Masculinités Noires : Fragments de réponses ?

Publié en Catégorie: MASCULINITÉS NOIRES

Aux garçons noirs j’aimerais dire que nous ne serons pas pleinement libres... ou plutôt émancipés des diverses formes de domination et d’aliénation culturelles, mentales, parfois très pernicieuses, tant que nous ne travaillerons pas nous-mêmes en tant qu'hommes ou garçons noirs à redonner toute leur dignité et tout le respect qu'on leur doit aux femmes noires. (…) Notre liberté à tous ne sera pas totale tant que nous « conspirerons » contre l'émancipation et la liberté des filles et des femmes noires.
- Yves, S1E1

Wilfredo Lam, Figure (1938)
Wilfredo Lam, "Figure" (1938)

À l’issue d’une première saison de notre série Masculinités Noires X Fragments nous avons souhaité expliciter un peu plus le projet de cette série entamée en septembre 2017.

Il nous semble tout d’abord important de dire qu’il ne s’agit pas pour nous de réaliser une série de portraits de gars « bien comme il faut ». Il ne s’agit pas d’une sélection de modèles, d’une prescription de bonnes attitudes, ou de bonnes réponses. Nous préférons de loin des réponses foireuses, essentialistes, sexistes mais honnêtes aux postures. On sait par contre très bien que la nature du collectif Cases Rebelles renseigne suffisamment l’interviewé pour que ses réponses soient conditionnées par nos visions politiques en matière d’anti-sexisme : c’est inévitable. Ces interviews sont donc aussi sincères que le dispositif le permet, sachant qu’elles sont réalisées à l’oral et que les questions sont envoyées 15 minutes avant. Nous ne prétendons pas saisir la complexité des individus à travers 4 questions, même si nous les avons voulues larges. Et nous n'essayons pas non plus de faire un portrait représentatif du groupe « hommes noirs en France » à travers ces trois seuls dénominateurs (hommes, noirs, vivant actuellement en France) ; d’autres dénominateurs sont tout aussi socialement déterminants (classe sociale, santé, sexualités, etc.).

Nous voulons ces entretiens brefs, accessibles. Nous misons sur un questionnaire identique et restreint à chaque saison pour mettre en lumière la diversité, la complexité des masculinités noires, des perceptions de soi, des modèles, etc.

Je trouve que Simon Nkoli symbolise à lui seul, et à travers son pays l’Afrique du Sud, l’exemple parfait de nos luttes intersectionnelles contemporaines contre le racisme et l’homophobie systémique. Il est l’incarnation à mes yeux de l’amour révolutionnaire que les hétérosexuels et les homosexuels noirs doivent avoir si l’on veut réellement faire front commun contre nos ennemis, nous ne devons pas nous tromper d’adversaires et surtout ne pas oublier que l’homophobie et la transphobie sont un héritage colonial dont nous devons nous désaliéner.
- Régis, S1E2

Nous souhaitons ainsi répéter à notre façon que « les hommes » en tant que catégorie homogène ça n’existe pas ; et ce, surtout à l’attention des noirEs puisque c’est aux noirEs que nous nous adressons dans Cases Rebelles. On ne peut pas exiger – à juste titre - des féministes blanches prétendument colorblind qu’elles comprennent l’intersectionnalité et dénier aux frères noirs la même complexité d’approche. Pourquoi cette catégorie-là serait-elle plus pertinente ? À moins de souscrire à l’idée d’un front principal et unitaire des « femmes », comme si hommes noirs et hommes blancs opprimaient de la même manière, avec les mêmes capacités de le faire, dans un même but… Comme si le sexisme les constituait en un tout cohérent, avec un même projet.

« Les hommes » ça ne veut donc pas dire grand-chose selon nous ; et dire cela n’absout pas les hommes noirs de leur sexisme.

Les bases du féminisme noir étasunien furent très justement posées par des femmes noires qui s’astreignaient à lutter conjointement contre le sexisme et contre les oppressions racistes qui touchaient les femmes et les hommes noirs, contre le mythe du violeur noir, contre la fétichisation et l’exploitation sexuelle des femmes et des hommes noirEs, contre les demandes de peines plus lourdes dans un système qui lynchait, condamnait et emprisonnait massivement les hommes noirs 1 .

Mais de la force il faut en avoir parce que la masculinité noire est jugée en permanence. Par exemple lorsque tu es un homme noir et que tu portes une casquette, un baggy, des baskets disons streetwear, habillé comme ça dans la rue, tu es forcément un harceleur ou un homme violent. J’ai déjà vécu ça dans l’espace public, où même les femmes noires changent de trottoir quand elles me voient, elles ne s’assoient pas à côté de moi dans le tram alors qu’il y a plein de place autour de moi, parce que la masculinité noire fait peur dans l’espace public, et ça ça se voit dans tous les milieux en France.
- Sofiane-Akim, S1E3

Les représentations, les injonctions faites aux hommes noirs et hommes blancs sont fondamentalement différentes. Ils n’habitent pas dans le même pays, n’occupent pas le même espace quand bien même ils sont à l’exact même endroit ; c’est ce que nous appelons l’incommunicabilité de l’expérience spatiale – totalement conditionnée ici par l’incommunicabilité de l’expérience raciale. Et tout cela varie d’autant plus s’il s’agit d’hommes noirs trans, migrants, homosexuels, handis, etc.

Le sexisme des hommes noirs est traversé par le racisme, et l’impérialisme. La culture du viol chez les noirs s’inscrit dans une histoire propre aux noirEs, notablement marquée par l’esclavage. Et toute démarche antisexiste sincère, approfondie et afrocentrée doit mener nécessairement à une forme de décolonisation 2.

Il nous semble alors impératif de complexifier la réalité des personnes qui se retrouvent sous cette désignation : homme noir. « Homme » et « noir » sont des catégories construites, dont l’imposition aux populations dites noires procède de l’impérialisme. Le projet colonial charriait ses normes genrées, raciales et ses instruments de mesure. C’est donc à l’aune de l’homme blanc que l’on a « apprécié » masculinité et négritude ; c’est à cette mesure que cela s’apprécie encore aujourd’hui bien trop souvent.

Nous ne pensons pas qu’il faille « sauver » la masculinité ou les masculinités noires. Nous refusons l’idée selon laquelle le racisme, la suprématie blanche dévirilisent l’homme noir. Subir la domination, être écrasé, ça ne dévirilise pas, n’émascule pas, ça ne féminise pas. Penser les choses ainsi c’est valider le projet symbolique et idéologique de la suprématie blanche qui veut qu’une masculinité épanouie se réalise dans la domination et le pouvoir. Il faut également déconstruire l’articulation toxique qui associe le fait de subir, d’être privé de sa capacité d’agir, de se défendre, à de la féminisation. Et c’est cette même articulation qui masculinise les femmes qui présentent des capacités répétées à l’action, l’auto-défense, etc. Comme si elles étaient des anomalies.

La capacité à se battre ne dépend absolument pas du sexe biologique. Les oppressions auxquelles vous êtes soumisEs ne modifient pas votre genre non plus. Vous êtes un homme noir ; opprimé ou non.
Ces catégories par défaut que nous réinvestissons, il faut cesser de laisser la blanchité en dicter le contenu et la validité. Et il nous appartient de les secouer de l’intérieur, de les troubler.
La suprématie blanche n’empêche pas les hommes noirs de se réaliser en tant qu’homme (comme s’il y avait un mode prédéterminé et faisant l’unanimité pour cet épanouissement), contrairement à ce qui se dit fréquemment : elles les empêchent d’être libres, d’exister comme ils le souhaitent en tant qu'individus, d’avancer socialement. Elle les menace de mort. Elle les menace de fausses accusations, de peines de prison. Elle caricature leurs corps, leurs traits, leurs voix, leurs peaux, leurs démarches.

Mais la libération ce n’est pas pouvoir être des hommes comme des hommes blancs mais bien être libres au mépris de la toxique masculinité blanche qui a produit impérialisme et capitalisme, et qui n’entrevoit sa réalisation que dans l’extension violente de son pouvoir sur les autres.

Aucune virilité ne vaut en soi qu’on la sauve ou qu’on la préserve. Il y a toute la liberté à gagner, dans le cadre de et par-delà les catégories rigides du genre qui furent imposées pour nous contrôler et invalider nos complexités identitaires.

Que la petite profusion de portraits partiels que l’on tente ici permette au moins de suggérer cette complexité-là.

Cases Rebelles (30 novembre 2017)

  1. Lire par exemple notre article « Angela Davis et l’histoire du mouvement anti-viol »
  2. Même si nous ne sous-entendons absolument pas que les sociétés précoloniales étaient dépourvues de sexisme.