Madan Sara, de Etant Dupain

Publié en Catégorie: AFROCINÉTHÈQUE

MadanSara_afficheDans l’enfer esclavagiste de Saint-Domingue, les colons français pouvaient octroyer aux esclaves, afin de réduire leurs « frais » en ne les nourrissant pas, une part de terre à cultiver pour leur propre subsistance. Les esclaves étaient également autorisés à revendre une partie de leur production sur les marchés, et certains saisissaient l’occasion pour s’échapper. Les hommes furent ainsi interdits de marché, et les femmes, jugées moins susceptibles de s’enfuir du fait des enfants, devinrent les seules autorisées à continuer ce commerce des excédents potagers.
Cette réalité historique a structuré l’activité commerciale en profondeur, et c’est de là que découle l’institution des madan sara, piliers de l’économie haïtienne, vendeuses du secteur informel qui transportent pour les revendre des marchandises des campagnes haïtiennes jusqu’aux villes, mais aussi depuis Haïti vers diverses destinations dans les Caraïbes ou aux États-Unis. L’appellation madan sara fait référence à un petit oiseau jaune du même nom, notamment caractérisé par sa mobilité.

Dans son film (sorti en 2020), Etant Dupain concentre son regard sur deux d’entre elles, Clotilde Achille et Monique Metellus, et expose les conditions dans lesquelles elles exercent leur activité. Un projet aux racines personnelles puisque la mère d’Etant a elle-même été une de ces femmes commerçantes.
Etant est journaliste indépendant, réalisateur et producteur. Il a été à la fois impliqué dans des initiatives collectives locales comme Bri Kouri Nouvèl Gaye1 et dans des médias comme Telesur, Al Jazeera, Vice ou la BBC. Il réalise ici un film riche, captivant, pédagogique et émouvant.

L’une des questions que pose le documentaire est la cruelle absence de reconnaissance concrète des rôles essentiels tenus par les femmes haïtiennes dans l’économie et la survie du pays, plus particulièrement les madan sara ici. Sans relâche, elles relient les producteurs haïtiens ruraux aux consommateurs urbains, permettant ainsi l’approvisionnement des marchés en produits vivriers et l’accès des populations aux richesses agricoles locales. Elles représentent de surcroît une garantie pour des producteurs de vendre rapidement leurs produits.
Pourtant, même si elles sont considérées comme une institution, elles exercent dans des conditions extrêmement difficiles, frappées de l’empreinte de la précarité. Les conditions de travail sont pénibles, dangereuses et l’absence de cadres formels pour l’accès au crédit participe de leur vulnérabilisation.
Les madan sara passent énormément de temps sur la route, se déplacent constamment de nuit et sont exposées à de multiples dangers — agressions, accidents de la route — lorsqu’elles transportent sur de longues distances produits et argent.

Le centre névralgique même de leur activité, le marché — l’autre personnage du documentaire — est le théâtre fréquent d’incendies criminels qui peuvent laisser les madan sara dans le dénuement absolu du fait de l’absence de systèmes d’assurance. Etant Dupain filme le terrible incendie de l’emblématique Marché en Fer, à Port-au-Prince, qui eut lieu dans la nuit du lundi 12 au mardi 13 février 2018. Le site, reconstruit en 2011 après le séisme, avait déjà été ravagé par un incendie en 2008. Ces incendies à répétition sont des actes inhérents au caractère systémique de la violence politique en Haïti. Ils ne visent pas directement les madan sara, mais elles en sont les premières victimes et peuvent y perdre la totalité de leurs stocks. Quant à la gestion catastrophique par l’État de cette réalité des feux de marché, elle résulte de l’incurie de l’État haïtien et des gouvernements successifs.

Marché en fer - Madan Sara

À travers l’exploration des réalités de la vie des madan sara, Etant Dupain entend rendre un hommage. Mais il plaide également pour une reconnaissance concrète, une valorisation matérielle de leur activité, cruciale pour Haïti et pour que soient créées des structures pour que les madan sara puissent exercer leur métier avec du soutien et des garanties de la part de l’État et des collectivités. Que ce trésor national soit reconnu à sa juste valeur. Etant montre bien que ce sont les madan sara qui permettent à Haïti de profiter des richesses agricoles locales, qu’elles sont les véritables artisanes des circuits courts et que leurs réseaux de distribution ont été salutaires après le séisme de 2009 par exemple, parce qu’elles restaient les seules à nourrir le pays.
La proposition qui s’élabore au travers du film n’est pas celle d’une meilleure intégration des madan sara à une logique capitaliste de flux tendus et de circulation des biens à gros profits. Elles représentent bien plutôt un modèle de développement alternatif aux fonctionnements économiques iniques, basés sur l’exploitation et la prédation. L’institution des madan sara atteste de l’intelligence et du dynamisme des circuits informels et des initiatives locales. Mais l’assignation aux économies de survie et le maintien dans la précarité posent inévitablement la question de la place donnée aux femmes haïtiennes dans les politiques économiques. De même qu’elle met en perspective les choix de l’État haïtien concernant le développement économique d’Haïti.
« Qui fait vivre Haïti et qui profite d’Haïti ? » est une question que pose Etant Dupain.
Cette question se pose de manière d’autant plus aigüe qu’Etant, qui se définit lui-même comme militant anticorruption, intègre dans son film des images de manifestation de petrochallengers. À l’heure où Jovenel Moïse s’accroche dans la plus pure tradition dictatoriale à un pouvoir dont il fait un si mauvais usage, le mépris absolu de la part de l’État pour le bien commun est cruellement palpable.

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Déjà récompensé de l’Independent Short Awards, Madan Sara est un film précieux à voir absolument, un outil politique de partage, de valorisation et d’éducation populaire. En plus des madan sara, Etant donne la parole à des intervenant·e·s comme les économistes Eddy Labossière et Camille Chalmers, ou Dominique Boyer, directrice de Sèvis Finansye Fonkoze (principal organisme de micro-financement en Haïti). Il raconte une histoire de construction persistante et de résistance. Institution née du passé haïtien, les madan sara appartiennent néanmoins à l’avenir. Le cinéma d’Étant Dupain aussi. À voir absolument.

Michaëla Danjé_Cases Rebelles (mars 2021)

Lien : Madan Sara, le site du film

  1. « Notre travail était une réponse directe à l’invasion d’Haïti par des ONG étrangères après le désastre et au mépris des droits des Haïtien⋅ne⋅s qui avaient été déplacé⋅e⋅s. » dans Markets and Margins: An interview with Etant Dupain, thepublicarchive.com, 17 juillet 2019. []