90 c’était Solaar, IAM, NTM, mais des trois je crois que c’était Solaar que je préférais ; j’aimais bien le côté un peu cool, les jeux de mots, tout le monde disait qu’il passait un peu pour un bouffon… Enfin  c’était pas « 93, nike ta mère » tu vois, mais ouais c’est Solaar que j’ai vraiment écouté.

Après il y avait NTM : j’aimais bien le côte genre ils font peur, c’est des grosses cailleras, un peu  malpolis, qui insultaient tout le monde, qui disaient que Solaar c’était un bouffon, j’aimais bien. Mais au niveau du son c’est pas eux que j’aimais le plus. Mais je trouvais que c’était important d’avoir le droit de se comporter comme ils le faisaient. Je les ai plus aimés plus tard. Mais par exemple même à l’époque « c’est clair / t’as le touché / nique ta mère » on aimait bien rapper ça ; mais Le monde de demain je m’en rappelle très bien, je trouvais que c’était un grand texte. Ça m’a touché. Après plus tard… bon y avais les compilations Rapattitude, y avait Assassin, j’aimais bien « Esclave de votre société« , je regardais Rapline et tout ;  et puis l’un des albums que j’ai écouté en boucle en boucle en rap français c’est Ministère Amer, 95200. Avant il y avait eu l’autre avec « Traitres« , mais vraiment 95200 avec l’intro du début où à un moment ils disent  : « Quelques messages personnels. Negro, 94 sera blanche et sèche! »
Je trouvais que c’était ancré chez nous. Bien sûr que ça venait des États-Unis et c’était du rap, et puis Sarcelles ils étaient vraiment en mode West Coast ; c’était après The Chronic de Dr. Dre et l’arrivée de Snoop. Mais je trouvais que dans tout ce qu’ils utilisaient… leurs formulations c’étaient des gimmicks de la publicité française, l’actualité, c’était un peu les actualités de chez nous. Et je trouvais ça bien qu’il y ait pas ce complexe en mode « on va copier les américains ». Ils parlaient de chez nous, ils parlaient de chez eux ; limite après tu as envie d’aller voir à Garges-Sarcelles comment ça se passe. Donc vraiment 95200. Et puis y a des vrais textes dedans… que ce soit « Pas venu en touriste »… Donc ça c’est un des premiers albums, et puis y a eu les premiers albums d’Ideal J, surtout Le combat continue, c’est un album que j’ai beaucoup écouté. Et puis dans tout ça sur la compil L432 y avait « La parole est mienne » de Casey : jusqu’à aujourd’hui je trouve que c’est un grand morceau. Et puis après je suis partie. Et les gens ont commencé à signer et après ça a été le début de la fin… (rires)

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Même dans tout ce qui relève des modes de résistances, je trouve qu’il y a toujours une hiérarchie ou toujours des structures qui résistent. Par exemple, quand tu parles des gens qui sont intéressé.es par la question noire, des cultures noires… Y a une sorte de panthéons : y a des héros, y a des stars. On a besoin d’un héros, un homme, un personne ou une trilogie. Jusqu’à aujourd’hui des gens peuvent me suivre qui veulent dire « oui j’m’intéresse à ci à ça» et c’est toujours les mêmes choses : « Oui moi j’aime la Négritude, j’aime Césaire, j’aime Senghor », si on dit Damas j’me dis «ah, peut-être que c’est quelqu’un qui s’y connait ». Mais voilà, il y a ce trio-là. Depuis on sait que les sœurs Nardal elles ont tenu des salons, fait de la traduction systématique, mis des gens en relation mais elles comptent pas, on s’en fout ; c’est Césaire, Senghor et peut-être Damas. Y a une sorte de hiérarchie. Glissant… bon des fois ce sont des personnes différentes qui le mentionnent. Oui Glissant c’est la créolité, la créolisation – comme si c’était aussi simple – on oublie l’Afrique : ça n’a rien à voir avec l’Afrique c’est le mélange de cultures, de dominations, sans rien, les gens se sont rencontrés, se sont aimés et se sont bien entendus, comme si c’était aussi simple que ça. Et donc après dans tout ça, ouais les femmes sont toujours marginalisées et surtout je pense que c’est un format d’écriture. Par exemple, pour Maryse Condé c’est un roman : c’est pas politique un roman, c’est pas censé être politique ou bien y a des romans supers engagés j’imagine. Mais on ne va pas prendre en compte ses sujets d’écriture, la façon dont elle écrit et décrit les espaces qu’elle traverse. Y a un mouvement incessant…. Ouais c’est un manque d’ouverture.

Ce qui me fait la peine c’est que des fois dans ces tentatives de résistance, de contre-éducation, contre-culture, on garde des automatismes de la structure dominante. On a besoin de héros, d’individus ; ouais c’est pas le mouvement, c’est pas le collectif. On a besoin de se dire que Martin Luther King il a tout fait tout seul. Même de Coretta Scott King on parle pas, comme si c’était pas une militante elle-même. Garvey t’imagines : Amy Ashwood Garvey, Amy Jack Garvey qu’est-ce qu’on connaitrait de l’UNIA sans elle ? Et préserver cette mémoire là ça compte pas ? Et Malcolm X, Betty Shabazz ? On garde ça, on a besoin d’une personne, un monument qui a tout fait : on a besoin d’une sorte de Dieu sur terre qui a été sacrifié, crucifié. C’est un peu dommage mais c’est une façon de voir le monde, on a besoin d’un leader, d’une personne, comme ça quand ils meurent on est sûrEs qu’il n’y a plus rien derrière. Pour moi c’est des restes des défauts, comme si la révolution elle n’était jamais totale. Qu’elle a toujours ses limites et qu’il y a toujours un moment les choses d’avant vont rester parce qu’elles vont servir les intérêts de tel ou tel groupe ! J’me souviens d’une rencontre à l’ENS y a longtemps et KRS One était là – il donne souvent des conférences. Et puis à un moment il parlait de la révolution hip hop : « on a réinventé une façon de se dire, de voir le monde ». Et à un moment je lui avais posé une question en disant  « mais euh moi j’suis d’accord avec cette révolution artistique, esthétique, rythmique mais pourquoi ça a pas été révolutionnaire au niveau des femmes? ». Voilà la révolution s’est arrêtée à ce niveau- là. C’est pas pour blâmer le hip hop parce qu’on dit souvent le hip-hop c’est misogyne comme si le reste du monde ne l’était pas ; je ne pense pas que ce soit plus misogyne que le reste de la planète. J’avais posé cette question parce que c’est révolutionnaire seulement jusqu’à un certain point.
Il y a d’autres groupes radicaux – parce que c’est ce qui m’intéressait aux États-Unis, les groupes nationalistes noirs – je me souviens vraiment d’un groupe qui s’appelle The Republic of New Afrika. Je ne sais pas pourquoi à un moment j’écrivais un truc sur eux. Et ça m’avait fait rire parce que je les trouvais hyper radicaux, hyper énervés, hyper sans concessions, « on va créer une communauté dans le Sud, on va faire ci, on va faire ça », et puis au milieu de tout ça, une fois je crois que c’était dans leur programme, « les hommes ont le droit d’être polygames ». Mais qui a pensé ça ? Comment elle s’est passée cette réunion-là ?
Peut-être que c’est utopique de se dire qu’il y aura une révolution totale qu’on va réinventer un nouveau monde, avec de nouveaux rapports, avec la fin des hiérarchies, la fin de la mise en avant d’un individu héroïque qui fait ses… je sais pas, je sais pas en tous cas c’est dur.

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Moi je trouve qu’en France on a vraiment une fascination pour les États-Unis et une fascination pour les afro-américains. Et cette fascination pour l’histoire afro-américaine c‘est toute la France. Donc ça veut dire que quand tu veux organiser des événements sur ces sujets et obtenir au moins des fonds publics pour ces événements, tu parles des afro-américains c’est la meilleure façon ; mais c’est toujours une histoire particulière, c’est-à-dire que ça va être 1950, le mouvement pour les Droits Civiques jusqu’au début des années 70 et les Black Panthers. Et les Black Panthers, pas Elaine Brown : les Black Panthers avec Huey P. Newton. Je trouve que t’es coincé.e dans une sorte d’iconographie, y’a quelque chose de malsain. Les Black Panthers c’est le look qui compte ; s’ils n’étaient pas stylés, s’ils avaient pas le béret, le cuir noir, s’ils avaient pas des belles photos, on s’en fouterait . Après t’as MLK, « I have a dream », tout ça. Malcolm X, il est méchant, il était raciste mais ça peut encore passer. Mais on fait comme si…on parle de cette histoire mais nous-mêmes je pense les noirEs de France, tellement on connait rien on se dit qu’y a que ça qui a eu lieu, parce que c’est des luttes des années 50, 60 aux États-Unis, c’est des luttes on s’en rappelle mais c’est des moments où il y a eu des moments de victoire. Pendant la guerre, dans les années 40, entre les deux guerres, pendant la Reconstruction, pendant l’esclavage, y a toute une autre tradition dont on parle jamais. Donc je trouve que quand on a cette fascination depuis la France elle est très formatée et elle est très malsaine. Donc une fois que tu veux organiser des choses autour de ces idées… Moi en tous cas, avec Black History Month le but c’était de capter l’attention des gens par quelque chose de familier comme prétexte pour parler de nous et valoriser des choses qu’on fait : c’est comme si on avait plein de pierres précieuses et qu’on se disait « non tout s‘est passé aux États-Unis ». C’est vrai que nous on n’a pas de leaders mais peut-être qu’on ne les respecte pas, qu’on ne les voit pas, qu’on ne s’en souvient pas. Il y a des alliances qui ont été faites qui ont été oubliées ; je me rappelle quand j’ai commencé à regarder des choses sur la Marche de 1983, dans la région de Lyon d’où est Toumi Djaida, y a une des militantes de l’époque qui me disait : « mais tu sais que pour l’appel à la marche, l’une des première associations à avoir signé l’appel c’était une association d’antillais? » Qui se souvient de ça ? Après, j’ai pas creusé le truc. C’est eux les premiers à avoir signé. Je me dis  : « c’est qui ces antillais de la banlieue lyonnaise qui étaient là? »

Je ne parle même pas des « outremers » dont tout le monde se fout ; si tu n’y es pas personne ne va vraiment en parler. Mais au niveau de la France hexagonale j’ai envie qu’on se respecte un peu plus, qu’on se connaisse un peu plus et qu’on n’ait pas besoin de cet exotisme étasunien. Essayer de parler des États-Unis de toute façon c’est mon métier, puis j’aime aussi mais c’est juste pour mettre un coup de projecteur sur ce qui se passe ici. Il y a des choses qui se passent qui ne sont pas mises en avant, qui ne sont pas valorisées, qui ne sont peut-être pas gagnantes comme on voudrait qu’elles le soient, mais qui existent quand même et qui sont précieuses. Et c’est ça qu’on essaie de faire avec Black History Month : essayer peut-être d’éduquer les gens, c’est beaucoup plus vaste ; y a des choses qui t’intéressent auxquelles tu souhaites t’identifier, eh bien y a le monde entier. C’est pas t’es un vrai reunoi si t’as ci t’as ça, si t’as la bibliothèque type ; t’as lu Baldwin, t’as lu Richard Wright, Angela Davis, Eldrige Cleaver, t’as Le cahier d’un retour au pays natal… Alors que le Cahier d’un retour au pays natal c’est merveilleux mais y a pas que ça. Y a plein d‘autres trucs. Être noir.e ça peut être aussi vaste que le monde, c’est pas étroit, c’est pas une prison, c’est pas dix bouquins, c’est pas deux actions. C’est grand comme l’humanité, comme l’univers ; donc y a beaucoup de choses. Et c’est pas parce que c’est noir qu’on va laisser formater le truc. Y a plein de gens différents à des époques différentes qu’on dit des choses différentes, qui se sont pas entendus ou des fois entendus, qui ont écrit les uns contre les autres ou bien les uns avec les autres. Fais ce que tu veux. Choisis. Mais cultives-toi. Parce que des fois c’est juste un manque de culture. J’ai enseigné beaucoup dans des prisons aux États-Unis et j’enseignais un cours sur la diaspora, et toujours dans ce cours – c’étaient des prisons de femmes – y avait toujours un moment une femme, une détenue qui allait dire « ah ça y est c’est le meilleur cours de ma vie, mon identité, j’ai l’impression que…» et qui rentrait souvent par l’afrocentrisme, en disant « oui c’est vrai parce qu’on nous a volé notre identité, parce que Kemet, parce que…». Moi j’essayais toujours de dire « ouais, c’est bien, mais y a pas que ça ». C’est pas pour dire que l’afrocentrisme c’est mal, mais il n’y a pas que ça. Mais au moins je trouve que pour véritablement choisir faut connaitre ; si tu connais tu peux effectuer un véritable choix et c’est ça la liberté la plus précieuse. Voilà c’est ce qu’on essaie de faire avec les Journées Africana. Déjà de les avoir mises au mois de Mai… On s’est servis du 10 mai de la loi Taubira pour dire « bon ok c’est qu’une loi mais c’est déjà ça, on a rien donc le 10 mai pourquoi pas ». On n’est pas obligé.es de garder le Black History Month au mois de Février comme les afro-américains qui célèbrent certains de leurs héros ou des évènements qui leurs sont chers. Nous on a eu le 10 Mai, la loi Taubira. On pourrait se dire : pourquoi tourner autour de la mémoire de la Traite négrière et de l’esclavage? Il y a pas que ça, ouais c’est vrai. Mais au moins au 10 Mai qu’il se passe quelque chose qui nous concerne aussi et puis qui concerne tout le monde. Tu vois y a un journaliste qui me posait des questions sur les Journées Africana et je lui ai parlé pendant une heure, et il m’a dit : « Bon ben d’accord pour résumer, si j’ai bien compris, Black History Month/les journées Africana c’est très important pour les noirs de France »… Ben non, en fait c’est important pour la France.

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Il y a un effet de centralisation assez pénible qui réduit les événements, les mouvements à ce qui se passe à Paris et qui tend aussi de manière écrasante à écrire l’histoire de là…

Moi je suis parisienne, de toute façon, toute mon enfance j’ai grandi en banlieue parisienne, donc je la reconnais cette centralisation de Paris. Ce qui se passe à Paris est ce qui est censé se passer en France, alors que c’est faux. Alors qu’il suffit que tu voyages ailleurs pour te rendre compte que Paris c’est autre chose, ça n’a rien à voir. Comment on gère ça ? J’ai pas de solution. Mais je vais partout dès qu’on m’invite, en province j’y vais . Ce qui me touche c’est qu’à Paris on est beaucoup dans… c’est Paris, y a beaucoup de m’as-tu-vu, y a de nouveaux mouvements, je me dis toujours ça serait mieux si on était sûr.es que chaque nouvelle émergence avait conscience des autres, si y avait un peu plus de suivi mais ça revient, c’est de la culture. Après le problème que j’ai toujours eu avec les collectifs, les mouvements, les choses qu’on fait par exemple à plusieurs, c’est les histoires d’égos mais ça c’est l’histoire de l‘humanité. Y a de l’exposition, y a du respect, et des forces sociales invisibles qui ont une incidence. Qui a pris le micro ? Qui a parlé en premier ? Qui a la meilleure éloquence ? Qui a été invitéE sur tel plateau, sur telle radio ? Ça ça compte, c’est une réalité. J’ai toujours eu du mal avec ça donc je me méfie des trucs collectifs. Je soutiens toutes les actions si y a un peu de sincérité et que les gens essaient de faire quelque chose.

J’encourage toujours la connaissance et la culture et ça c’est pas facile. Les gens veulent posséder des choses, savoir des choses mais a un moment faut lire mais vraiment voilà des fois ça peut ne pas être fun, se passer dans une bibliothèque obscure mais faut lire, faut lire. Ou au moins même si tu ne veux pas lire, je ne sais pas si tu es dans les documentaires faut se les taper les films, faut les regarder vraiment. Et puis faut être sincère, faut voir ce qui te touche et ce que t’as vu dans ces choses-là, ce que t’aimes… Mais quand on dit aimer la musique c’est aimer vraiment, connaître tel album et connaître toutes les paroles de toutes les chansons ; c’est ça aimer. Après tu peux ne pas retenir tout par cœur mais y a une différence entre « j’aime bien ci, j’aime bien ça » et savoir ce que t’as fait en écoutant tel ou tel album. Voilà c’est ça aimer !! C’est pas écouter une fois… L’amour c’est profond aussi. Voilà un peu plus de profondeur, d’ouverture d’esprit, de curiosité puis de taf, c’est tout du travail. Des fois les gens ne veulent pas bosser. Ou parfois y a des espoirs déçus : des gens qui ont travaillé dur et qui abandonnent, parce qu’à un moment on est pas obligéEs d’être dans le sacrifice permanent parce que c’est fatiguant, déprimant, c’est usant, ça tue. Y a plein de gens qui ont fait plein de choses, tout le temps. Après qu’on s’en souvienne ou pas c’est une autre histoire mais y a des gens… Et puis après y a des gens qui surfent sur des vagues. Mais y a plein de trucs mais de faux – tu le sais tu dois en rencontrer autant que moi – parce que c’est cool d’être « black » c’est « cool ». Je me dis j’ai presque 40 ans j’m’en fous : j’suis pas dans la mode. J’ai pas d’ambition politique ou médiatique. Je pense avoir déjà fait des choix de vies et tout ça donc quand je fais un truc je le fais, c’est pas… J’en ai rien à faire qu’on me reconnaisse ou pas, dans la rue ou ci ou ça. C’est pas ça : je veux de l’argent pour les Journées Africana c’est ça oui, ça c’est important.

La domination elle crée une aliénation telle qu’en gros en 2015 qu’est-ce qu’il faut pour avoir réussi ? Il faut un taf, peut-être des diplômes juste pour avoir un taf et donc une certaine dose de performance. Et qu’est-ce qui est valorisé, considéré comme performance ? C’est pas nous ! Et donc j’ai l’impression qu’il y a aucun intérêt à affirmer une identité qui n‘est pas celle des winners. Et je trouve peut-être ici en France on est tellement en arrière, dans le déni d’une réalité, on est tellement à contre-courant que malheureusement pour eux je trouve les gens qui devraient être les premiers – pas les seuls – concernés, ne serait-ce que pour leur survie mentale, psychique, pour leur estime de soi, ils n’ont pas encore compris. Tout à l’heure, tu me demandais sur mon parcours : tout ce que j’ai lu, les lieux que j’ai visités, ça m’a renforcée oui, ça m’a peut-être soignée un peu, ça m’a apporté quelque chose qui fait que maintenant avec toutes les agressions qu’on doit subir, grosse ou petite, je suis sure de moi. Tu sais que l’Afrique c’est pas de la merde. Vraiment ! C’est pas « bon ben j’suis noire faut que je fasse avec… j’suis coincée dedans ».

Toi dans ton histoire tu l’as trouvé où la force pour la bienveillance, l’amour, pour toi-même et pour les autres?

Un peu partout. Je pense qu’il n’y a que ça qui peut te pousser, qui peut t’aider ; une fois que t’as pas le reste de la panoplie. Une fois que t’as pas la puissance l’argent, le réseau. Déjà je viens d’une famille aimante, d’amis aimants, de mentors aimants. Après… ouais des rencontres, de collègues. Il n’y a que ça qui compte. Dans certains cas, il n’y a que ça qui peut compter : l’amour qu’on va te porter ou l’amour que tu vas te porter à toi-même. Parce que l’amour ça peut être gratuit, c’est un peu l’élément rebelle ultime. C’est à la fois très immatériel et très concret, et ça peut ne pas s’acheter ça peut se donner. Dans la trajectoire ça peut être accessible ! Il n’y a que ça qu’on doit chercher, je pense, que ça .

Entretien réalisé par Cases Rebelles en Septembre 2015.

  1. Glissant, 1964 []
  2. Condé, 1984, 1987 []