Écrire une histoire queer du gwoka

ENTRETIEN

Écrire une histoire queer du gwoka

Michaëla Danjé est à la fois l'une des manmans de Cases Rebelles et l'une de ses enfants chéries (gâtées ?). L'année dernière, elle est retournée à l'université pour réaliser un mémoire de Master 2 sur les présences queer dans la musique traditionnelle guadeloupéenne, le gwoka plus précisément. On a lu et on a voulu lui poser quelques questions sur cette passionnante recherche.

Couverture de Un autre tambour, de William Melvin Kelley

Par Cases Rebelles

Janvier 2025

Comment te présenterais-tu ?

Michaëla Danjé, femme trans lesbienne, nordiste, guadeloupéenne, membre de Cases Rebelles, rappeuse, poète, essayiste et puisqu’on va en parler, chercheuse indépendante récemment associée de manière sporadique au monde l’université.

Ton travail s’intitule “Présences queer dans le gwoka guadeloupéen de l’après seconde guerre mondiale aux années 84”. Déjà dans ton texte “Je chante l’amour collectif ”, paru dans Afrotrans, tu évoquais la chanson “Malheu rivé”(sic) de Robert Loyson.

Il faut remonter plus avant. En 2017, en préparant l’interview de Marie-Line Dahomay pour notre podcast je découvre un article où elle évoquait une communauté qui aurait contribué à la préservation du gwoka. C’était une réalité que j’ignorais absolument, dont on ne m’avait absolument jamais parlé. Son rôle est donc absolument déterminant. Lors de l’interview j’y suis revenue ; Marie-Line a confirmé sans me donner de noms. Mais elle m’a par exemple parlé d’une personne qui donnait souvent des koudtanbou* chez elle à Sainte-Anne ; bien plus tard, je comprendrais qu’il s’agissait d’Alfred Labasse. Si après l’entretien ça restait très flou, nébuleux, mon désir de faire des recherches là-dessus naît bien à ce moment-là.
Dans “Je chante l’amour collectif”, la récurrence de schémas culturels où cultes de possession sont associés à la transgression de genre et/ou à la sortie de l’hétérosexualité m’amène à questionner ce qu’il a pu en être de la Guadeloupe : de telles associations ont-elles existé ? Et c’est vrai que la présence de personnes queer dans le gwoka me semble à ce moment-là une bonne piste. Entre temps, j’ai découvert ou plutôt j’ai mieux entendu, la chanson de Robert Loyson, “Malheu rivé”. En plus d'être un tour de force narratif, c’est une véritable archive sur la question de la transgression des genres même si le chanteur en parle de manière négative. Qu’il ait choisi de l’écrire est en soi une preuve de la prégnance de cette question à l’époque.

Quel est ton rapport au gwoka ?

J’ai commencé à apprendre à jouer du tambour dans les années 80. C’est l’un de mes oncles qui m’a appris. Lui avait appris gamin avec un autre gamin qui était le fils d’Artem Boisbant, qui fut souvent le boula/binôme de Marcel Lollia dit Vélo, le tanbouyé héros du peuple, celui que tout le monde connait. Vélo joue aussi un rôle trouble dans cette historiographie queer du gwoka; mais c’est un peu long à développer ici.
Toujours est-il que je n’ai appris que très tardivement comment mon oncle avait appris à jouer. C’est un être très secret, taciturne qui ne parle jamais de gwoka. il le vit mais ce n'est pas un sujet de discussion. Je l’ai toujours connu avec un rapport très direct au tambour, comme si c’était une partie de lui.
Pour revenir à Artem, c'était d’ailleurs le cousin de ma grand-mère, même si je ne sais pas par quelle branche.
J’ai appris à jouer à une époque où le gwoka gagnait en popularité et sortait de l’underground avec le développement d'écoles par exemple. C’était après 84, après la mort de Vélo. Vu que je vivais dans le Nord de la France j’étais extrêmement peu exposée au Gwoka. Mais j’adorais ça. L’été de l’apprentissage, on avait ramené un tonneau en Guadeloupe et de retour à la maison on avait un tambour. Je l’ai gardé jusqu’à ce que la peau crève une quinzaine d‘années plus tard. Et j’ai de nouveau eu un ka au début des années 2000. Mais j’ai toujours joué de manière uniquement épisodique, notamment pour des raisons pratiques dans la mesure où j’ai toujours habité en appartement, et dans des appartements mal isolés .
Là j’essaie de trouver des solutions pour jouer plus souvent.
Mais les koudtanbou, les lewoz ça m’a toujours fascinée d’aussi loin que je m’en souvienne.
C’était donc un peu évident pour moi d’en venir à cette recherche à un moment puisqu’elle croise des éléments extrêmement constitutifs de mon identité.
Cependant, un autre facteur qui a été déterminant, ce sont les informations mises à jour par Nessa Kalfou dans certains de ses entretiens sur Bijengwa, notamment sur Alfred Labasse et d’autres personnes au Moule ; c’est un peu comme ça que j’ai découvert qu’il y avait des personnes qui étaient disposées à parler et que la recherche pouvait être considérablement amplifiée.

Quelles ont été tes sources ? As-tu trouvé d’autres ouvrages, d’autres travaux qui abordaient cette question, de quelle manière ?

La matière principale de ma recherche, ce sont les entretiens que j’ai réalisés de janvier à Mars 2024. Il y a plusieurs points de départ.
Marie-Line Dahomay m’a donné quatre noms et j’ai fait fructifier ces pistes-là. Les entretiens que Marie-Line a réalisés pour la collecte de Lameca (la Médiathèque Caraïbes) sont aussi plein d'informations.
Roger Raspail est une autre des têtes de mon réseau d’information. Je l’ai interrogé et il m’a dirigée vers d’autres personnes qui m’ont dirigée vers d’autres personnes. Et même à l’heure actuelle, il me trouve toujours d’autres contacts.
Un certain nombre de pistes et de contact viennent aussi de Nessa Kalfou, membre guadeloupéenne de Cases Rebelles qui a beaucoup travaillé sur l’histoire de la Guadeloupe ; certains des entretiens qu’elle a réalisés sur l’organisation de jeunesse Bijengwa font partie de mes sources et elle a noué des liens de confiance que j’ai pu exploiter dans ma recherche. Je pense notamment à Marcel Magnat, Wally Fall.
La rencontre avec Rudy Benjamin a été extrêmement importante. C’était un musicien hors-pair au sein du groupe de zouk Dissonance mais c’est aussi et surtout un enfant du fameux Mas a Senjan qu’il a brièvement dirigé pendant une période. Il a aussi été membre fondateur d'Akiyo, fondateur du groupe Point d'Interrogation et co-fondateur du groupe VIM auquel il appartenait quand il est décédé, deux semaines environ après notre rencontre. Il m’avait dit de venir le voir au local de VIM où les répétitions et les préparatifs s'enchaînaient ; le carnaval était tout proche. L’échange a été exceptionnel ; il était hyper enthousiaste que je fasse cette recherche. Big up à Neel d’ailleurs qui était avec moi ce soir-là et qui m’a aidée à trouver le local de VIM. D’autres choses étaient prévues mais elles n’ont pu malheureusement pas avoir lieu. Qu’il meure à ce moment-là a été très difficile émotionnellement, c’est le moins qu’on puisse dire.
Mais il m’avait donné plusieurs noms dont Eric Nabajoth, musicien (notamment dans le groupe légendaire les Rapaces), militant, universitaire à la retraite, carnavalier et éminent historien du carnaval. Il a été à la fois une mine d’informations issues de l’expérience, mais il a également partagé avec moi des archives, des analyses, etc. Il a été un soutien de grande importance dans ma recherche. C’est lui-même un chercheur qui allie extrême rigueur, honnêteté et humilité. Et je suis très heureuse de savoir qu’il va continuer à m’accompagner dans la poursuite de mes recherches.
Pour ce qui est des ouvrages… il n’en existe pas. Cette présence est plus que rarement mentionnée ; si ça l’est c’est de manière anecdotique et l’approche est assez fréquemment queerphobe.
On a même l’impression que beaucoup d’énergie est déployée pour faire disparaître cette histoire hormis chez des exceptions notables comme Marie-Line, Eric Nabajoth ou Rudy Benjamin qui était de fait une espèce d’historien oral du Mas. Le musicien Erick Cosaque lui aussi connaît des choses que peu savent parce qu’il les a vécues de première main. Il y a de toute façon un certain nombre de témoins qui ont connu, aimé respecté ces gens-là et qui étaient très enthousiastes à l’idée de partager leurs souvenirs.

Une autre de mes sources a été la presse : j'ai épluché France Antilles, le Progrès Social, Jakata, Jougwa… Au niveau audiovisuel j’ai trouvé des choses à l’INA. Pour ce qui est d'éléments plus récents j'ai aussi trouvé des informations dans les informations de Rudy René. J’ai beaucoup sollicité l’état-civil également : des mairies, les archives départementales. Les disques vinyles, les enregistrements ont aussi été de la matière archivistique.

Ton travail est riche : comment s'est passé l'exploration sur le terrain ?

C’était fascinant. Un vrai travail de détective… de détective privée hein pas de flic. J’ai ressenti beaucoup d’émotions et aussi de la pression ; je ne restais que deux mois environ en Guadeloupe et donc l’obligation était forte d’avancer un peu chaque jour. Et certaines personnes sont injoignables ou ont des emplois du temps très chargés. Et quelques-unes ne sont pas sûres d’avoir envie de te répondre. Mais c’est fabuleux de voir ce milieu se construire au fur et à mesure des témoignages, des indices, des découvertes. C’est souvent un petit indice qui te permet d’élucider tout un pan du réel. Il faut dealer aussi avec les fausses pistes, les mémoires approximatives, le déni et les mauvais travaux d'histoire.

Qui t’a aidée ?

Beaucoup de gens m’ont aidée ; je suis très reconnaissante et je vais essayer de nommer tout le monde.
Marie-Line Dahomay comme je l’ai déjà dit ; je lui suis très reconnaissante.
Roger Raspail m’a très souvent trouvé des personnes ressources ; ça a été une rencontre très importante.
Fritz Naffer, Fritz Dunkan ont été d’une aide vraiment précieuse et j’ai pu régulièrement revenir vers eux.
Eric Nabajoth m’a énormément aidée, soutenue et il continue.
Judes Nonnon, Marcel Magnat m’ont beaucoup aidée. Jacqueline Birman-Seytor aussi. Elle m’a dirigée vers Patrick Solvet et l’entretien avec lui a fait considérablement avancer ma compréhension de ce milieu.
Celui avec Rudy Benjamin a aussi une valeur immense : il m’a permis de repenser mon approche quant à la place de la queerness dans la gwoka. Il m’a fait changer de paradigme en écartant l’hypothèse de lewoz a makonmè, c’est-à-dire d’un milieu gwoka queer marginal , périphérique. Il me mène vers des gens comme Eric Nabajoth, Rony Théophile, Hippomène Léauva, etc. : j’ai rencontré toutes les personnes qu’il souhaitait que je rencontre, même si Hippomène ça s’est fait après la soutenance.
La rencontre avec Rony Théophile a été brève mais très importante et il a continué ensuite à explorer certaines pistes pour m’aider, alors que c’est quelqu’un de très occupé..
Eric Nabajoth, je pense que j’ai déjà dit à quel point il comptait pour cette première étape et pour la suite…
Maryse Elice m’a été aussi d’une grande aide. Elle était la voisine, l’amie d’Alfred Labasse. Elle s’est énormément occupée de lui alors qu’il mourait du sida dans un relatif abandon.

Quelqu’un comme Alex Matou m’a souvent aidé même s’il n'avait pas, lui, d’infos à me transmettre. Wally Fall m'a aussi bien aidée plusieurs fois.
Bertrand Dicale qui a fait plus tard partie de mon jury de mémoire a essayé de me mettre en contact avec Erick Cosaque via la maison de disque de ce dernier ; cela n’a pas abouti.
Roméo Terral m’a aussi aidée sur des questions très précises concernant l’évolution urbaine de Pointe-à-Pitre.

Pendant la rédaction, je dois un énorme remerciement à Nessa Kalfou et Xonanji qui m’ont beaucoup soutenue.
Et El, la petite sœur.
J’envoie aussi un énorme big up au gang de la BNF, Evé et Dionys ; c’est grâce à eux que j’ai réussi à aller au bout de mes recherches dans les archives sans déprimer.
Aussi, sur le créole, j'ai bénéficié de l'aide de Magguy, Nadia et Célio.
Je remercie énormément toutes ces personnes.

Il y a dans ta recherche des figures un peu paradoxales, qui ont été à la fois très connues mais qui ont aussi connues une marginalisation et un effacement.

C’est un peu le paradoxe de toute cette recherche. Des personnes comme Man Dupuits (qui était dans le quadrille et le bèlè, pas le gwoka) ou Alfred Labasse étaient extrêmement connues en Guadeloupe. Il y a aussi des figures des groupes folkloriques qui étaient très connues. On savait très bien que ces personnes étaient queer. Mon hypothèse c’est que le processus de développement du gwoka est notamment passé par une familialisation, une mise en respectabilité dans les années 80 et ça a poussé à effacer des gens, à remettre dans les normes hétérocis celleux qui pouvaient l’être.
C’est aussi en lien, il me semble, avec l’association politique entre gwoka et nationalisme dans les années 70, particulièrement à partir du rapport culturel de l’AGEG de 1970. Il y a eu un surinvestissement symbolique de figures paysannes, du fait d’une vision idéalisée et un peu moraliste qui tendait à considérer le monde urbain comme moins authentique. De la même manière, il a été conçu que le gwoka serait plus purement guadeloupéen que le quadrille ou la biguine. Il y a eu apparemment une forme de réinvention identitaire de ce que serait la guadeloupéanité véritable.
Ensuite, c’est aussi en partie le travail d’histoire, de mémoire, qui marginalise des personnes qui pendant leur existence pouvaient être extrêmement populaires.
L’absence de démarche de préservation spécifique de mémoire queer permet une forme d’aseptisation. Et on oublie, ou on cache, que dans le mizik a vyé neg qui qualifiait le gwoka il y avait cette queerness ; des gens vont parler d'alcool, de jeux, de travailleuses du sexe peut-être mais pas de cet élément qui est rétrospectivement considéré comme “gênant”.
Et puis, en Guadeloupe la mémoire, les témoignages — notamment dans les livres publiés — connaissent un certain bonheur et c’est à double tranchant : on peut y trouver des informations intéressantes mais ça favorise aussi la diffusion d’anecdotes plus ou moins justes. Il y a beaucoup de légendes qui circulent et ça complique l’accès à la vérité, au réel.

Ton travail parle de musique mais tu fais également émerger une géographie queer méconnue et très riche ainsi que des pratiques sociales liées à ce milieu.

C’est surtout à Pointe-à-Pitre que c’est frappant. Fritz Naffer, Fritz Dunkan, Eric Nabajoth m’ont été d’une grande aide pour comprendre ce qu’avait été la ville avant la rénovation urbaine. La thèse de Romeo Terral est aussi une mine d’or pour cela. C’est un travail exceptionnel.

Grâce à des personnes comme Patrick Solvet ou Rony Théophile j’ai compris que ces personnes queer avaient des fonctions sociales qui dépassaient largement le cadre du gwoka, qui s’appelait d’ailleurs le gwotanbou à l’époque.
Déjà, iels appartenaient souvent au monde du marché, de l’abattoir. Iels étaient aussi connu·es et reconnue·s dans le domaine culinaire ; c’est une réalité récurrente dans ma recherche. On observe par exemple un investissement important dans les Cusinières c'est-à dire « le Cuistot Mutel », la première mutuelle de la Guadeloupe créée en 1916 par des cuisinières de Pointe-à-Pitre.

Par ailleurs, ce qui rejoint mon travail dans AfroTrans c’est le lien au magico-religieux. Mais cet aspect comme d’autres je dois plus le creuser dans ma recherche de doctorat.
Toujours est-il que quand tu prends une ville comme Pointe-à-Pitre il y a une géographie queer qui se dessine par dessus ce qu’on croit savoir de la ville. Elle est faite de lieux de travail, de lieux d’échanges commerciaux, de lieux de fête, de lieux emblématiques comme la Place de la Victoire, le rue Vatable, etc.
Et j’ai eu la chance de tomber sur des personnes qui ne me parlaient généralement que de ce qu’elles étaient en mesure de prouver, de circonstancier.

Tu disais plus tôt que Rudy Benjamin t'avait sortie de l'hypothèse de léwoz a makonmè. Peux-tu nous expliquer ce que tu veux dire ?

J’étais effectivement partie sur l’idée qu’il existait des lewoz a makonmè c’est-à-dire des contextes spécifiques où l'on retrouvait la communauté queer, particulièrement les personnes assignées homme à la naissance. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’en disait un certain nombre de militants qui étaient jeunes dans les années 80.
J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’une appellation péjorative, créée pour mettre à distance.
Rudy Benjamin m'a permis de comprendre que les personnes queer étaient dans tous les espaces-temps où on jouait du tambour. Bien souvent c’était elleux qui organisaient. Beaucoup de gens venaient, dont beaucoup de personnes qui n’étaient pas forcément queer.
L’idée de lewoz a makonmè c’est me semble t-il du révisionnisme, d’autant plus que certains grands noms du gwoka étaient notoirement pas tout à fait hétéros.
Mais les gens qui étaient dans le placard ne sont pas vraiment l’objet de ma recherche. C’est une position éthique et idéologique de ma part. Je ne vois pas l'intérêt de faire de la recherche pour outer des gens qui ont passé leur vie à se cacher.
Je pense que la queerness c’est aussi la manière dont on se vit, se raconte. Je vais faire un écart de sujet mais pour moi Malcolm X n’est pas queer. Je ne crois pas sincèrement à cette espèce de queerness de fait qui consisterait à dire que telle personne avait aussi des relations homosexuelles, ou parlait comme ceci, etc.
La queerness ce n’est pas juste une présentation de genre différente ou des relations sexuelles non hétéro. C’est l’investissement personnel plus ou moins assumé d’une identité différant de la norme. Si c’est entièrement caché je dirais qu’il s’agit plus d’une histoire de souffrance, de déni, de rejet.

Comment as-tu mené cette recherche en tant que meuf trans lesbienne ? Quelle a été ta méthodologie ? Quelles questions éthiques, épistémiques se sont posées à toi ?

Même si cela joue un rôle dans mon investissement dans la recherche je l’ai menée sans me présenter comme une femme trans et lesbienne. Je ne l’ai pas caché non plus. Mais si le sujet ne venait pas je n’en parlais pas.
Et je n'ai pas convoqué ces catégories dans mes entretiens. D'un point de vue méthodologique c’était à la fois gênant et très stimulant de se priver d'une nomenclature qu'on a tendance à considérer comme claire, universellement signifiante, stable et de reconnaître ainsi le pouvoir de la suspension.
C'était aussi une mise à l'épreuve concrète dans ma recherche de ce que je professais dans Afrotrans contre les dégâts épistémiques provoqués par le plaquage de catégories dans un contexte où elles n'ont pas de pertinence.
J'enquêtais donc sans user des catégories rassurantes sur lesquelles nous nous appuyons à répétition dans nos vies, nos recherches, nos militantismes. De fait, seules deux personnes sur une vingtaine m'ont parlé de transidentité. Je vois bien qu’il ne s’agissait pas pour mes interlocuteur.ices d’une réalité concrète, existant localement. C’est cela aussi qui m’a permis de passer sous les radars.
Les personnes interrogées ont aussi souvent saisi l’occasion de me parler pour me donner leur opinion sur les personnes lgbt, leurs droits, etc. Le fait de ne pas m’identifier directement de ce point de vue là leur a sans doute permis d’être plus honnête et a constitué un indice pour mettre en perspective leurs autres propos.
Par ailleurs, sur la méthode, je souhaitais que les entretiens se déroulent de manière préférentielle en créole. Je formulais cette demande dès le début de l’entretien. Et ça a porté ses fruits, il me semble.
D’un point de vue conceptuel et du point de vue des termes utilisés pour définir les catégories de transgression de genre et/ ou de sexualité il y a véritablement un risque épistémicide à distribuer là où elle n’existe/existait pas des catégories comme gay, lesbienne, trans ou non binaire. C’est une question que je développe aussi dans AfroTrans.
Ensuite, le créole est une langue non genrée au niveau des pronoms, des accords, même si le genrement peut apparaître par d’autre biais. Mais j’ai souvent trouvé que c’était productif dans l’enquête ces allers-retours entre les deux langues quand on parlait de personnes au genre non conforme.
Il arrivait que les personnes soulignent leur difficulté ponctuelle de genrer la personne dans le genre d’assignation en français ; sans qu’il s’agisse des blagues homophobes, lesbophobes, transphobes auxquelles j’ai pu avoir droit parfois aussi.
Si la recherche avait été menée dans un français obligatoire je pense que ça aurait été très différent.
De la même façon, l’usage par exemple de makonmè évitait la réduction par le terme français homosexuel, qui n’en est pas la traduction juste. De fait, on voyait bien dans certains entretiens que makonmè s’appliquait à la question du genre et de sa transgression. Je n’ai pas forcément trouvé beaucoup d’autres catégories ; c’était aussi un objectif de la recherche.

Dans ton travail, il est question d’épistémicide mais aussi du travail de marginalisation opéré par certains acteur·ice·s du gwoka : tu as identifié quelles stratégies d’effacement ?

Les méthodes d’injustice épistémique sont nombreuses. On est très souvent dans l’épistémologie de l’ignorance. Il y a une certaine volonté de ne pas se renseigner sur les questions de sexualité et de transgressions de genre, de disqualifier ces sujets comme nécessitant a minima un vocabulaire correct.
Une autre méthode est de survaloriser l’adhésion au schéma cishétéro pour les personnes que l’on veut extraire de la queerness. Pour celleux qui sont trop collé·es à cette réalité, on va aussi passer par l’humour, le ridicule pour les mettre à distance, pour en faire des objets honteux, indignes d'intérêt véritable, quitte à occulter une partie cruciale de l’histoire du gwoka. C’est très triste et à un moment quand je me suis retrouvée sur la tombe d’Alfred Labasse j’ai été envahie de tristesse ; des ces injustices, de ce mauvais traitement, de l’oubli.

Quels sont les axes de ta recherche à venir ?

Je souhaite davantage documenter la vie queer de cette époque, toutes les manifestations de la vie sociale, autour et par delà le milieu musical, artistique. Je veux approfondir cette cartographie queer et comprendre comment les gens (se) vivaient, comment iels se rencontraient, comment iels s’aimaient, etc. Je veux aussi explorer le lien au magico-religieux.
Même si j’ai beaucoup appris dans cette recherche pour le mémoire j’estime qu’il s’agit d’une phase exploratoire, que j’ai juste entraperçu un monde riche, complexe.
Il me faut aussi comprendre le rôle qu’a joué le sida dans l’effacement de cette histoire et peut-être aussi dans l’émergence d’une queerphobie très occidentale, qui a toujours cours aujourd’hui et qui n’existait pas sous cette forme il me semble, jusqu’aux années 80.

En fait, il s'agit de participer à l'écriture d'une histoire guadeloupéenne queer, contre les visions révisionnistes qui peuvent venir tout autant des queerphobes que des personnes queers et leurs soutiens. Cela nécessite du temps, des précautions et de la rigueur. C'est aussi pour cela que mon travail de M2 n'est pas consultable ; il me reste encore beaucoup de choses à préciser : des dates, des lieux, etc.

Interview réalisée en décembre 2024.