« A la recherche d’une odeur de grand-mère » de Dany Bébel-Gisler

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Je veux la paix ! Je suis fatiguée de servir de ballon de foot. Un coup de sifflet de l’assistante sociale, me voilà expédiée chez une gardienne. Un coup de sifflet de l’arbitre juge des enfants, je suis transbahutée chez une autre… Je veux poser mon corps, stationner quelque part.
J’ai le droit de vivre aussi, moi, normalement, comme beaucoup d’autres enfants, avec un papa, une maman, des frères, des sœurs, ensemble, une famille quoi.

La guadeloupéenne Résolue a 16 ans quand Dany Bébel-Gisler commence à l’enregistrer pour faire son récit de vie. C’est de sa propre voix que nous découvrons les détails du cours tumultueux de son existence marquée par la pauvreté, la violence intra-familiale, les visites d’assistances sociales, les placements, bref les tribulations d’une enfant de la DASS ou « timoun a la lwa ». Résolue lutte pour retrouver les siens, garder le contact et récupérer un peu de contrôle sur sa vie et ne plus être ce paquet qu’on balotte.
De ce destin particulier s’esquisse un portrait de la famille dysfonctionnelle guadeloupéenne pleinement héritière de l’histoire esclavagiste :

Si la famille de l’enfant était d’abord sa mère, sa vraie famille était surtout la communauté noire. Une communauté qui, devant consacrer toute sa journée au travail, vivait surtout la nuit (réunions, danses, veillées, etc.). En ces temps, la vie sociale était plus importante que la vie familiale, quasi inexistante.
La canne à sucre va déterminer tout le paysage écologique et humain, les rapports entre les hommes et la nature, les hommes entre eux, la structure de la société, les types d’organisation familiale et faire de la mère, de la grand-mère, la poto-mitan, l’axe central de la société guadeloupéenne.
Sur ce fond d’esclavage, de travail forcé, viennent s’inscrire encore de nos jours, se développer et se perdre, les structures familiales, les problèmes du développement et du devenir des enfants guadeloupéens, le problème de leur placement en famille d’accueil ou en institution.
Aujourd’hui, l’aggravation de la situation économique (disparition progressive de grosses unités de production sucrière, chômage frappant particulièrement les jeunes, sous-emploi, déséquilibre commercial) entraîne une désorganisation complète de nombreuses familles. Ou, pour employer les mots de Résolue, « des familles éclatées en mille morceaux ».1

À la croisée de la matrifocalité et du patriarcat, dans un contexte de colonialisme persistant et de suprématie blanche, ces familles traînent le poison d’un système de violence et d’appropriation des corps, de viol, de confusion morale, d’individualisme forcené. C’est un fardeau psychologique et sociologique qui au gré des forces individuelles se transmet à des degrés plus ou moins importants. Sans intellectualiser, Dany Bébel-Gisler la collecteuse, qui est aussi sociologue, a su choisir les éléments qui éclairent avec subtilité cet héritage cru aux conséquences dramatiques :

Voilà un homme bien mal élevé. Il a toujours besoin de vous toucher, de vous tripoter. J’ai porté plainte auprès de maman. Elle m’a dit : « C’est un homme, dès qu’il voit une femme, il a besoin de toucher ».
– Il ne doit pas me toucher, moi. Je suis venue te voir, toi, pas lui. Tu es maman, lui n’est rien pour moi. Tu as fait deux enfants avec lui, mais moi, je ne le connais pas.
Maman s’est mise en colère quand j’ai dit: « Il n’est rien pour moi ». (…)
Maman a fini par comprendre. Elle a parlé à son mari. Il a pris ça mal. Il s’est mis à me haïr, et à détester sa femme.

Mais, c’est sans aucun doute aussi la vivacité d’analyse, la franchise de Résolue et sa combativité qui donnent la pertinence de l’œuvre. C’est d’ailleurs elle qui est à l’origine du livre, elle qui a demandé à Dany, de marquer son histoire comme elle l’avait fait avec celle de Léonora2 . Malgré la somme des douleurs, À la recherche d’une odeur de grand-mère n’est pas désespérant. Il brûle de la révolte de Résolue, déterminée qu’elle est à lutter contre la fatalité. Les êtres que l’on croise même les plus vils sont peints sans manichéisme, avec la conscience d’un monde radicalement imparfait. Résolue avance et son récit nous accroche par cette langue vivante que donne le travail de traduction écrite en français d’une parole recueillie en créole. Dany Bébel-Gisler combattante pour le créole, sociologue, chercheuse, avait avec Léonora dépassé « le cadre du simple «récit de vie» pour aboutir à une nouvelle forme littéraire, un nouveau genre, à la croisée de l’ethnographie, de la psychologie, du roman et de l’histoire. Ce livre, qui connaîtra un succès certain, ouvrira la voie à toute une école d’écriture, à la fois exigeante et populaire.» 3 C’est le même dispositif qui distille sa magie ici. À cela s’ajoute celle du lieu où Dany et Résolue se sont rencontrées : Bwadoubout.

C’est une des premières choses qui m’a frappée à Bwadoubout, tout le monde s’appelait par son prénom. La directrice m’a accueillie. Elle m’a dit : « Moi, je m’appelle Lavande. Et toi, comment t’appelle-t-on chez toi, comment veux-tu qu’on t’appelle ici ? »
Je l’ai regardée, étonnée.
– Dans les autres écoles, c’était le nom marqué sur mes papiers. Je préfère Résolue, c’est le nom que ma grand-mère me donnait.
– Un bien joli nom. Tu sais ce qu’il signifie ?
– Oui, c’est un arbre très dur, très résistant aux cyclones.
-Si tu veux, tu pourras nous raconter l’histoire de ton nom.
Pour être surprise, j’étais vraiment surprise. Une école ça ! Je cherchais des élèves assis bien sages et une maîtresse devant le tableau noir. Là, ils étaient partout. (…)
La directrice et moi, nous sommes allées nous asseoir dans un coin tranquille.
Enfin quelqu’un me posait des questions. Toutes sortes de questions. Sur moi, sur ma famille, et surtout sur ce que je savais faire : la cuisine, le jardin, la couture… Sur ce que j’aimais faire : me promener, dessiner, chanter, nager, rêver… sur ce que je voudrais faire.

Cette école privée située au Lamentin, centre d’éducation populaire en créole pour les laissés-pour-compte d’un système scolaire excluant, est le fruit du génie et de l’engagement de Dany Bébel-Gisler. Elle fut créée en mars 1979 « pour répondre à une demande sociale de parent d’enfants en échec scolaire». L’expérience dura plus de vingt ans et mérite sans aucun doute une recherche approfondie en soi.

À la recherche d’une odeur de grand-mère n’est qu’un exemple de la polyvalence révolutionnaire qui animait Dany Bébel-Gisler dans son désir d’embrasser le peuple et de l’amener vers plus de liberté, vers l’émancipation.

Nous avions largement utilisé une autre de ses œuvres pour faire le récit de la lutte de Grosse-Montagne. Chacun de ses livres est précieux parce qu’on y trouve des réflexions fortes nourries par une connexion incontestable au réel antillais. Dany Bébel-Gisler, qui est décédée en 2003, était une âme en réflexion et en action. Facile à lire, captivant, pudique même dans sa crudité, À la recherche d’une odeur de grand-mère nous tient, à travers Résolue, au plus prés de certaines réalités de la Guadeloupe populaire.

Cases Rebelles (Septembre 2017)

  1. Toutes les citations sont issues de À la recherche d’une odeur de grand-mère de Dany Bébel-Gisler, Éditions Jasor, 2000. []
  2. Léonora : l’histoire enfouie de la Guadeloupe, Éditions Seghers, 1985. Lisible ici. []
  3. Dany Bébel-Gisler nous a quittés sur le site Potomitan. []