Nous inaugurons ici une série d’entretiens intitulée « Masculinités Noires X Fragments », dans laquelle tous les 15 jours un homme noir répond à 4 questions toujours identiques.
On commence ici avec Yves.
Peux-tu choisir trois mots qui sont pour toi en rapport avec le fait d’être un homme noir et m’expliquer pourquoi ?
Je vais commencer avec l’ESTIME DE SOI parce que je pense que c’est fondamental dans l’existence, dans un contexte où les conditions de vie, les violences sociales, ce qu’on vit au quotidien font qu’une partie de l’estime de soi est sérieusement abimée par l’histoire et cet héritage, la manière dont elle1 se reproduit, ses rémanences dans le présent, etc. La question de l’estime de soi reste fondamentale dans la constitution de l’identité noire, quelle soit individuelle ou collective.
Lorsqu’on est noir ce qu’on fait individuellement pour soi-même, sa famille, ses enfants, son épouse, sa communauté doit participer au « SURGISSEMENT » de soi et de son groupe. Je parlais tout à l’heure de l’estime de soi mais il y a une longue histoire d’humiliation, de minoration, de dénégation, de mépris de l’humanité noire, ou disons de l’humanité quand elle s’exprimait à travers le visage d’un homme à la couleur noire.
De sorte que ce n’est pas ce qui est simplement humain chez les gens – la fraternité, le bonheur, la joie – qui ont été détruits mais également les conditions d’existence économiques et sociales. Le surgissement c’est dans ce cadre-là que je l’entends : une reconstruction totale de soi et de son environnement à faire lorsqu’on est noir. Il ne s’agit pas uniquement de l’argent et on a réussit sa vie. Pas du tout. Il s’agit de se réarmer culturellement, moralement, historiquement de manière à ce qu’on puisse à partir de soi-même, de sa propre histoire, de son propre environnement ; construire des conditions d’existence et une culture humaine qui soient à la hauteur des enjeux et des défis que nous avons aujourd’hui.
Le troisième terme que je choisirai c’est « mémoire », parce que, qu’on le veuille ou non, on aura une existence pour une bonne part déterminée par le fait qu’on est noir. Et pour se réapproprier cette existence de manière libre, je pense qu’ il y a un besoin, une urgence même, de mémoire ; une mémoire et une CONSCIENCE HISTORIQUE – ce terme est peut-être mieux que « mémoire ». Si on n’a pas une bonne conscience de ce qu’on est, de ce que signifie la condition noire, on ne peut pas faire face ; et face à tout on est noir, que ce soit en Afrique subsaharienne où moi j’ai grandi, que ce soit ici en France, aux États-Unis, dans les Caraïbes ou en Amérique Latine. Il y a un besoin de conscience historique qui doit déboucher sur une conscience politique, parce que je pense qu’être noir c’est d’abord une conscience historique et politique, plus qu’une couleur de peau. Si on n’est pas conscient de ce qu’on porte en soi de la part d’humanité et de l’histoire de l’humanité, avec ces tragédies et ce qu’elle a de tragique, que l’on porte en soi lorsqu’on est noir, je pense qu’on l’est par la peau mais on ne l’est pas moralement, on n’existe pas politiquement en tant que noir. Or qu’on existe ou qu’on existe pas en tant que noir, on subira le fait de l’être.
Est-ce que tu pourrais me nommer et me parler d’un homme noir important à tes yeux ?
Il y en a plein qui se sont bousculés dans ma mémoire… (rires) J’ai finalement choisi un homme peu connu, camerounais comme moi : RUBEN UM NYOBE. D’abord parce qu’il est né en Afrique équatoriale en pleine colonisation et qu’a priori il n’a pas reçu de l’école coloniale les outils et les ressources culturels nécessaires pour mener une politique de l’ampleur de celle qu’il a menée. Il s’est en quelque sorte bâti lui-même. C’était d’abord un leader syndicaliste, puis en 1948 il était le fondateur du parti qui a fédéré les forces nationalistes au Cameroun, l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Il a réussit à donner à ce mouvement une vision politique, un projet et une base populaire. Une autre chose pour laquelle je le trouve admirable c’est la manière dont il construit un discours et un projet politique qui étaient au point de rencontre entre l’héritage des Lumières occidentales – si je peux l’appeler ainsi – et les valeurs qu’il puisait dans les cultures africaines endogènes. En gros il a voulu faire comprendre aux camerounaisES que leur propre culture, leur propre histoire étaient tout aussi valeureuse que ce que l’Occident prétendait leur apporter. Et enfin, alors que le contexte colonial encourageait la culture de l’homme providentiel, il a fait en sorte de ne pas apparaître dans ce parti comme un homme indispensable, en se mettant en avant le moins possible et en privilégiant le groupe et l’organisation donc la collectivité, la communauté. Même si on a vu après sa mort que sa présence a cruellement manqué à ce mouvement-là… C’est un homme qui a travaillé à partir de l’environnement africain et des ressources africaines locales, au rayonnement et à la restauration de la dignité et de l’humanité des êtres humains là où il était. Il a été tué deux avant l’indépendance du Cameroun2 ; il n’était pas question pour le pouvoir colonial français que ce territoire accède à l’indépendance avec un homme aussi « dangereux » à sa tête.
Um Nyobe a aussi activement travaillé pour que le parti encourage le développement d’une organisation de jeunes (JDC – Jeunesse Démocratique du Cameroun) alliée à l’UPC mais autonome, et d’une organisation politique de femmes tout à fait autonome (l’UDEFEC – Union Démocratique des Femmes Camerounaises). Il y a eu des conflits entre les leaders parce que certains de l’UPC ont essayé de caporaliser ces organisations ou d’y exercer une certaine tutelle. Et Um Noybe a, avec quelques unes des dirigeantes de l’UDEFEC, rappelé fermement que (les hommes de) l’UPC n’avaient pas à exercer quelque tutelle que ce soit sur ce mouvement-là : elles pouvaient gérer elles-mêmes leur argent et résoudre elles-mêmes leurs problèmes. Il n’était pas question de les traiter comme des mineures.
Du point de vue de la masculinité, il a été une figure très importante en promouvant l’émancipation des jeunes et des femmes, et en essayant de travailler autant qu’il pouvait avec elles/eux, dans une société phallocratique et patriarcale – ce n’était pas évident du tout – et il s’est battu aux côtés de ces femmes-là pour que leur indépendance, leur autonomie, leur majorité soient respectées. Comme quoi ce n’est pas parce qu’on lutte pour l’émancipation qu’on est soi-même émancipé d’un certain nombre de réflexes patriarcaux ; ça vaut pour eux à l’époque, ça vaut pour Um Nyobe, pour moi et probablement pour beaucoup d’entre nous. C’est l’autre chose dont il était conscient : qu’il y avait toujours un travail de formation, de travail sur soi, d’auto-critique à faire ; il ne fallait pas considérer qu’on pouvait se permettre de se tenir devant les autres comme des hommes providentiels ou des héros ; on avait toujours à apprendre des autres et on devait travailler sur soi pour vaincre ses propres démons.
Par rapport aux problèmes entre l’UPC et l’UDEFEC, d’après l’essentiel des sources que j’ai consultées, les alliéEs d’Um Noybe qui apparaissent le plus souvent sont les femmes elle-mêmes, les dirigeantes de l’UDEFEC : Marie-Irène Ngapeth3, Emma Ngom, et plein d’autres femmes, qui défendaient déjà des positions que lui se contentait d’appuyer.
En tant qu’homme noir qu’est-ce que tu aimerais transmettre aux garçons noirs ? Et aux filles noires ?
Je pense que l’essentiel de ce que j’aimerais transmettre aux garçons noirs et aux filles noires est lié aux trois mots que j’ai choisis au début ; sans ces trois points on comprend mal le monde, le regard des autres sur soi et la charge politique même de ce que c’est d’être noir. Et j’aimerais transmettre l’amour de soi, le respect de ce qu’on est en tant que noir et comme le diraient les américains : « Black is beautiful ». L’essentiel c’est que les gens se sentent bien dans leur peau, n’aient envie d’être personne d’autre que ce qu’ils sont. Et cela concerne tous les groupes dominés et pas seulement les noirEs. Moi je me sens bien comme je suis, noir, et je n’ai envie d’être rien d’autre que ce je suis. Je pense que c’est quelque chose d’important à transmettre aux garçons et aux filles noires pour qu’ils vivent leur existence la tête haute, sans le moindre complexe, sans que le regard des autres sur eux – quand bien même il serait emprunt de racisme, d’idiotie -ne les affecte plus qu’il ne le faudrait, en tout cas sans que ce regard ne les affecte au niveau de ce qu’ils considèrent comme leur valeur intrinsèque. Le reste découle de là, la confiance en soi, etc… J’aimerais les aider à être leur propre centre, sans que cela conduise à une forme d’égocentrisme, mais qu’ils soient conscientEs qu’ils définissent eux-même leurs propres valeurs.
Aux garçons noirs j’aimerais dire que nous ne serons pas pleinement libres… ou plutôt émancipés des diverses formes de domination et d’aliénation culturelles, mentales, parfois très pernicieuses, tant que nous ne travaillerons pas nous-mêmes en tant qu’hommes ou garçons noirs à redonner toute leur dignité et tout le respect qu’on doit aux femmes noires. Dans la majorité des sociétés noires, sans elles nous ne serions pas grand-chose. Sans ma mère je ne serais pas l’homme que je suis. Elle n’a pas fait d’études supérieures mais c’est une femme dans le sens de la dignité, de l’intégrité, le rapport serein qu’elle entretien avec elle-même, c’est une femme admirable mais extrêmement calme, assez timide, généralement effacée en public, mais sa puissance n’est pas là ; il faut la connaître pour savoir quelle femme elle est.
Mon père a toujours été là et rempli ses obligations de père comme il fallait, mais je crois pouvoir dire que sans ma mère, toute ma famille ne serait pas ce qu’elle est. Je pense que les femmes jouent et joueront un rôle central dans le processus de reprise de soi ou de surgissement. Nous devons les appuyer, d’abord les respecter comme elles sont, savoir respecter leurs choix, leur liberté. Il faut abandonner le réflexe très phallocratique qui est très présent dans beaucoup des sociétés noires, pas seulement africaines, qui consiste à traiter les femmes noires d’une manière pas toujours très respectueuse, comme des mineures, comme une catégorie de subalternes socialement. Et je dirai que pour une part notre propre émancipation et nos luttes pour l’émancipation passent par là. Notre liberté à tous ne sera pas totale tant que nous « conspirerons » contre l’émancipation et la liberté des filles et des femmes noires.
Aux filles noires j’aimerais dire de croire beaucoup plus en elles, de s’aimer et de se respecter, de sortir des injonctions, canons de beauté et autres… En ça je trouve le mouvement Nappy très respectable et très politique, comme les meneuses elles-mêmes le reconnaissent. Il ne s’agit pas de donner des leçons à qui que ce soit ou de dire que les femmes ne devraient pas mettre des extensions ; chacun fait ce qu’il veut. Je ne donne pas de prescriptions ; ce que je mets en cause ce sont les raisons qui poussent à faire ces choses.
Te sens-tu différent de l’homme noir qu’enfant tu pensais que tu serais ? et si oui comment ?
Sincèrement non. Je ne me sens pas exactement comme le petit garçon noir de 7 ou 10 ans que j’étais, mais je n’ai pas l’impression d’avoir fait un vrai changement de cap. Jusque là j’ai vécu ma vie comme un processus qui m’amenait à devenir ce que suis, à réaliser les virtualités dont j’étais déjà porteur. Peut-être parce que j’ai eu la chance de naître et de grandir dans une société noire, majoritairement noire, dirigée politiquement, socialement, culturellement, institutionnellement par des noirs. Donc je n’ai pas grandi dans un environnement où j’avais l’impression de subir le mépris et la domination institutionnelle de gens qui ne me ressemblaient pas, et pour lesquels j’étais une cible parce que différent d’eux ou noir de peau.
Ce qui ne veut pas du tout dire que ces gens qui dirigeaient cette société étaient des modèles recommandables, pas du tout !
J’ai aussi grandi dans une famille assez politisée et où la culture à l’égard y compris de l’histoire noire… enfin la culture, les livres, les journaux circulaient à la maison. Je me souviens des livres comme Roots4 d’Alex Haley, mon frère l’avait emmené à la maison quand j’avais peut-être 10 ans ; je crois que j’avais déjà vu le film à la télé camerounaise, sur l’histoire d’un esclave capturé en Gambie. J’ai grandi dans un environnement familial et social où l’histoire et le fait d’être noir pour moi a très vite signifié quelque chose politiquement. À 8, 9 ans, je savais déjà un peu l’histoire des noirs, ce qui a sans doute contribuer à me donner un certain nombre de repères, et sans doute à construire l’image que je me faisais de moi-même et de ce que c’est d’être un homme noir. Sur ce point il n’y a pas eu de changements fondamentaux ; un certain nombre de convictions en réalité se sont renforcées. Et un des aspects dont j’avais assez peu pris conscience à l’époque mais qui s’est affirmé avec le temps, notamment ces dernières années, c’est la nécessité de contribuer, de travailler tous à l’émancipation des femmes noires car en travaillant à leur émancipation, nous travaillons à notre propre émancipation.
Interview réalisée par Cases Rebelles le 31 Août 2017.
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Masculinités noires : fragments de réponses?
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