« Il faut qu’on aille au bout, pour mon papa, sa dignité, la paix de son âme. » Fatia Alcabelard et Christophe Sinnan

Publié en Catégorie: POLICES & PRISONS
GUADELOUPE | JUSTICE POUR CLAUDE JEAN-PIERRE

"Il faut qu'on aille au bout, pour mon papa, sa dignité, la paix de son âme."

Entretien avec Fatia Alcabelard et Christophe Sinnan

Fatia Alcabelard et Christophe Sinnan

Par Cases Rebelles

Juillet 2021

Fallait-il que fuite la vidéo choquante du contrôle violent qu'a subi Claude JEAN-PIERRE pour reconnaître que l'action de gendarmes qui mène à la tétraplégie puis au coma et à la mort d'un homme de 67 ans est forcément condamnable ? Quel niveau de pression populaire et d'exposition est nécessaire pour que la justice daigne faire ce qui est censé être son travail ? Qui sont les deux gendarmes qui ont provoqué la mort de Claude JEAN-PIERRE ? Sont-ils toujours en exercice ? En Guadeloupe ? Le jeudi 24 juin 2021, le collectif des avocat·e·s de la famille tenait une conférence de presse pour faire état de plusieurs avancées dans le dossier, de toute évidence consécutives à la diffusion publique de cette vidéo. Alors qu'ils s'apprêtent à partir en Guadeloupe, nous avons souhaité revenir avec Fatia et Christophe, la fille et le beau-fils de Claude, sur l'avancée de l'affaire, leur ressenti quant aux lenteurs manifestes de la procédure, les incohérences et l'impact sur le travail de deuil pour tou·te·s celles et ceux qui aimaient, chérissaient l'homme, Claude Jean-Pierre.
Lors de la conférence de presse du jeudi 24 juin dernier, on a pu constater qu’il y avait plusieurs avancées récentes dans l’enquête et la procédure. Comment vivez-vous cette temporalité de la procédure entre lenteurs et rebondissements ?

FATIA ALCABELARD : Nous, au niveau de l’évolution de l’enquête, on est tout de même satisfait·e·s parce que c’est vrai qu’on a eu quelques... on va pas dire découragements mais on a eu quelques moments de flottement où on aurait voulu que ça avance plus vite. Là, c’est une avancée qu’on va prendre comme étant bénéfique dans tous les cas. C’est bien pour nous de pouvoir enfin avoir une lueur d’espoir ; parce que le fait qu’ils [NDLR : les gendarmes] aient ce statut hybride de témoins assistés montre quand même que les choses bougent. On est en attente de plusieurs résultats d’ici le mois de novembre, mais quand même on a une belle satisfaction.

CHRISTOPHE SINNAN : Comme disait Fatia, on est clairement satisfait·e·s déjà d’une évolution. Malheureusement, on est à ce stade puisqu’on se satisfait des moindres évolutions sachant qu’on a des éléments qui sont assez accablants. Tout le monde a pu le voir et le constater. Malgré ça, on constate que dans d’autres affaires ça avance plus vite. Nous, on a quand même un mort sur le dos, sur les bras même. Ça avance mais à petite dose et à trop petite dose.

Parmi les annonces de la conférence de presse, il y a cette contre-expertise. Quels étaient les problèmes de la première expertise et comment est constitué le collège d’expert pour la contre-expertise ?

CHRISTOPHE : En ce qui concerne la première expertise, c’est un médecin généraliste qui a été mandaté par la juge d’instruction pour donner son avis sur les causes du décès. Déjà ce choix, on l’a trouvé assez étrange parce que sur le rapport d’autopsie, il était stipulé qu’un collège d’experts était nécessaire pour préciser les causes du décès. On a, déjà, été étonné·e·s dans un premier temps que soit mandaté un médecin généraliste ; ça nous a interrogé·e·s. Et puis quand on a vu son rapport qui était totalement de parti pris pour les gendarmes, on a trouvé ça très surprenant, d’où la requête de nos avocat·e·s de contre-expertise et avec, évidemment, le collège d’experts demandé par le médecin légiste : un expert en radiologie, en imagerie médicale, un expert en neurologie et un expert en médecine d’urgence réanimation. On a obtenu ceci alors que pour nous, cela aurait dû être fait dès le départ. On a dû faire droit d’une demande de contre-expertise… Et c’est encore des choses qui nous font perdre du temps puisque la contre-expertise est demandée et acceptée par la juge d’instruction : on n’aura pas les résultats avant novembre alors qu’on est au mois du juin ! Novembre, ça va faire un an ! Et on n’a même pas encore de mise en examen en vue. Donc nous, c’est tous ces petits détails qui nous dérangent et qu’on trouve assez bizarres.

Les gendarmes sont-ils toujours en exercice ?

CHRISTOPHE : C’est le mystère, en fait. À part leur audition qui est rentrée dans la commission rogatoire, on n’a pas plus d’informations. On ne sait pas s’ils sont en service… à part, comme nos avocat·e·s l’ont dit lors de la conférence de presse, qu’il a été rajouté au dossier leurs états de service. J’ai envie de dire qu’on n’en a que faire de leurs états de service. Nous, ce qui nous intéresse dans un premier temps, c’est de savoir quelle est la situation administrative de ces personnes-là et à quel moment nous, on obtient une mise en examen pour un procès équitable. Nous, on demande un procès équitable tout simplement ! Pour que tout le monde puisse s’exprimer, en respectant bien sûr leurs droits et en respectant nos droits pour qu’on puisse avoir un procès équitable et que nos avocat·e·s puissent faire la démonstration qu’ils/elles attendent tout simplement.

Comment avez-vous vécu la sortie de la vidéo ?

FATIA : L’après a été très difficile pour moi. J’avais pu visualiser cette vidéo en partie, c’est-à-dire que je n’avais pas tout vu et je n’avais pas pu non plus, par rapport à la violence du choc de l’extraction, aller plus loin. J’ai découvert ces premières images en me réveillant, donc ça a été très choquant parce que je ne m’attendais pas à ça. Une fois le choc du matin passé, j’ai eu de nouveau la surprise avec le 12-45 de M6, donc deuxième choc. Je l’ai très, très mal vécu. Pour ma part, ça a été compliqué ; pour Christophe aussi ça a été compliqué à gérer. Mais on constate quand même que la « sortie » de cette vidéo a fait bouger les choses parce qu’avec cette vidéo, avec la commission rogatoire on a fait un bond. L’affaire était en sommeil, on va dire, durant quelque temps et le fait d’avoir ces éléments-là a redonné un coup de fouet. Ce qui était intéressant aussi pour nous à travers cette vidéo, c’était aussi de démontrer la mauvaise foi de certaines personnes qui se sont permis d’en parler, de mettre en lumière, si je puis dire, l’état de mon père ce jour-là, en ne prenant pas la peine de mettre en évidence le comportement des deux agents.
Donc, pour moi, la sortie de la vidéo a quand même été quelque peu bénéfique.

Ces questions d’images violentes, nous essayons de les réfléchir dans Cases Rebelles, dans la mesure où ces images sont nécessaires pour l’instruction mais retraumatisantes pour les familles et les blessé·e·s. Il semble y avoir un besoin de voir pour croire alors que les faits sont sans équivoque. Et il semble nécessaire de choquer l'opinion de cette manière-là, alors que la connaissance des circonstances de la mort de Claude nous semble en soi largement et suffisamment effroyable, pour que la justice avance.

CHRISTOPHE : Le problème que c’est un peu à l’image de notre société, tout ce qui se passe. On a une société qui est devenue de plus en plus voyeuriste et les réseaux sociaux ont malheureusement – et heureusement aussi parfois – pris une grande part dans l’opinion et même dans la manière de faire des lois, de décider. Parfois, c’est les réseaux sociaux qui entraînent des décisions politiques, voire juridiques : ça a été le cas avec George Floyd, ça a été le cas avec Michel Zecler. S’il n’y avait pas eu les images, sûrement ces deux agressions seraient passées sous silence. Aujourd’hui, on a réussi à avoir une condamnation dans l’affaire George Floyd ; un procès qui devrait avoir lieu bientôt, je crois, pour l’affaire Zecler. C’est sûr que c’est une partie traumatisante pour la famille. Émotionnellement, ce sont des choses que, même si on a envie, on ne pourra pas le gérer puisqu’on ne peut pas contrôler certaines choses. Mais malheureusement les images ont leur importance.
En fait, tout ça revient aussi à dire que si les autorités compétentes prenaient en charge directement les éléments et donnaient leur importance aux éléments sans qu’il y ait de pression populaire et, dans un monde rêvé on dira, si une fois qu’il y a des éléments, quelle que soit la personne, quelle que soit sa fonction, elle est condamnée, elle est punie pour ce qu’elle a fait, il n’y aurait pas eu ce débat même. Mais malheureusement ce n’est pas le cas : s’il n’y a pas de pression populaire, les dossiers sont longs. La France a déjà été condamnée au niveau européen pour ne pas faire diligence quand il s’agit de violences policières, donc on est pleinement là-dedans. Et on le constate… et limite, on se demande si ce n’est pas une stratégie de leur part. Et c’est ce qui est triste.

Il y a d’ailleurs déjà eu plusieurs fois un discours public sur la vidéo, de la part des autorités prétendument compétentes, qui a clairement vocation d’innocenter les gendarmes.

FATIA : On a eu déjà deux procureurs qui ont été dans ce sens. On a eu deux procureurs qui ont bien mis en évidence le fait que les gendarmes avaient fait leur travail de la meilleure des façons, alors que ça n’était pas le cas et qu’en fait, on a eu ce sentiment d’injustice parce que c’est vrai que ce sont des personnes représentantes de l’ordre, dépositaires de l’ordre qui parlent à une population déjà dans le doute — parce qu’on avait quand même des personnes qui doutaient de la véracité de cette histoire, malheureusement. Avoir un procureur qui va dans le sens des agents mis en cause ne nous a pas aidé·e·s, ça c’est clair et net, et avoir cette vidéo a quand même fait changer d’opinion beaucoup de personnes. Beaucoup de personnes ont vu directement ce qu’il s’est passé et ça nous a rendu service.

CHRISTOPHE : Et puis, juste pour le procureur : le procureur est censé être impartial, il n’a pas à prendre parti dans ce type d’affaires quelle que soit la personne, que ce soit des policiers, des forces de l’ordre, des civils. Peu importe la situation, le procureur n’est pas là pour prendre parti. Il est là pour établir des faits, décrire les faits, or dans notre affaire, on a l’impression qu’à chaque fois que les procureurs prennent la parole c’est uniquement pour dresser un portrait néfaste de Claude. Et même s’ils essaient de faire ça, ils n’y arrivent pas parce qu’il n’y a rien. On aimerait bien que le portrait des gendarmes soit dressé aussi de la même manière. On demande juste que les choses soient équitables : « Ok, faites le portrait de Claude, mais faites-nous également le portrait des deux mis en cause. »

C’est pour ça aussi que le discours du procureur Xavier Sicot après la diffusion de la vidéo estimant qu’il fallait « laisser la justice travailler » est un peu culotté.

CHRISTOPHE : Complètement.

FATIA : Jusqu’à maintenant le procureur a parlé au mois de mai, donc à peu près 5 mois après le décès de mon père, et pourtant la justice n’avait pas fait grand-chose en 5 mois. Les actions, elles ont été menées avec le soutien de tout le monde, avec les avocat·e·s, mais au niveau judiciaire peu d’actions ont été menées. On a une autopsie qui a été faite parce qu’elle était obligatoire. On a une commission rogatoire qui a mis des mois à rentrer ; c’est une commission rogatoire qui aurait dû rentrer au bout de deux mois ; ça a mis quasiment 5 mois. Donc c’est vrai qu’on se pose des questions sur le travail de la justice.

CHRISTOPHE : Il y a beaucoup d’incohérences. On nous annonce l’arrivée d’une commission rogatoire, elle ne rentre pas. La vidéo fuite ; la commission rogatoire rentre comme par magie. Dans cette commission rogatoire, il y a les dates aussi. Il faut regarder les dates auxquelles ont lieu les auditions des témoins et des gendarmes : l’audition des gendarmes a été effectuée au mois de janvier ; elle est intégrée au dossier au mois de juin ! Pourquoi elle n’est pas rentrée plus tôt ? On se pose la question. Pourquoi ? Or, ça fait partie des éléments essentiels dans notre affaire.

D’ailleurs l’un·e des avocat·e·s signalait qu’il existe des contradictions au niveau des déclarations des deux gendarmes.

CHRISTOPHE : Exactement. Ils étaient au même endroit au même moment et apparemment ils ne sont pas d’accord sur le déroulé des faits. C’est assez étonnant. C’est assez étonnant et en terme juridique, ça a sa signification également.

FATIA : En fait on a l’impression, comme dans un mauvais scénario, qu’il y a le bon et le mauvais flic. On a deux personnes avec deux versions différentes, donc c’est quand même incroyable pour deux personnes qui, comme dit Christophe, sont au même moment au même endroit et qui sont formées… Dans un fait divers, on peut avoir des personnes de la population qui perçoivent les choses de différentes façons. Cependant, par rapport à leur métier, à leur formation, ces gendarmes sont censés avoir une même vision des choses, une même évaluation d’une situation. Or, par rapport à la commission rogatoire, on se rend bien compte que c’est deux déclarations et deux perceptions complètement différentes, qui n’ont vraiment rien à voir ; c’est étonnant pour nous.

CHRISTOPHE : Et surtout on se rend bien compte avec cette commission rogatoire que malgré le déroulé qu’on a tou·te·s pu voir, ils ont pris ça à la légère. Il y a une légèreté dans le traitement qu’a subi Claude qui est incroyable. Faut savoir qu’il arrive quand même en état de tétraplégie à l’hôpital. On ne devient pas tétraplégique comme ça, tout seul. Et on a tou·te·s vu ce qui s’est passé sur la vidéo. Donc on aurait aimé qu’il y ait un minimum ; un traitement humain tout simplement. Personne ne mérite ce que Claude a vécu et ça, on se doit de le dénoncer. Tout le monde s’en est rendu compte et on constate quand même une lenteur de la justice, pour prendre des décisions et pour admettre les choses tout simplement.

Comment vous, vous cheminez dans votre deuil avec ces lenteurs, ces rebondissements ?

FATIA : Déjà on se doit d’avancer parce que le combat, on l’a commencé, il faut qu’on aille au bout. Il faut qu’on aille au bout pour mon papa, pour sa dignité, pour la paix de son âme, pour effectivement apaiser les douleurs de toute la famille. C’est pas facile tous les jours parce qu’on a toujours des éléments qui nous rappellent l’affaire, ou mon papa en lui-même ; parce qu’on parle beaucoup de l’affaire et pas de l’homme. Mais je pense que le travail de deuil va être encore long pour nous, je ne sais même pas si on l’a entamé, je ne sais pas. Mais c’est compliqué pour nous et c’est compliqué pour le reste de la famille.

CHRISTOPHE : C’est comme si on était dans un film et on a du mal à voir le bout du scénario en fait ; c’est ça, dans un mauvais film avec un scénario inconnu.

Vous partez en Guadeloupe bientôt…

FATIA : On part samedi. Ça va être un retour un peu particulier parce que c’est la première fois que l’on va y retourner, que je vais y retourner sans voir mon papa donc c’est déjà pesant. Je pense que ça ira sur place, mais j’ai une espèce d’aura au-dessus de ma tête qui me rappelle qu’il n’est pas là... En même temps j’espère que ce manque et cette absence ne se feront pas trop ressentir, même si j’en doute. Mais il faut que j’apprenne à vivre sans lui, avec ce manque et puis il faut avancer… C’est ça ce travail de deuil et je pense que ce retour aux sources nous aidera aussi peut-être dans ce cheminement, dans ce travail.

Est-ce que vous avez prévu des moments militants ou vous souhaitez plutôt vous reposer en famille ?

CHRISTOPHE : Je pense qu’on va alterner un peu des deux. On a besoin de souffler un peu. On va prendre le temps d’essayer de souffler, mais en même temps on va profiter de notre passage en Guadeloupe pour faire le point aussi avec la population, avec tous les soutiens qu’on a. Beaucoup d’artistes aussi qui voudraient nous voir, qui aimeraient faire certaines choses pour nous aider. Je pense que dès samedi on va voir avec elles/eux, ce qu’il est possible de faire.
Mais on va essayer de prendre le temps pour nous, parce que c’est important pour notre santé mentale déjà, de souffler un peu, de profiter, de se ressourcer avec la famille, avec les nôtres.

Interview réalisée par Cases Rebelles le juin 2021.
Merci infiniment à Fatia et Christophe.