PERSPECTIVE
Les faits ne sont pas si têtus
Faits alternatifs, fake news, post-vérité... ce sont quelques-unes des expressions qui essaient de caractériser l'amplification de la part manifeste de faux, de mensonges, de propagande et de biais éhontés dans les discours publics, médiatiques, politiques, etc.
Que peut-on faire désormais de ce qui se passe vraiment et des analyses du réel quand une partie de la population ne s'intéresse qu'aux faits, inventions, distorsions et interprétations qui confortent sa vision politique ? À qui nous adressons-nous et avec quels objectifs ?

Par Cases Rebelles
Février 2025
Introduction
L’une des données que met crûment en lumière et à répétition l’accélération fasciste de la séquence actuelle, c’est la caducité des faits.
Le désir réactionnaire se fiche éperdument de leur matérialité : il sélectionne, fabrique, ment, ignore, nie afin de sauvegarder une vision radicalement figée en dépit des complexités du réel. Le réveil tardif de l'ARCOM par rapport à la chaîne C8 ne doit pas faire illusion : quantité d'autres médias en vue mènent avec ardeur la lutte du biais et de la falsification. La guerre récemment déclarée à Wikipedia est un indice plus juste de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Le mépris du factuel s’étale aujourd'hui irrémédiablement, sans même nécessiter de recours aux nombreuses ressources technologiques disponibles aujourd’hui pour fabriquer du faux. Un réseau composé de foules, de médias aux ordres, de politiques, d’éditocrates, de réseaux sociaux complaisants, d'institutions judiciaires, etc. recompose sans arrêt la réalité afin de légitimer un projet de société brutal et autoritaire, basé sur la punition et l’exclusion.
Pour les forces progressistes, le problème est donc moins de savoir ce qui se passe véritablement — il reste pour l’instant un certain nombre de moyens de demeurer correctement informé·es — que de déterminer ce qu’il faut faire avec cette torsion permanente du réel et ses conséquences. Si la critique des médias demeure nécessaire, il ne faut néanmoins pas s'égarer dans des débats piégés, dans une activité de commentariat conçue pour épuiser.
L’enjeu est, nous semble-t-il, de faire aussi vite que possible le deuil de l’illusion démocratique et de s'organiser collectivement face à un futur d’autoritarisme et de propagande éhontée.
Submersion fasciste
Le 31 août 2024, à Cappelle-la-Grande, Djamel Bendjaballah a été assassiné par Jérôme D. Celui-ci lui a roulé dessus à plusieurs reprises. Il était l’ex conjoint de la compagne de Djamel mais c’était aussi le membre d’un groupuscule faf (le mot désigne les militants de l'extrême droite et dérive de l’acronyme de "France aux Français") nommé la BFP, Brigade Française Patriote.
Djamel Bendjaballah avait porté plainte à quatre reprises pour des injures racistes puisque son meurtrier le traitait de “rat”,”b**gnou**le” de “sarrasin” : toutes ont été classées sans suite. Il se sentait d’autant plus menacé qu’il savait Jérôme D. armé : lors de la perquisition effectuée après le drame, la police a, selon L’Humanité, trouvé une dizaine d’armes à feu, des grenades, des cartouches.
Aussi horrible soit-elle, l'histoire parait limpide : Djamel Bendjaballah a été assassiné par l’ex de sa compagne qui est aussi un suprémaciste blanc dangereux, qui ne dissimulait pas ses idées. Pourtant, à ce jour ni la qualification raciste ni la préméditation n’ont été retenues : Jérôme. D est simplement accusé d’homicide volontaire.
Alors que sa famille découvre les plaintes de Djamel ainsi que les menaces de Jérôme.D et son appartenance à l’ultradroite, les premiers articles de presse se bornent à évoquer un “crime passionnel”. Jusqu’à ce que le site Blast déniche les plaintes classées sans suite de Djamel, nulle part, à aucun moment, la dimension raciste de son meurtre n’est avancée. “ Ce qui primait, c’était l’intention d’homicide liée à la conjugalité, admet Charlotte Huet, la jeune procureur de Dunkerque.1
Tout se passe comme si un meurtrier raciste n’agissait pas systématiquement en lien avec son idéologie. Tout se passe comme si la conjugalité annulait le facteur aggravant du racisme.
L’engagement dans l’extrême droite radicale, les liens avérés avec des néonazis (cf. Blast), les propos racistes ne sont-ils pas en mesure de créer a minima le doute qui légitimerait l’inculpation ?
Cette incroyable indulgence judiciaire — l’accusé encourt 30 ans de réclusion criminelle pour un homicide volontaire « simple » alors que l’aggravation par un mobile raciste (loi du 3 février 2003) l’expose à la perpétuité — participe incontestablement à normaliser et banaliser ce que pense et désire, ici et ailleurs, une masse désormais puissante : que l’on punisse certaines catégories de la population au nom d’une communauté nationale fictive, considérée comme légitime, normale, dans son droit et à sa place.
Il n’est pas suffisant d'avoir travaillé collectivement à normaliser le Rassemblement National. Même appartenir à un groupuscule identitaire d’extrême droite constitué d’individus ultra armés se préparant à la guerre civile2 ne passe pas la barre de la qualification du mobile raciste.
De plus, malgré les insultes à répétition, la préméditation n’est pas reconnue.
Tout comme l’élan fasciste actuel invalide le mobile raciste pour le meurtre de Djamel, il a, par exemple, très vite et avec efficacité porté dans les médias et au sommet de l’État l’idée que l’homicide de Thomas à Crépol c’était du “racisme anti-blanc”, un “francocide” pour Zemmour et ses affidés, que c’était prémédité, etc.
On remarque également que le procès de la cellule terroriste du dit “Projet Alsace” composée d’anciens cadres et candidats RN ayant constitué un groupuscule surarmé en vue d’un attentat terroriste contre une loge maçonnique n’attire qu’une très faible attention médiatique. On y trouve pourtant de telles déclarations faites par un accusé au sujet de son co-accusé :
— Les meurtres de masse, lui, ça ne le dérangeait pas, moi ça me dérangeait quand même un peu. »3
Judiciairement, on aboutit à des réquisitions “allant de dix-huit mois de sursis à cinq ans de prison, dont trois assortis du sursis probatoire”. C’est très faible comparé par exemple aux peines prononcées contre les accusé·es du 8 décembre 2020 reconnu·es coupables d’« association de malfaiteurs terroriste » et condamné·es à des peines allant de deux ans de prison avec sursis à cinq ans de prison, malgré un dossier vide.
Si les idées politiques d’extrême gauche provoquent l’emballement judiciaire, celles d’extrême droite semblent agir comme une circonstance atténuante.
L’identité, on le sait, est aussi le facteur qui détermine le traitement médiatique et judiciaire, de la coloration des faits.
Le 12 février dernier, un élève de l’école de police de Wasquehal a foncé en voiture sur des clients en terrasse d’un bar après s’être vu refuser l’accès. Le lien entre les deux actions semble évident pour les propriétaires du bar mais BFM explique que cette “accusation [est] démentie par le parquet de Lille” et l’ensemble de la presse invoque une perte de contrôle du véhicule due à l’état d’ébriété et privilégie la thèse de l’accident.
Nous savons pertinemment que si l’identité du conducteur avait été autre, les éditorialistes et les politicien·nes réactionnaires se seraient déchaîné·es et la couverture médiatique aurait été massive. Là c’est juste un banal fait divers, un “accident”.
Chaque semaine apporte son lot de traitements différentiels et de censures. Les violences et les injustices qui marquent l’envol réactionnaire semblent plus que jamais difficiles à objectiver aux yeux de quelque autorité que ce soit.
Celleux qui adhèrent à ces idées ont désormais conscience d’avoir un poids politique déterminant, qui permet de tordre le réel dans le sens qui les arrange, d’ignorer les faits qui contredisent leur vision, d’agresser — virtuellement ou concrètement — les personnes appartenant aux groupes minorisés et d’harceler celleux qui tentent d’exposer d’autres points de vue.
Pour ce qui est du racisme, la situation présente renvoie au "mythe immunitaire" remarquablement documenté et analysé par Dominique Chathuant dans le livre Nous qui ne connaissons pas le préjugé de race (éd. du Félin, 2021). En étudiant une période qui couvre une grande partie du 20e siècle, Chathuant montre que, dans la vie politique française, la négation de l’existence du racisme a été une constante, et que les réticences à légiférer ont été importantes et continues. Et ce, jusqu’à la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, qui est loin d’avoir réglé le problème.
Dans la séquence actuelle, nous sommes à un niveau supérieur de fonctionnement du mythe immunitaire ; il opère même si les racistes proclament fièrement leur racisme et affichent sans détour une affection pour les idées et les actes nazis. Il opère et permet même par mécanisme d’inversion accusatoire de proclamer que le racisme, la haine vient des Autres et que c’est pour cela qu’il faut s’en défendre.
Les mythes de Jim Crow
Cette relation entre les faits objectifs et la force de l’action politique rappelle un moment charnière dans le parcours du penseur critique afro américain W.E.B Du Bois. En 1899, à Coweta County, en Géorgie, Sam Hose, un ouvrier agricole noir est accusé d’avoir assassiné son employeur avant de violer la femme de celui-ci.
Du Bois, familier du travail de l'activiste anti-lynchage Ida B. Wells-Barnett, savait que les accusations étaient fausses. Il allait exposer la vérité : Hose avait tué son employeur en état de légitime défense et n'avait pas violé sa femme. Il allait démontrer, grâce à des recherches objectives, que le seul « crime » de Hose était d'être noir en Amérique. [...] Bien sûr, Du Bois n'est pas arrivé à destination. En chemin, il apprit qu'une foule de lyncheurs avait brûlé vif Hose.
Du Bois, comme d'autres intellectuels noirs de son époque, était depuis longtemps animé par la conviction que les faits avaient une valeur intrinsèque. Selon les optimistes conjectures qui étaient les siennes, de la science sociale rigoureuse, incluant celle déployée dans son ouvrage The Philadelphia Negro, montrerait que le racisme systémique est la cause évidente de tous les problèmes attribués aux Afro-Américains. Le racisme s'étiolerait face à la connaissance. Il devait le faire. Bien que bien raisonnées, ces attentes se sont avérées déplacées. Comme Du Bois l'admettra dans ses écrits autobiographiques, le fait d'être un universitaire « calme, froid et détaché » alors que les restes brûlés de Hose se trouvaient dans la vitrine d'un magasin ne faisait aucune différence. Ses assassins avaient abandonné l'objectivité depuis longtemps.
À cet égard, le désaveu par Du Bois de l'idée d'objectivité était également une condamnation de son utilisation raciale. Du Bois se rappela plus tard qu'il avait un temps « pris comme axiome que le monde voulait apprendre la vérité et que si quelqu’un la recherchait avec une précision même approximative et un dévouement minutieux, le monde soutiendrait volontiers l'effort ». Le lynchage de Hose […] lui donna tort. La meute des lyncheurs se fichaient que Wells ait réfuté le « mensonge usé » du violeur noir bestial. Ils brandissaient leurs passions et leurs préjugés comme un gourdin contre l'érudition objective. En conséquence, Du Bois a été forcé d'admettre « [qu’] il n'existait pas de telle demande pour le travail scientifique tel que j’en faisais. » Son savoir allait devoir être re-conceptualisé. Il allait devoir l'associer à la lutte.4
La fonction des lynchages et de mythes comme celui du violeur noir bestial était de rappeler aux noir·es qu’iels appartenaient à une sous-humanité dépourvue de droits, asservie aux caprices et au bon vouloir de la population blanche. Il s’agissait de garantir le maintien de l’ordre racial. Et ce pouvoir jaillissait de la manière la plus arbitraire qui soit, sans que les institutions judiciaires ou policières ne ressentent la volonté de corriger une situation voulue et appréciée par la majorité de la population blanche.
Aujourd’hui la brutalité décomplexée de la suprématie blanche rejaillit globalement avec des effets d'entraînements assez exceptionnels et imprévisibles.
Il existe une forte demande politique de différenciation, d’inégalité de traitement de la part d’une certaine opinion publique, et nombre de médias l’accompagnent voire l’excitent plutôt que de s’imposer une éthique de l’information.
Dans cette optique, la garantie de falsification quasi-instantanée du récit des faits, en raison du jeu permanent de séduction de l'électorat réactionnaire, nous éloigne collectivement de réalités tangibles.
Pour qu’elles reprennent leur place légitime nous allons devoir les associer à la lutte collective.
Dans nos vies
Le triomphe idéologique de fictionnalisation du réel et d’inversion accusatoire a des conséquences dans nos quotidiens.
De plus en plus, nous sommes confronté·es à des personnes blanches sincèrement choquées et révoltées que nous ne les laissions pas nous agresser en paix. Dans leurs yeux, leurs paroles, brille la certitude, construite notamment par des années de débat et d’information orientés et malhonnêtes que c'est nous qui les opprimons.
Cette conviction, construite et validée par d’innombrables paroles publiques, déborde désormais des urnes.
Il apparaît clairement que nombre de débats d’idées illusoirement gagnés, en ligne ou ailleurs, n’ont absolument pas entraîné davantage de justice sociale et de vérité dans la vie quotidienne.
Il est impératif de continuer à privilégier la rigueur et l'honnêteté dans nos récits et analyses, de continuer à chercher la justesse et la justice. Nous devons continuer à observer, apprendre, comprendre ; y mettre davantage d'énergie que dans notre désespoir de ce qui se raconte par ailleurs.
Il est capital de choisir les espaces dans lesquels nous nous dépensons pour convaincre, de choisir les interlocuteur·ices avec lesquelles on débat. Il est capital d’en finir avec la naïveté et l'étonnement, avec les appels au sens moral d’un système qui n’a de cesse de prouver que certaines vies n’ont aucune valeur.
Il nous semble aussi impératif de renoncer à raconter sur des réseaux sociaux publics dont les propriétaires sont fascistes, dont la modération est fasciste, le mal que le fascisme vous fait. D’arrêter de débattre avec les fascistes alors qu'iels ne cherchent qu'à provoquer, user, criminaliser, traumatiser.
Avec elleux, vous ne convaincrez personne. Vous recevrez du déni et des coups en retour, du fichage, des menaces.
Et l’expression publique de nos peines, aussi sincère soit-elle, leur confirme qu’iels sont en train de gagner une bataille.
Pour être entendu·es, soutenu·es aujourd’hui, il n’existe pas d’autres solutions que de rejoindre des groupes, collectifs, des syndicats, des associations, etc.
Il faut rejoindre des organisations en capacité d’agir un minimum contre l’ordre qui se met en place à une vitesse terrifiante. Il faut parler aux personnes qui nous entourent, aux nôtres. Rassembler pour donner du pouvoir politique à nos récits.
Il faut renoncer à ce qui n'arrivera pas : aucun cri d’indignation ne réveillera la fibre morale anesthésiée depuis bien longtemps de celleux qui ne jurent que par la fuite en avant réactionnaire. Et nous parlons de celleux qui sont au pouvoir tout comme de celleux qui souhaitent y accéder.
Ce que nous vivons actuellement n’est pas un dysfonctionnement mais la disparition progressive du filtre qui permet de se leurrer sur la nature de l'État dit démocratique. Le filtre qui permet de croire que son objectif est, bon an mal an, de tendre vers le bien commun, que son projet est plutôt fait de droits, de liberté et de justice pour tous·tes.
Pour certain·es, ce filtre n’est plus là depuis bien longtemps ; pour d’autres il n’a même jamais existé.
Plus tôt l’on cessera de rêver du retour du filtre — de fantasmer un illusoire réveil de ce cauchemar — plus nombreux·ses serons-nous pour nourrir des mouvements sociaux progressistes combatifs, efficaces qui accordent une juste place aux faits et à leur analyse. Et qui agissent en conséquence.
C’est urgent.
La couverture de la récente séquence électorale ou de la guerre génocidaire contre Gaza nous le prouve : nous n’entrons pas dans une ère de propagande, nous en sommes à un niveau où elle est parfaitement rodée et fonctionne de manière remarquable.
- L'Humanité, le 06/02/2025. https://www.humanite.fr/societe/dunkerque/djamel-bendjaballah-tue-par-un-militant-identitaire-a-dunkerque-un-crime-raciste-passe-sous-silence [↩]
- "Une mystérieuse milice d'extrême droite se prépare à la guerre", Blast le 20/01/2025 [↩]
- https://www.mediapart.fr/journal/france/120225/paris-d-anciens-cadres-et-candidats-du-rn-juges-pour-un-projet-d-attentat-neonazi [↩]
- Extrait de The Black Intellectual Tradition and the Myth of Objectivity . Traduction par Cases Rebelles [↩]