Le mouvement féministe afro-allemand s’est structuré dans les années 80 à Berlin Ouest ; il est le résultat d’un processus initié au début de la décennie 1980 et de rencontres avec Audre Lorde qui séjourna régulièrement Berlin entre 84 et 92. Lorde se définissait comme “une femme noire, lesbienne, mère, guerrière et poète”. Elle a défendu l’idée selon laquelle l’oppression repose sur plusieurs dimensions qui interagissent, comme la race, le genre, la classe sociale, la sexualité. etc. Ses analyses1 ont également porté sur les stratégies de luttes contre l’oppression des femmes noires, dont l’usage de la colère et la force politique du témoignage personnel. Lorde a souligné combien les mouvements féministes blancs (américains) marginalisent, invisibilisent les femmes noires en se concentrant exclusivement sur les expériences des femmes blanches de la classe moyenne, en ignorant les différences, ce qui empêche de former des alliances.
Il y a des domaines où les féministes noires et blanches aux États-Unis partagent des problèmes communs, et d’autres que nous ne partageons pas. Ces différences doivent être utilisées de façon créative si nous voulons bouger ensemble, femmes noires et blanches. Jusqu’à maintenant il y a eu de la réticence de la part des féministes blanches pour reconnaitre ces différences. Et donc à bien des égards nous avons évolué séparément. (Audre Lorde)2
Durant ces huit années, de 1984 à 1992, Audre Lorde a soutenu la formation d’une communauté de femmes noires à Berlin, avec entre autres pour but de questionner et définir d’une manière autonome les identités et places des femmes noires dans la société blanche allemande. Leur travail d’auto-définition s’est également réalisé à travers les arts, la poésie et d’autres écrits. Il était important pour Lorde que ces femmes se rassemblent et prennent conscience qu’elles partageaient des expériences similaires. La plupart d’entre elles avaient grandi en Allemagne ou vécu dans un environnement blanc, et ont chacune développé leurs propres stratégies contre le racisme.
Il y avait beaucoup de femmes blanches et noires, mais nous, les Noires, étions peu nombreuses. À la fin de la conférence, elle a dit une chose qui nous a surprise : elles voulaient que toutes les femmes blanches sortent et que les Noires restent et ne partent pas tant qu’elles n’auront pas parlé à l’une des Noires restées dans la salle. (Ria Cheatom, co-fondatrice de l’ADEFRA )3
Audre Lorde explique :
Avant de partir, j’espère que vous prendrez contact entre vous, et que vous vous reverrez quelque part. Et vous devez écouter ce que je dis, personne d’autre ne va le faire. Seulement vous. 4
Son intention était de vous faire sentir que , quoi que vous fassiez, vous n’étiez pas seules. Vous devez travailler ensemble. Montrez-vous, haussez votre voix, chacune à votre façon. C’était un pas immense dans mon développement personnel. (Marion Kraft, chercheuse et traductrice noire allemande)
Se connaitre implique aussi de se réapproprier son histoire. L’histoire des Noir-e-s en Allemagne ne se résume pas aux 50 dernières années, tel que le conçoit l’imaginaire blanc allemand. Leur présence remonte au moins au 19e siècle avec les premiers migrant-e-s en provenance du Cameroun, du Togo et de la Nouvelle-Guinée, alors sous protectorats allemands de 1884 jusqu’à la première guerre mondiale. Au début du 20e siècle, ils/elles furent victimes des politiques eugénistes allemandes et certain-e-s furent victimes du nazisme, fait largement méconnu voire nié.
L’extrait qui suit est tiré d’un texte de Katja Kinder (co-fondatrice de l’ADEFRA).
Aussi naïf que cela puisse paraitre aujourd’hui, la première phase d’une conscience en devenir et de la formation d’une propre identité noire était essentielle. Nous désirions découvrir et raconter notre propre histoire, notre littérature et notre art. Dans notre lutte pour notre auto-détermination, émancipation, on regardait aussi bien du coté du continent que des États-Unis, dont les personnalités des activistes des mouvements radicaux influencent encore beaucoup d’entre nous. On se rencontrait régulièrement, on organisait des conférences, et des programmes d’échanges. On commençait à publier notre manière de voir, nous luttions, pour cette raison, contre une supériorité blanche.
Les femmes noires allemandes qui se réunissaient avec Lorde revendiquaient leur droit à s’auto-définir et s’auto-déterminer. C’est au cours de ces réunions que Lorde mentionna le nom « afro-german » (afro-allemand) :
« Afro-allemande » : les femmes disent qu’elle n’ont jamais entendu ce nom. Je demandais à l’une de mes étudiantes noires comment elle s’était vue grandir. La chose la plus gentille est de nous nommer « war baby »5. Mais l’existence de la plupart des Noir-e-s allemand-e-s n’a rien à voir avec la seconde guerre. Cela remonte à bien plus longtemps.6
Lorde les encouragea à raconter, expliquer leur histoire et cela abouti à l’écriture d’un ouvrage collectif pionnier en 1986, intitulé Farbe Bekennen (Showing our Colors). Le titre de l’ouvrage est un jeu de mots, une expression qui signifie “jouer cartes sur tables » mais au sens littéral il correspond à “admettre la couleur”. Le livre rassemble des récits de femmes sur leur expérience du racisme et du sexisme en Allemagne, et des textes sur l’histoire et la culture des afro-allemand-e- avec, entre autres, des textes de Katharina Oguntoye et May Ayim Opitz, deux des trois co-éditrices.7
Audre Lorde nous a beaucoup inspirées en nous disant : « ce n’est pas seulement important d’écrire pour vous-mêmes, c’est aussi important pour moi de vous connaître et pour les autres Noir-e-s où qu’ils vivent d’apprendre aussi sur les Noir-e-s allemand-e-s ». (May Ayim Opitz)
Le livre Farbe Bekennen n’est écrit que par les femmes, et c’est un livre qui ne parle pas seulement du problème d’être une femme noire. Nous avons aussi tenté de montrer l’existence de Noir-e-s en Allemagne. D’une certaine façon, le livre était le début du mouvement afro-allemand ici. C’est le premier et le seul. Et depuis 1986, l’association des Noir-e-s allemand-e-s s’est développée. (Abenaa Adomako, co-fondatrice de l’ISD)
Je pense qu’elle nous a beaucoup motivées à écrire. Nous avons édité avec l’ADEFRA un petit journal, Afrekete, nom emprunté à Audre. Nous l’avons publié 6 ou 7 fois. Des noires écrivaient des poèmes sur leur expérience ou ce qui les touchaient. C’était une plate-forme pour atteindre d’autres noires mais pas seulement. (Ria Cheatom)8
Audre Lorde expliquait que le rassemblement de femmes noires devait amener à échanger et s’entraider, à se former mutuellement et s’encourager.
Peu après la publication de Farbe Bekennen, deux groupes émergèrent : l‘ADEFRA et l’ISD, permettant aux afro-allemandes d’acquérir plus de visibilité et de créer un espace pour elles, par elles.
L’ADEFRA, groupe lesbien, englobe deux groupes : Schwarze Deutsche Frauen und Schwarze Frauen in Deutschland (les femmes noires en Allemagne et les femmes noires allemandes) ; autrement dit des femmes noires qui avaient grandi en République Fédérale d’Allemagne ainsi que des migrantes. Le groupe travaille encore à l’autonomisation, l’auto-définition et l’auto-organisation des femmes noires lesbiennes.
Le nom ADEFRA provient du dialecte ahmarique éthiopien et signifie “ la femme qui montre du courage” . L’ADEFRA s’est fixée comme objectifs de :
– mettre fin au sexisme, racisme, préjudices, discrimination,
– révéler et dénoncer le racisme dans toutes les sphères de la vie publique, qu’il s’agisse d’institutions, de médias, ou du système judiciaire,
– être reconnues comme membres de la société allemande,
– définir et clarifier la position collective des femmes Noires sur les questions et problèmes qui affectent leur qualité de vie,
– construire et renforcer l’identité des Noires dans une société allemande.
À la meme période, l’ISD fut créé par May Ayim et Katharina Oguntoye. L‘ISD – Initiative Schwarze Menschen in Deutschen (l’initiative des Noirs allemands) entretient et encourage la collaboration entre femmes et hommes noir-e-s, et organise depuis 1985 le rassemblement annuel des associations et groupes noirs d’Allemagne sous le nom de Bundestreffen.
En 1989, à la chute du Mur, Audre Lorde appréhendait les conséquences de cet événement pour les noir-e-s en Allemagne. Du fait de la séparation avec l’Ouest pendant 40 ans, très peu de noir-e-s avaient immigré en Allemagne de l’Est jusqu’à la chute du mur. Dès 1989, la classe politique engagea un débat sur le droit à l’asile. C’est dans ce contexte que l’ouverture de la frontière est-ouest correspondra à l’augmention des agressions contre les Noir-e-s. Les premières agressions racistes ont lieu à Rostock en Allemagne de l’Est. Des demandeur-se-s d’asile non-Blanc-he-s furent attaqué-e-s par des groupes d’extrême droite en août 1992.
En 1992 ont lieu les progroms contre des Vietnamiens et des Roms à Rostock. Audre Lorde et Gloria Joseph, alors professeure, écrivent une lettre au chancelier H. Khol en soulignant le manque de réaction de la part du gouvernement. Cette lettre a été éditée dans beaucoup de journaux.
Nous voyons les images de Rostock et nos coeurs sont pleins de peur pour notre sécurité. Pourquoi la chute du Mur de Berlin signifie moins de sécurité pour les Noir-e-s?9
Elles n’ont jamais reçu de réponse.
En juillet 2001, plusieurs organisations de femmes et hommes noir-e-s, dont l’ADEFRA, et l’ISD, se mobilisèrent après le meurtre par un policier de Ndeye Mareame Sarr à Aschaffenburg (Bavière). Mareame Sarr était une femme noire sénégalaise de 26 ans. Séparée de son compagnon allemand, celui-ci s’est présenté à son domicile pour exiger le retour de son enfant dont elle ne voulait pas lui laisser la garde. Elle a appelé la police pour lui venir en aide, mais l’ex-compagnon avait lui aussi déjà appelé un agent. D’après la police, dont les journaux reprirent la version des faits, Mareame Sarr aurait attrapé un couteau pendant la dispute et refusé de le lâcher ; le policier prétend avoir tiré par légitime défense au moment où elle se serait ruée vers lui.
Les organisations alors présentes ont exigé l’ouverture d’une enquête, le renvoi du policier incriminé et organisé la réunion des représentant-e-s de 50 associations et groupes noir-e-s à Lšhne, entre le 18 et le 20 Octobre 2001 ; avec pour projet de rassembler tous ces groupes, de manière à parler d’une seule voix sur les questions de racisme, répression et autres sujets qui affectent la vie de la population noire allemande, qui comptait alors approximativement 800 000 personnes.
* * *
NDLR: Certaines citations de cet article sont issues du film Audre Lorde, the Berlin years. 1984 to 1992, réalisé en 1992 par Dagmar Schultz (auteure, féministe et réalisatrice allemande blanche).
Bien que centré sur les rencontres entre Lorde et des afro-allemand-e-s, le film a été reçu de manière très critique dans une partie de la communauté afro-allemande au motif que ses problématiques se sont trouvées réappropriées ou à l’inverse occultées par le discours de la réalisatrice.
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The Blues in black and white, de May Ayim10 .
Encore et encore, il y a ceux qui ont été vendus, démembrés et distribués
Ceux qui sont, étaient et resteront toujours les Autres
Encore et encore, les réels Autres se déclarent… les seuls, les vrais
Encore et encore les réels Autres nous déclarent les mauvais
C’est le blues en noir et blancUn tiers du monde danse sur les deux autres tiers
Ils font la fête en blanc
Nous faisons notre deuil en noir
C’est le blues en noir et blanc
C’est le bluesUne Allemagne réunifiée s’est encore célébrée en 1990
Sans ses immigrés , sans ses réfugiés, sans ses Juifs, sans ses Noir-e-s
Elle fait la fête avec son cercle intime
Elle fait la fête en blanc
C’est le blues en noir et blanc
C’est le bluesAllemagne unie, Europe unie, Etats-Unis font la fête en 1992
500 ans depuis Colomb, 500 ans d’esclavage, d’exploitation et de génocide
Aux Amériques, et en Asie, et en Afrique,
Un tiers du monde s’unit contre les deux autres tiers
En raison du racisme, du sexisme et de l’anti-sémitisme
Ils veulent nous isoler, éradiquer notre histoire ou la mystifier au point de la méconnaitre
C’est le blues en noir et blanc
C’est le bluesMais nous en sommes surs
Mais nous en sommes surs
Un tiers de l’humanité fait la fête en blanc, deux tiers de l’humanité ne s’y joignent pas.
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C.S. – Cases Rebelles – janvier 2014.
Quelques adresses utiles :
Le site de l’ADEFRA : http://www.adefra.com/
Le site de l’ISD : http://neu.isdonline.de/
L’ISD sur Facebook : https://www.facebook.com/pages/ISD-Bund-eV/113098545380159
- voir Age, race, classes sociale et sexe, les femmes re-définissent la différence (1980) et De l’usage de la colère, la réponse des femmes face au racisme (1981). [↩]
- extrait de Audre Lorde, the Berlin years. 1984 to 1992, réalisé en 1992 par Dagmar Schultz (auteure, féministe et réalisatrice allemande blanche). Le documentaire a également été co-écrit avec deux féministes afro-allemandes, Ria Cheatom (co-fondatrice de l’ADEFRA) et Ika Huguel-Marschall (enseignante et auteure de Invisible Black Women, Growing Up Black in Germany – trad.: Femmes invisibles, Etre noire et grandir en Allemagne). [↩]
- Idem [↩]
- Idem [↩]
- Trad.: « bébés de la guerre« . C’est un des noms péjoratifs donnés aux enfants métis-ses né-e-s en Allemagne pendant et après la guerre. [↩]
- The Berlin years [↩]
- Katharina Oguntoye aujourd’hui est historienne, auteure de Une histoire afro-allemande: les conditions de vie des africain-e-s et afro-allemand-e-s en Allemagne de 1884 à 1950. May Ayim Opitz était écrivaine, militante, poète et orthophoniste. Elle est décédée en 1996. Dans Farbe Bekennen, elle publia un extrait de sa thèse intitulée Afro-allemand-e-s, leur histoire culturelle et sociale sur fond de changements sociaux. [↩]
- The Berlin years [↩]
- Idem [↩]
- extrait du documentaire Afro-Deutsche Geschichte, une Histoire afro-allemande de Victor Ogutoya [↩]