VIOLENCES CARCÉRALES
Que valait la vie de Sambaly Diabaté ?
Entretien avec Oumou Diabaté
Incarcéré à Saint-Martin de Ré, Sambaly Dianbaté était malade, laissé sans soins et en grande détresse psychologique. Il est mort le 9 août 2016 à la prison de Saint-Martin de Ré, battu, écrasé et asphyxié par des surveillants.
Du 29 au 1er décembre 2021 s'est tenu le procès de sept maton·ne·s. Quatre étaient jugés pour homicide involontaire, deux pour non-assistance à personne en danger et un pour violences volontaires. Que durant l'instruction, deux autres surveillants se soient suicidés et qu’une autre ait également fait une tentative permet toutes les hypothèses quant à la gravité des événements qui ont menés à la mort de Sambaly Diabaté. Dans cet entretien, sa sœur Oumou revient sur les faits, le procès et le combat de la famille pour la justice.

Par Cases Rebelles
Février 2022
À Saint-Martin de Ré, petite ville portuaire de l'Île de Ré, voisine de La Rochelle, la prison est comme adossée à la ville. Dessiné par l'architecte Vauban et édifiée 1690, la construction est à l'origine un fort de défense militaire maritime. De 1873 à 1938 elle servira de dépôt pour les prisonniers condamnés aux travaux forcés avant d'être déportés aux bagnes de Guyane et de Kanaky. Dès 1958, des algériens arrêtés dans le cadre de la répression de la lutte pour l'indépendance y seront incarcérés, en même temps que des condamnés de l'OAS bénéficiant, eux, d’un régime privilégié. Le fort (citadelle et caserne) et les fortifications urbaines attenantes sont classés au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2008. Mais qu'on ne s'y trompe pas, cette distinction n'adoucit en rien le quotidien des détenus dans cet établissement à la croisée funeste de l'histoire pénitentiaire et de l'histoire coloniale.
Fin décembre 2021, nous avons interviewé Oumou Diabaté, sœur de Sambaly. Un mois après les audiences du procès1 en correctionnel, elle nous parlait des faits qui ont mené à la mort de Sambaly, du procès et du combat qu'elle et sa famille mènent depuis pour obtenir la vérité et la justice, assisté·e·s de leurs avocats Julie Castaing et Maxime Gouache.
Le délibéré du procès a eu lieu le 27 janvier au tribunal de La Rochelle : trois relaxes ont été prononcées et pour les autres des peines allant de un à deux ans de prison avec sursis et une interdiction d'exercer l'activité de surveillant pénitentiaire pendant cinq ans. Nous publions ici notre entretien avec Oumou, accompagné de son sentiment sur ce verdict pour le moins révoltant.
* * *
Je suis Diabaté Oumou, la sœur de Diabaté Sambaly. D’origine malienne, je suis arrivée en France en 2005. J’avais tous mes frères et sœurs ici ; l'un est décédé et deux sont rentré·e·s définitivement au Mali depuis quelques années. Actuellement nous sommes donc quatre ici, dont deux frères et sœurs de lait. J’habite à La Rochelle depuis 2006. J’avais mes deux filles avec moi, et l'une est maintenant à Paris et travaille sur place ; la dernière est avec moi, et en première année de Master.
Dans quelles circonstances est mort Sambaly ?
Au début, son décès était mystérieux. À la mi-juillet 2016, j’ai rendu visite à Sambaly en lui disant que j’allais en vacances pour trois semaines. Je suis partie et il n’avait rien, il était en pleine forme. Mais il me disait tout le temps qu’il était tellement embêté par les matons, qu'ils s’acharnent sur lui tout le temps. Il y a des fois où quand on téléphonait pour des visites, ils devaient l’informer mais il n’était pas informé du tout. Au parloir j’attendais, j’attendais, quand il arrivait je lui demandais ce qu'il faisait, il me disait : « Je n’étais pas au courant que tu venais. »
Quand je suis partie en vacances, il a dû manger une nourriture qui n’était pas comme d’habitude, soi-disant il a été empoisonné, parce qu’en trois semaines il avait perdu plus de 20 kilos. Il était très très malade. À mon retour j’avais plein de messages sur le fixe : il m’appelait pour me dire de venir vite avant qu’il meure. Le jour même, j’appelle ma mère et elle me demande si on a des nouvelles de Samba. Je dis que je viens juste d’écouter ma messagerie. Ma mère me raconte qu'effectivement depuis qu’il a mangé, il vomit, il a la diarrhée, il n’est pas bien. Y a pourtant l’infirmerie sur place ?! Y a des médecins quand même ?! Deux heures après il m’a rappelée, il n’était pas bien du tout. Ça, c’était le jeudi, et je lui ai rendu visite le vendredi, en urgence.
Quand je suis arrivée sur place, l’adjointe du directeur était là et a tout fait pour me voir avant que je voie Samba. J’ai attendu plus de trente minutes avant qu’elle me reçoive, pour qu’elle me dise qu’il ne faut pas que je m’inquiète parce que Samba va être accompagné d’hommes armés vu qu’il est agité. Je demande s'il est menotté, elle répond que oui. Je lui demande encore : « Quand on est menotté, on est agité ? » Elle me dit qu'en ce moment il fait des hallucinations, il dit qu’on veut le tuer. Je pense donc qu’il y a quelque chose ; j’explique que j’ai reçu des messages, que quelque chose ne va pas mais je ne sais pas quoi. « Mais vous me laissez le voir, et s’il y a des hommes armés, si c’est nécessaire pour vous, oui... mais je ne pense pas que ce soit nécessaire parce que Sambaly est menotté. » Elle me dit de ne pas m'inquiéter, que ça n'est pas méchant. J’ai vu mon frère arriver... Je ne l’ai pas reconnu du tout... Je me suis jetée sur lui. Il me dit : « Heureusement que tu es venue parce que j’allais mourir avant. » Je lui demande comment ça se fait qu'il a perdu autant de poids. « Tu n’as rien vu. » Il a soulevé son haut : il n’avait plus de ventre ! Quelqu’un de costaud, 100 kg, je ne sais pas… Je me suis assise au sol et j’ai demandé à voir la personne qui m’a reçue quand je suis arrivée. Elle est arrivée et je lui ai dit : « Maintenant, si vous pouvez noter tout et transmettre tout ce que mon frère dit à la direction, parce que ça ne va pas. Et vous l’hospitalisez tout de suite. »
Elle était donc assise avec nous dans le box. Mon frère lui a dit qu’il y avait des trafics entre surveillants et détenus, des conflits, et que c’est parti de là. Il répète qu’il a été empoisonné, qu’il a mangé un repas et depuis il n’arrive plus à rien avaler. « On dirait que mon estomac se coupe en morceaux. » Je lui dis que c’est normal : il a perdu trop de poids. J’ai redemandé à l’adjointe de l’hospitaliser ; elle dit non, qu’il s'est converti. J'ai répondu : « Mais il est né musulman !... » Ensuite qu'il se serait radicalisé. Donc il se radicalise pour quoi ici ? S’il y a des radicalisations ici, c’est que quelqu’un n’a pas fait son boulot comme il faut. J'ai dit que je ne partirai pas avant qu’elle ne l’hospitalise. Je suis restée une heure de plus là-bas. Elle a dû négocier avec des collègues, puis elle est venue me voir en me disant que dès le lundi, ils l’hospitaliseront et que le week-end quelqu’un viendra le voir. Mais ils n’ont rien fait.
Je devais venir le voir le mardi après-midi. J’ai appelé le lundi pour prendre rendez-vous ; la personne au téléphone me dit que mon frère allait bien, très bien, qu'il est même retourné à la Caserne2 . Je demande si je pourrais le voir le lendemain, elle dit que oui et me donne un rendez-vous à 16 heures...
Le 9 août, quand ils sont venus voir mon frère le matin, soi-disant que mon frère devait aller prendre sa douche, qu’il a touché le thorax du gardien et lui a dit : « Mon cœur bat comme pas possible, mon cœur bat fort ! Je ne suis pas bien ! » Et puis pour passer le portique, il disait qu’il préférait que les matons, eux, passent d’abord, pour qu’ils voient qu’il n’a rien sur lui. Les matons l’ont jeté au sol. Il a été menotté puis bâillonné. Ils l’ont descendu dans la cuisine, il a été tabassé là-bas. Dans la lingerie, pareil. La serviette sur laquelle tout le monde a essuyé ses mains pendant combien de jours, il l’ont bâillonné avec. Tabassé jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Après ils l’ont traîné dans leur camionnette, ils l’ont amené à la Citadelle.
Sambaly avait des côtes fracturées parce qu’un maton était assis sur son thorax. C’est très dur. Au procès on a entendu des choses… on se demande si l’humanité existe encore. Il avait tout « fait » sur lui, et personne n’a bougé. Ils arrivent dans la cour et ils le jettent. Nu, son pantalon baissé jusqu’aux genoux3 . Ils l’ont laissé. Tout le monde venait le regarder, il était sans doute déjà mort ! Après ils ont pris tout leur temps et l’ont amené dans une cellule, la tête sous le lit ! Ils l’ont démenotté, mais il était toujours bâillonné, avec des scotchs ! Ils sont partis. Quelqu'un est revenu le voir bien plus tard — il était toujours dans la même position — et a alerté : « Depuis qu’on l’a déposé, il est toujours pareil. » C’est là qu’ils font appel aux infirmiers, qui viennent et qui constatent qu’il est froid. Y en a un qui a parlé du fait que, quand il le sortait du fourgon, il était lourd, « un poids mort ». Mais ça ne les a pas alertés. Ils savaient !
Tout ce que Samba a subi, le médecin légiste l’a dit : s’il y survivait, il ne serait rien, il serait comme… un légume.
Aujourd’hui, nous, on vit au jour le jour. Parce que tout ce que les accusé·e·s ont dit au procès, moi je le revis aujourd’hui, les mêmes paroles me reviennent tout le temps. L’image. Tout ce cirque. C’est devenu pour moi comme du cinéma, ça file matin et soir, je ne dors plus. J’ai fait deux mois d’arrêt de travail. C’est compliqué, très compliqué. Je ne souhaite même pas ça à mon pire ennemi. Les détenus, c’est des humains. Quand on est privé·e de sa liberté, on est privé·e de tout, on est privé·e à 90 % de tout, de sa vie. Je ne pense pas qu’ils soient conscients de ça les maton·ne·s, en France. Les détenu·e·s sont devenus leurs proies, je pense. C’est très grave ce qui se passe. Tous les maton·ne·s ne sont pas comme ça, mais y a une minorité qui sème la zizanie dans les prisons ; ça devient dangereux. Il faut que ça s’arrête. Notre frère ne reviendra plus, et rien ne sera comme avant dans la famille.
Comment avez-vous été informé·e·s de la mort de Sambaly ?
J’ai été la première à être informée. Au moment où je me change après mon travail pour lui rendre visite, vers 15h30, 15h45, mon téléphone sonne. C’était le directeur de Saint-Martin. « Bonjour. Mme Diabaté ? ... Je suis le directeur de Saint-Martin de Ré. C’était juste pour vous dire que votre frère vient de mourir ». « Pardon?!! » Il a répété une deuxième fois, j’ai jeté mon téléphone, je me suis mise à courir. Mes collègues m’ont rattrapée, j’étais quasiment torse nu : je n’avais que mon pantalon, rien en haut à part mon soutien-gorge. Mes collègues m’ont rattrapée et me répétaient : « Oumou, ça ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ? On t’entend hurler... » « C’est mon frère qui vient de mourir. » « Mourir de quoi ? » Je ne sais pas ce qui s’est passé après. Mes collègues ont essayé de me consoler et ils/elles ont ramassé le téléphone. Après qu’ils/elles ont remis la batterie, ça sonnait encore, et c’est l'un d'eux qui a répondu la deuxième fois au directeur : « Mais ce n’est pas comme ça qu’on parle à une personne ! On n’annonce pas un décès comme si c’était rien ! » J’entendais mon collègue hurler. Et puis j’ai raccroché le téléphone.
Dix minutes après ils m’ont rappelée pour savoir si j'allais venir, me dire que la procureur était sur place. J’ai dit : « Ok. » Sauf qu’ils ne voulaient pas que je vois l’état de mon frère. Ils se sont concertés et ils l’ont amené à Poitiers directement. Il ne m’ont pas attendue, et quand je suis arrivée là-bas vers 17h, il n’y avait plus mon frère : « Où est mon frère ? » « Ils l’ont amené en hélicoptère... » Ils m’ont emmenée dans le bureau du directeur ; il y avait l’assistante sociale qui me disait, en pleurs : « C’était l’un des détenus les plus polis. »
Après j’ai appelé mon oncle au Mali. J’ai appelé mes frères et sœurs ici ; ils sont tous venus chez moi à La Rochelle. On a été auditionné·e·s à la gendarmerie, partout. J’ai été voir Sambaly à Poitiers à la morgue, après l’autopsie, deux ou trois fois. Ensuite, faire les démarches pour accompagner la dépouille au Mali pour qu’il soit enterré, et pour que ma mère le voie une dernière fois. Je me suis occupée de tout ça, je n’ai jamais eu un coup de téléphone de Saint-Martin, de la direction. J’ai été convoquée par la procureur, Mme Ahras, qui nous a reçu·e·s, qui nous a vraiment soutenu·e·s. À part ça, rien jusqu’au procès.
Comment l’instruction s’est-elle déroulée ?
Des détenus ont été auditionnés par la procureur. Beaucoup étaient sous pression des matons. On a reçu des lettres anonymes. Et puis il y a Jean-Christophe Merlet qui était arrivé en séjour là, et comme il a dit la vérité il a été tabassé — jusqu’à aujourd’hui il est en fauteuil roulant. Donc je peux vous dire qu’il se passe beaucoup de choses. C’est pas bon du tout. Si j’avais une baguette magique, tout changerait en prison, tous ces matons-là, qui ne méritent pas d’être là, de travailler dans un milieu comme ça ; franchement, ils dégagent tous.
L'instruction a conclu que Samba a été tué par étouffement. Il avait des côtes cassées, un traumatisme à la tête. Au procès, le médecin légiste a parlé pendant deux heures de tout ce qui s’est passé, de ce qu’ils ont remarqué à l’autopsie. Sambaly a enduré une… une souffrance interminable. Il a senti son âme partir, quoi. Je ne vous dis pas tout ce que les matons ont dit, même d’eux-mêmes... Combien de fois la procureur a posé la question à l'un d'eux : « Tu as tenu le bâillon ? » « J’ai tenu jusqu’à son dernier souffle, j’ai pas lâché. Parce que comme on me dit de le tenir, je ne voulais pas lâcher. »
Quel est ton ressenti par rapport au procès, à ces trois journées d’audience au tribunal de La Rochelle du 29 novembre au 1er décembre 2021 ?
Ça a été très très très compliqué, d’entendre tout et de voir les réquisitions du procureur. J’ai hurlé en sortant de la salle. Parce que les priver de travail : s’ils ne travaillent pas, ils ont leur liberté, ils pourront travailler ailleurs. Qu’on ne les prive pas trois ans, cinq ans ; après ils reviendront dans leur travail. Tu en as qui ont été mutés, ils exercent leur boulot jusqu’à présent. Ils sont pas malheureux ! Ils sont fiers de ce qu’ils ont fait !
Y en a quatre, cinq parmi eux qui n’ont même pas eu un mot pour nous au procès, tellement contents de ce qu’ils ont fait. Ils ne se sont pas excusés. Jusqu’à présent, ils ne m’ont pas regardée. Ils ne m’ont rien dit. C’est comme s’ils avaient fait quelque chose qu’ils devaient faire.
L’âme n’appartient à personne. On n’a jamais vu quelqu’un mettre l’âme à quelqu’un d’autre. Sinon une femme en accouchant ne perdrait jamais son enfant. L’âme n’appartient qu’à Dieu. Et comme ils ont essayé de se mettre à la place du bon Dieu, de prendre l’âme de mon frère, je laisse le bon Dieu juger ça comme il faut. Mais la justice humaine, ils ont une famille, ils ont des enfants, des frères, des sœurs ; qu’ils se mettent à notre place pour voir !
J’aurais bien aimé qu’ils goûtent la prison, qu’ils perdent tout. Qu’ils se retrouvent sans ressources, rien. Qu’ils voient la souffrance. Mais ils sont protégés, ces gens-là. Les matons sont protégés, sinon vous pensez qu’ils pourraient agir comme ça ? Ils sont jugés par leur hiérarchie ! C’est grave.
Quelle personne était Sambaly ?
Quand il est décédé il avait 33 ans. Il avait été emprisonné à l’âge de 25, 26 ans, et il devait sortir de prison en décembre 2021.
On était huit frères et sœurs. Il était le dernier, mais le plus gentil et le plus généreux parmi nous. Je ne peux pas faire tout ce qu’il faisait ; il avait une telle générosité ! Au Mali, toutes les mamans dans le quartier, quand elles avaient besoin d’aide elles venaient juste le chercher. Combien de fois les jeunes pauvres du quartier, ils les amenaient chez nous pour leur donner à manger : « Maman, nous on a à manger mais eux ils n’ont rien. » Il ne voulait pas venir en France, pas du tout. On était tous là, on a voulu qu’il soit à côté de nous, qu’il ait un bon avenir, tout ça. Est-ce qu’on s’attendait à ça ? Non. Il s’est retrouvé ici avec des amis qui n’ont pas la même mentalité, la même éducation. Vous savez, les mauvaises fréquentations ça bousille une vie. Samba, aujourd’hui, il n’y a pas une journée où on ne parle pas de lui. C’est lui qui accompagnait mes enfants à l’école, qui allait les chercher… C’est dur, c’est vraiment dur.
Que disait Sambaly sur ses conditions d’incarcération en général ?
Que c'était très dur, très dur !… Il disait qu’il était pour eux comme un esclave. Des accusés [ndlr : les matons] qui disaient qu’ils ne le connaissaient même pas ; ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Mais ils ont aidé leurs collègues à en finir avec lui. Qu’est-ce que vous voulez ? On tue quelqu’un qu’on ne connaît même pas, qui ne nous a rien fait : c’est grave !
Il y a des fois, quand je venais lui rendre visite, on avait des matons qui restaient devant la vitre à nous regarder, tout le temps ! Heureusement qu’on parlait notre langue [ndlr : le bamanan]. C’est grave ! Y avait un tel acharnement… Des provocations…
Et à propos du racisme ?
Il le savait qu'il y avait du racisme. Quand je venais à Saint-Martin je le savais aussi. Mon frère de Paris, il est venu ici et chaque fois qu’il rendait visite à Sambaly, ils le fouillaient comme un chien. Et pourtant quand les autres passaient, il ne les voyait pas leur faire ça. Il n’a pas compris. C’est pour ça qu’il ne venait plus ici, à Saint-Martin.
Sambaly, même son corps au sol, ils le traitaient de « négro » !
Y a beaucoup de racisme en France, beaucoup. On le vit au quotidien. Mais est-ce qu’on pourra faire quelque chose pour changer ça ? Aujourd’hui, je ne pense pas ; peut-être dans vingt ans, plus, quand certaines choses changeront. Mais pour le moment, je ne pense pas. Et ça, ça ne joue pas en notre faveur.
Le racisme, certains essaient toujours de le cacher. On ne les connaît même pas mais certaines personnes ont une façon de nous regarder, d’une méchanceté ! Pourquoi ? Des gestes, des paroles, au téléphone des gens qui ne nous voient même pas mais qui nous agressent : on se dit où est-ce qu’on va ?!
Qui choisit où naître ou comment ? Si on doit mourir et revenir sur Terre, je demanderai à être Noire, toujours. Parce qu’il y a des choses chez moi que je ne vois pas ailleurs ; y a un certain respect qu’on ne voit pas ailleurs, l’éducation qu’on a reçue... Y a des bons côtés en France, que je prends ; j'ajoute à ce que j’ai déjà. Mais je n’échange pas ce que j’ai reçu avec les choses d’ici, non. Et tout ce que j’ai en moi, je peux le partager avec des gens que je ne connais même pas. Mais on est dans un pays où tout le monde se méfie de tout le monde. Voilà, c’est comme ça.
Comment, la famille, avez-vous pu mobiliser les gens autour de vous pendant ces cinq ans ?
C’est très compliqué. Quand on a fait les tracts et qu’on les a donnés en ville, y en a qui ne nous regardaient pas. Mais je me souviens bien de deux dames à la retraite qui, un jour, ont pris le tract de ma main et qui m’ont demandé : « Pourquoi, qu’est-ce qui s’est passé avec ce jeune homme ? » « Ce jeune homme, c’est mon frère » et j’ai expliqué. Elles avaient les larmes aux yeux. « Vous souffrez ici vous, les immigré·e·s... » C'était deux sœurs, nées à La Rochelle. « C’est pas normal que des choses comme ça se passent chez nous. Si vous avez besoin je vous donne mon numéro de téléphone. » Ça m’a beaucoup touchée. Je lui ai dit : « Madame, la seule chose que je veux aujourd’hui, c’est que vous vous rendiez compte de notre souffrance, de ce qui nous arrive ici, de ce qui se passe en réalité. »
J’ai été soutenue par Casse murailles4 , beaucoup beaucoup beaucoup. Par Libération, par Arte. Beaucoup de gens m’ont soutenue, mais la population n’est pas au courant de certaines choses. Pour eux, les difficultés en France viennent des immigré·e·s ; mais quand on regarde combien d’immigré·e·s travaillent dur, combien paient les impôts, combien participent à tout ici, je ne sais pas s’ils se rendent compte ! Toute ma vie j’ai travaillé, je suis arrivée ici en France en 2005, en 2006 je travaillais, jusqu’à aujourd’hui — Dieu merci. Le chômage je ne connais pas ! Y a en beaucoup comme ça. Mon frère de l’Île de Ré, il faisait plus de 300 heures par mois ! C’est triste.
Je suis là aujourd’hui, mais je n’ai plus envie de rester. Tous les jours je discute avec les enfants : je veux rentrer, définitivement. Je ne veux plus ça, je ne veux plus tout ça. Y en a beaucoup comme ça ; mes deux autres frères sont rentrés définitivement au Mali.
Avez-vous recours à un suivi psychologique ?
Je suis suivie. Ma sœur de Paris, pareil ; mon frère de Paris, pareil. On a tou·te·s des suivis psychologiques. J’ai ma psychologue ici, ils peuvent même la contacter. Ça fait plus de cinq ans qu’elle me suit ; on est même devenues très proches aujourd’hui. Le lendemain du procès, des trois jours, le jeudi elle m’a prise — on n’avait pas rendez-vous. Elle m’a appelée le soir, je hurlais ; elle m’a prise en urgence. J’ai des traitements aussi. C’est dur ! Je ne dors pas, je ne dors pas du tout !
L'interview se termine, souhaites-tu ajouter quelque chose ?
Il faudra qu’ils fassent quelque chose pour les détenu·e·s. Y a en beaucoup qui souffrent, qui n’ont pas de soutien. J’en connais. Y en a qui font plus de quinze ans en prison, qui n’ont jamais eu de visite. Qui souffrent énormément ! C’est pas normal. Soi-disant la France est un pays de droits ! Si vous m’aviez demandé, vingt ans en arrière, j’allais vous dire qu’il n’y a que la France et qu’il ne restera que la France, pour ce qui est des droits. Mais c’est en vivant ici qu’on se rend compte de la réalité. Je vous jure que je ne m’attendais pas du tout à ça.
Le procès m’a fait rencontrer de très bonnes personnes, qui font partie aujourd’hui de la famille. Mais je me méfie beaucoup des plus riches, de la justice, de la police, des gardiens : tout ça, j’en ai peur. Je ne regarde plus les voitures de police. Pourtant mon papa était policier. Aujourd’hui je vous parle, j’ai une sœur et deux frères policier·e·s au Mali. Ma sœur est directrice d’un service des stupéfiants. Mais en France, j’ai peur d’eux.
Je suis très très malheureuse, j’ai plus la joie de vivre, j’ai envie de rien. J’ai même des ami·e·s qui m'avaient dit : « Après le procès, partez de La Rochelle, ne restez plus. Vous n’êtes plus vous-mêmes. » C’est une souffrance au quotidien.
Quel est ton sentiment sur le verdict ?
Je suis déçue, très déçue. J'ai l’impression qu'il n'y a pas de justice pour nous ici. On n'est pas traité·e·s comme les autres. On cotise comme les français·es, on a toujours travaillé, mais on n'est pas traité·e·s de la même manière. On n'est pas traité·e·s comme des humains. Je suis dégoûtée de tout. Est-ce qu'on s'est battu·e·s cinq ans et demi pour rien ?
Au procès, les maton·ne·s n'ont pas parlé de tout mais ils ont dit 60% des faits.
Je n'ai plus confiance en la justice. La justice est là pour protéger les citoyen·ne·s ; si c'est l'inverse, alors je ne comprends plus rien.
Entretien réalisé le 20 décembre 2021 puis le le 5 février 2022 par Cases Rebelles.
- À écouter : « 5 podcasts sur le procès en attendant le délibéré pour les matons tueurs de Sambaly Diabaté », L'Envolée, 25 janvier 2022 https://lenvolee.net/delibere-des-matons-tueurs-de-samba/ [↩]
- Les bâtiments de détention sont répartis entre deux zones : la Caserne et la Citadelle. [↩]
- Les matons prétendent avoir voulu le fouiller. [↩]
- émission de radio à l'attention des détenu·e·s et de leurs proches : http://jetfm.fr/site/-Casse-murailles-.html [↩]