Harold Sonny Ladoo, filant dans nos nuits indo-caribéennes

C’est dans les bacs désordonnés d’un libraire d’occasion parisien qu’il y a pas mal d’étés j’avais trouvé Yesterdays. Trouvé, acheté 2euros et cinquante centimes sans rien en savoir. Juste accroché par Trinidad en 4ème de couv. Par les Caraïbes…cette part de moi.
Auteur culte, disait la 4ème encore, auteur culte : ça se dit pour appâter la clientèle… Assassiné « dans la fleur de l’âge », Harold Sonny Ladoo, l’auteur, était donc mort…très tôt.
A quel niveau de ma pile à lire cet été là Yesterdays se trouvait-il? Je ne sais plus… Mais c’est un tourbillon qui me prit dès les premières pages. Happée d’un coup d’un seul par un chef d’œuvre bref et monstrueux. Culte…? J’avoue, j’ai maudit mon ignorance. Merde, j’ai quand même un peu étudié la littérature caribéenne…même si c’était plutôt celle qu’on dit “francophone”. Ah, maudites soient les frontières linguistiques et mentales que nos bourreaux ont forgées.
Comment mes auteur.es préféré.es et mes médiocres professeur.es avaient pu zapper ou garder pour eux cette étoile filante ; cet Harold Sonny Ladoo né en 1945. La faute à la traduction? Sans doute mais pas uniquement. Toute mon reconnaissance en tous cas à la maison d’édition Les Allusifs pour ce cadeau précieux : Harold Sonny Ladoo en français.
Imaginez ça… Le début des années 70. Une langue incroyablement vivante nourrie à l’oral et au créole. Marchant dans les traces du talentueux Sam Selvon tout en le débordant. Plus brûlant que, au hasard, un Chamoiseau presque 20 ans avant lui. Un texte plein d’une verve sans respect, sans tabou. Le corps grotesque, la satire et le rire, envahissants. Une Créolité d’avant les théories et plus décomplexée encore.
Sous la plume du grand Harold Sonny Ladoo, nos sœurs et frères caribéen.nes engagé.es d’Inde sont plus que jamais en vie. Souvent invisibilisé.es, ostracisé.es, enveloppé.es de force dans une aura de discretion pathologique, ici ils explosent! Et de quelle force. D’une fureur de vie, paillarde, mesquine et grasse, parasitée de Dieux, de devoirs et de grandes manigances.
Trinidad. 1955. Le Karan Settlement, 7 ans avant l’indépendance. Un jeune homme, Poonwa, veut partir pour une mission d’évangélisation au Canada. Poussé par le désir de vengeance contre la colonisation et une éducation violente et humiliante dans une école missionnaire, il rêve de colonisation à rebours:

Au lieu d’avoir une pièce pour les châtiments corporels comme à l’école canadienne de Tolaville, il en aurait cinq du genre. Il leur ferait entrer l’hindouisme dans le corps à coups de fouet et de leçons. Ensuite, il leur apprendrait à renier leur culture ; il leur ferait porter des vêtements hindous. Ensuite, il demanderait aux marchands de l’île Caraïbe de s’emparer de leurs commerces et de détourner leurs ressources initiales vers les Caraïbes. Mais de temps à autre, il leur offrirait un peu d’argent en guise d’aumône ; mais il ne leur donnerait pas l’argent juste comme ça ; il leur faudrait ramper supplier pour l’obtenir. Ensuite, il leur apprendrait que le blanc est laid et mauvais, que seuls le noir et le brun sont bons…

Ladoo aborde avec outrance et grotesque ce projet d’un personnage traumatisé qui se réfère volontiers à Hitler, tout en analysant très lucidement l’aliénation coloniale:

Depuis trop longtemps l’homme blanc vient ici avec ses principes de merde. Le Canada a envoyé une mission pour les hindous. Et qu’a accompli cette mission, père ? Eh bien, laissez-moi vous dire ce qu’elle a accompli. Elle a appris aux indiens à souscrire aux valeurs du monde blanc. Elle leur a appris à lire et à écrire en anglais. Voilà pourquoi les générations montantes sont déjà perdues. Et la Nègre n’est pas en meilleure posture. D’abord, l’homme blanc en a fait son esclave. Il l’a fouetté et torturé jusqu’à ce qu’il fasse disparaître en lui tout souvenir d’Afrique. Ensuite, il l’a aboli. Aujourd’hui, l’Indien comme le Nègre vivent sans culture. Ils sont d’un peuple perdu. Ils sont des calques.

Mais la vengeance de Poonwa ne souhaite pas nourrir une révolte légitime et morale. Elle est boostée par un délire mégalomane, individualiste. On retrouve ici la confusion morale et la polyphonie des contes caribéens, et leurs leçons de débrouillardise. Pas de héros mais des êtres ayant connus l’oppression en quête de petits plaisirs, de satisfactions, de petites paix.
La plus centrale et obsessionnelle étant ici celle, régressive, éprouvée dans le soulagement de la défécation. Elle est à peine contrebalancée par la fréquence et la passion avec laquelle les hommes du roman s’adonnent entre eux à la sodomie, autre motif central de l’œuvre. Les pratiques homosexuelles portent dans le récit la puissance subversive de la sexualité non reproductive, la sexualité de pur plaisir.
La paix  de Choonilal, le père de Poonwa, et celle du Karan Settlement est menacée. Il est assiégé. Il ne peut plus « chier » tranquillement. Assiégé par l’odeur des toilettes outrageusement bouchées par Taylor, locataire parasite. Assiégé par son futur missionnaire de fils, sa femme et un prêtre escroc qui complotent pour lui faire hypothéquer son logement, seul moyen pour obtenir l’argent nécessaire à la mission. Il est tourmenté par sa foi excessive, sa crédulité et un amour paternel sincère absolument pas réciproque. L’ambiance est de bout en bout vive, hilarante et digne d’un vaudeville.

Le premier roman de Ladoo, Nulle douleur comme ce corps, était d’une toute autre tonalité et racontait fort justement cette même communauté indienne d’engagé.es, 50 ans plus tôt, écrasée de misère.
Un premier chef d’œuvre totalement enveloppé dans la colère des éléments déchaînés et la fureur destructrice d’un tyran domestique, père et mari. Le tableau d’une poésie époustouflante d’un environnement dangereux, rendu plus menaçant encore par la pauvreté et le dénuement.

Des éclairs jaillirent des nuages, comme des serpents verts et des poissons dorés, et le tonnerre secoua Tola tout entier, mais n’arrêtèrent pas de courir. Des nuages sombres se rapprochaient de la terre, semblables à une araignée noire avec un corps énorme, mais ils continuèrent à courir. Ils couraient, parce qu’ils étaient sûrs que Bondieu les regardait avec ses gros yeux.

Des êtres vivants, hommes, scorpions, serpents qui tuent sans distinction, ni pitié. Les plus faibles qui vivent dans la peur d’être écrasés, fendus, happés, mangés. Peurs infantiles saturées de superstitions, d’hommes se changeant en chien, en cheval. Peurs lucides nés d’une violence sans répit. Le vivant ici écrase le vivant ; pas d’harmonie, pas de place, pas d’abris. De la même manière que Panday l’un des enfants écrasera le crabe et les petits crabes dans son ventre, la tempête, les scorpions et Papa écraseront Rama. En haut il n’y a qu’un dieu indifférent, « mort ou pourri dans le ciel » en qui personne ne croit plus sauf les grand-parents Nanny et Nanna, les personnages positifs du roman.
Roman de tempête, de déluges, Nulle douleur comme ce corps est aussi une œuvre sur la petite et la grande Histoire. Les histoires que se racontent les enfants pour faire avec la mort. Que les personnages se racontent pour trouver du sens à l’indifférence du reste du monde à leur sort. Pour croire encore. La parole des veillées pour continuer la vie.
Il s’agit aussi montrer comment l’Histoire que le puissant raconte est mensongère, comment elle peut rendre fou. Ici c’est Pa, l’homme, personnifiant le patriarcat abject, qui impose sa version de la mort du fils.
Mais la misère des indiens engagés, que Ladoo dévoile, vient aussi en creux attaquer les silences historiques des colonisateurs. Avec la même soif, Harold Sonny Ladoo raconta dans une nouvelle malheureusement inédite en français la brutalité de l’occupation américaine de Trinidad pendant la seconde guerre mondiale, notamment les violences sexuelles.

S’entraînant à battre des records de durée minimale de sommeil, Harold Sonny Ladoo semblait écrire à l’encre urgente d’un bras de fer contre le temps. Arrivé au Canada en 1968, il y vécut en faisant la plonge, pour sa propre survie et celle de sa famille, étudiant à l’Université et écrivant. Il obtint dès la publication de son premier roman  un très bon accueil critique, qui ne le rendit pas riche pour autant. Lorsque son père mourut, il dépensa le peu de ses économies pour se rendre à Trinidad pour l’enterrer. En 73, peu de temps après que son deuxième roman ait été accepté chez l’éditeur Anansi, il dut repartir précipitamment à Trinidad, ayant reçu de mauvaises nouvelles au sujet de sa mère. Il est retrouvé battu à mort une semaine plus tard. Les circonstances de ce meurtre demeurent inconnues.
Yesterdays sortit donc à titre posthume en 1974.
Il existe d’autres textes, des nouvelles qui n’ont malheureusement pas été traduites en français pour l’instant. Ses deux romans Nulle douleur comme ce corps et Yesterdays sont bien trop inconnus en France. Rendons justice à l’immense Harold Sonny Ladoo.

Michaëla Danjé – Cases Rebelles (Avril 2016)