Que notre regard se renouvelle et se transmette

ARTISTE DU MOIS

Que notre regard se renouvelle et se transmette

Entretien avec Elsa Rakoto

Sœur attentive, camarade militante, défricheuse, mère révolutionnaire, adepte résolue de l'élan collectif, Elsa est tout cela. Sur la toile, ses tracés, ses couleurs chantent comme en une autre langue un engagement à la croisée de l'éthique, l'esthétique et l'amour politique des sien.nes.

Peinture de Elsa Rakoto (photo : ©Elsa Rakoto)

Par Cases Rebelles

Février 2025

Comment et quand as-tu commencé à peindre, à dessiner ?

Au cours de ma scolarité, j’ai toujours fait des petits “doodle” dans mes cahiers de cours. Je dessinais entre deux paragraphes, dans mon agenda, parfois sur les tables de la classe, parfois même sur la peau de mes amies. Je dessinais un peu de tout, des personnages de mon dessin-animé préféré Dragon-Ball Z, des silhouettes de femmes, des outfits, des fées, des graffitis… Quand on voyageait à Madagascar, mon pays d’origine, ma mère aimait beaucoup se faire coudre des vêtements sur-mesure, et elle me demandait de lui dessiner toutes ses silhouettes. Quand ça lui plaisait, elle donnait mes dessins à son couturier. Pendant quelque temps, j’ai voulu devenir styliste à cause de cette habitude.

Quand mon grand frère était au lycée, il ramenait souvent des CDs prêtés par ses copains à la maison. Il les copiait et gravait la copie sur CD, et me demandait de créer une copie de la pochette du disque à la main. Je le faisais avec des feutres basiques ; c'était un super passe-temps pour l’écolière que j’étais et mon frère les trouvait plutôt réussies. J’ai créé des copies de pochettes de plein d'albums de Bob Marley, Jimi Hendrix, R.E.M, Louise-Attaque, Zebda, IAM… C’est un peu comme ça que j’ai commencé à aimer le graphisme, les typographies etc.

Bien plus tard au lycée, je me suis orientée vers un baccalauréat option Arts-plastiques / Histoire de l’Art. C’est à ce moment-là que j'ai eu accès à mes premiers outils, à une culture artistique plus conventionnelle et à devoir faire des dessins et des peintures dans un cadre scolaire. Avec une camarades de classe, on organisait des séances clandestines de dessin de nu au lycée dans les salles de classes pendant la pause déjeuner, et on fabriquait des affiches inspirées du mouvement surréaliste qu’on placardait dans le lycée pour se rebeller contre la politique de la vie scolaire. J’ai adoré mes années lycée à la Réunion qui ont été une première ouverture sur le monde de l’art et sur la sororité (il y avait 99% de filles dans les classes d’Arts plastiques).

Après le bac, arrivée en France métropolitaine, j’ai presque totalement arrêté de dessiner pendant des années. La vie allait trop vite, j’ai été happée vers d’autres formes artistiques comme la musique, le graphisme et la photographie, puis je suis devenue une maman débordée par le temps. Je suis revenue soudainement au dessin et à la peinture depuis la crise du Covid, en 2020.

Tu as une histoire artistique qui est liée au hip-hop. Peux-tu nous en parler et nous dire de quelle manière ça influence/a influencé ton esthétique ?

C’était à la fin des années 90 et début des années 2000, j’ai commencé à écouter beaucoup de rap et à être imprégnée par la culture hip-hop dès le collège. Avec le peu d’argent de poche que j’avais, j’achetais le magazine hip-hop RADIKAL (qui coûtait une petite fortune dans les tabac-presse à l’ïle de la Réunion) dans lequel figurait toujours des pages spéciales sur le graff, avec des photographies de trains, de murs, une esthétique de l’urbanité que je trouvais géniale et très inspirante. Au collège, j’essayais de copier les styles de graffiti que je voyais dans ces magazines. Un feutre marqueur était un trésor à mes yeux et faisait tout simplement mon bonheur. À l’époque du collège j’étais plutôt masculine, j’avais les cheveux courts et traînais beaucoup avec des garçons. J’avais beaucoup de problèmes familiaux qui ont fait que j’ai trouvé dans la musique hip-hop un refuge. Les messages véhiculés dans le rap que j'écoutais et qui dénonçaient les injustices sociales et raciales me touchaient. Je m’identifiais au rap et c'était aussi une musique exutoire pour moi. C’est pourquoi je suis sensible aux formes artistiques avec des messages. J’aime la puissance de la typographie et de la calligraphie. J’aime créer des affiches militantes et des pancartes de manif.

Au-delà de tout, j’aime regarder et apprécier des visages charismatiques, des gueules, des regards, des silhouettes qui expriment différentes facettes de la culture noire, et c’est comme ça que j’ai commencé la photographie.

Il me semble que ce qui est le plus connu de toi ce sont les portraits. Quel sens et quelle fonction a cet exercice pour toi ?

On peut faire passer beaucoup d’émotions à travers un visage. Pour moi les visages sont comme des cartes, comme un livre ouvert dans lequel on peut déchiffrer beaucoup de choses à propos de la personne qu’on a en face de soi. Comme beaucoup d’artistes, avant d’apprendre à dessiner, j’ai d’abord appris à observer. J’étais d’ailleurs photographe avant d’être peintre. Je suis un peu comme les enfants : quand une personne attire mon attention, je ne peux pas m’empêcher de la scruter et de l’analyser du regard. J’aime beaucoup peindre des portraits, à partir de photos de références ou bien fictifs, parce que c’est un peu comme essayer de peindre l’humanité, on ne va pas peindre uniquement un corps, une enveloppe, mais on va s’attacher à restituer une vibration, un état d’esprit, une certaine émotion.

Ayant un parcours d’autodidacte en la matière, je me suis instinctivement tournée vers la pratique du portrait parce que je constate que nos communautés afro ont longtemps souffert d’un manque de représentations. Pour élever nos enfants dans un esprit de sécurité mentale, il y a un vrai besoin d’images - miroirs, de toutes sortes d’images, de portraits, de visages qui ne soient pas des représentations déshumanisantes et réductrices. Encore aujourd’hui, en 2025, on en manque, et j’observe qu’il y a un vrai mouvement global vers le Portrait Noir dans ce qui se fait en matière de “Black art”.

Cette carence en représentation des personnes noires dans les arts visuels, qui peut sembler à contre courant dans le milieu de l’art contemporain en Occident tourné vers l’abstraction et les performances et installations conceptuelles, a créé une situation de vulnérabilité de nos communautés afro vis-à-vis des IA génératives d’images. En moins d’un an, on a pu observer à quel point les images stéréotypées des IA ont totalement colonisé nos espaces numériques, nos réseaux sociaux qui ciblent les personnes afro, y compris les plateformes militantes, à une échelle plus grande que sur les plateformes grand public. Les artistes afro, et notamment celleux qui créent des œuvres originales avec des techniques traditionnelles comme les peintres, ont la responsabilité de maintenir en vie cette humanité au cœur de leur pratique artistique, surtout dans ce monde où on doit aussi lutter contre une iconographie et un système médiatique déshumanisant vis-à-vis des personnes noires. Les techniques hybrides comme le collage et les arts numériques viennent enrichir nos pratiques artistiques, mais il faut faire attention à ce que nos iconographies, et donc nos imaginaires, ne se réduisent pas comme peau de chagrin, à force de réutiliser toujours les mêmes images. Faire des portraits originaux de nos communautés, c’est s’assurer que notre regard sur le monde et sur nos propres humanités se renouvelle et se transmette.

Et quelle part prennent tes autres créations qui ne sont pas du portrait ?

Il y a toujours une partie abstraite qui cohabite avec mes portraits dans mes tableaux. Tout est message, et je suis très attachée au langage des symboles : par exemple le langage philosophique des Adinkra d’Afrique de l’ouest avec lequel j’ai commencé à me familiariser lorsque je créais des affiches militantes panafricaines, et en suivant le travail remarquable qu’a fait Marcelin Dabo pour vulgariser les Adinkra dans le milieu francophone afro avec ses carnets pédagogiques de coloriages pour les enfants. Je suis impressionnée de voir à quel point ces symboles ont pu être diffusés dans toutes les diasporas afro à travers le monde, et j’aime participer à ce rayonnement. Il y a un intérêt graphique, esthétique et philosophique vraiment stimulant derrière les Adinkra pour l’artiste que je suis.

Je reviens également beaucoup aux motifs qu’on retrouve dans les arts malgaches, par exemple des motifs d’empilement de symboles surplombés d’une tête de zébu comme les Aloalo, qui représentent à mes yeux l’ancestralité, que je détourne souvent en y ajoutant des Adinkra. C’est un mélange qui représente bien mes influences.

Comment as tu été éduquée du point de vue de l'art par tes parents, et comment toi tu éduques tes enfants par rapport aux pratiques artistiques ?

Je dirais que j’ai davantage été éduquée dans la culture de l’artisanat malgache que dans la culture de l’art. Tout ce qui évoquait une certaine esthétique chez mes parents était issu de l'artisanat malgache (les paniers en raphia, les statues en bois, les décorations murales, les pierres semi-précieuses, les tapis, les pagnes, les casseroles, les nappes brodées…). Au niveau de l’art de vivre, on mangeait, buvait, dansait, fêtait malgache. J’ai été élevée dans une certaine fierté de la culture malgache, une imprégnation qui m’a fait comprendre la puissance et la richesse de la culture.

Aujourd’hui il y a un certain nombre d’objets de famille chez moi, comme des sculptures en bois malgaches que j’aime beaucoup, mais s’y ajoutent beaucoup d’affiches militantes afroféministes, mes propres archives de mes expos et des événements organisés dans un cadre militant sur les murs de mon salon. En ce moment, j’ai mon atelier d’artiste chez moi, donc mes enfants voient toutes mes créations. Voir leur maman en train de créer, c’est leur quotidien. Mes filles sont présentes aux accrochages de mes expos, elles me voient également vendre les week-ends sur les marchés de créateurs, galérer à déplacer mon matériel, déménager d’ateliers en ateliers… Je pense qu’elles ont plus consciences de ce que ça coûte en termes de galère, de précarité et d’incertitude de choisir un domaine artistique et d’être engagée car elles sont un peu mes témoins depuis le début. Par mimétisme, elles ont beaucoup de facilité à dessiner et créer toutes sortes de choses.

Aujourd'hui comment t'organises tu pour peindre du point de vue du temps, de l'espace, etc. ?

J’ai quitté mon dernier atelier l’été dernier, et aujourd’hui j’occupe la moitié de mon salon qui fait office d’atelier. Le plus gros défi reste le stockage de mes toiles en attendant de les exposer ou de les vendre, donc je stocke un peu partout, dans ma cave, chez des amis, dans mon salon… Il faut bien délimiter les espaces et instaurer des règles pour faire cohabiter l’espace familial et mon espace professionnel.

Qu'est-ce que ça fait de vendre ses toiles ?

La première fois que j’ai vendu une toile, ça m’a paru un peu surréaliste. J’étais très heureuse mais en même temps très attachée à ce tableau et j’ai eu un petit pincement au cœur à l’idée de m’en séparer. Puis j’ai compris que je pouvais en faire d'autres, plein d’autres et qu’il n’y avait pas de limites. J’ai compris également que ce sont mes tableaux qui me rendront libre financièrement. J’ai appris à me détacher de l’aspect possessif de mon travail, même s' il y a des tableaux qui ont plus d’importance que d’autres à mes yeux. Il y a des tableaux que je n’envisage pas de vendre, mais d’en faire don à une personne en particulier, car ce sont des portraits spéciaux. Et il y a des tableaux que je garde pour moi, pour ma propre collection. La vente est à la fois une énorme contrainte, parfois même détestable car ça m’oblige à entrer dans une dynamique tout autre après la dynamique créative, et un énorme boost de confiance en soi lorsqu'une vente est conclue. C’est très paradoxal.

Comment ta pratique a-t-elle évolué au fil du temps ?

Je suis toujours en train d’hésiter sur les formats, entre l’illustration et la grande peinture. Je suis soucieuse de la façon dont mes œuvres vont être introduites au public, si c’est dans un cadre militant, dans un cadre conventionnel ou bien sous d’autres formes. Je teste beaucoup de choses. Si j’écoutais ma détresse intérieure, je ferais de l’art extrêmement sombre et triste, avec beaucoup de colères et de souffrances, parce que c’est ce qui me vient d’abord quand je dessine dans mes carnets. Mais je me bride beaucoup, j'essaie d'instaurer une éthique dans ma création, et cette éthique est que j’ai envie de donner au monde un art qui fait du bien, un art qui guérit et qui pousse vers l’amour, la lumière et la création, et non vers la destruction et l’angoisse. Je pense que le fait de créer sous les yeux de mes enfants influence énormément ma démarche et maintient constamment ma vigilance dans ma façon d’être artiste.

Qui nommerais-tu comme influences (récentes et passées) ?

Je suis une grande admiratrice de John Biggers, peintre et muraliste afro-américain décédé en 2001 dont je peux dire que c’est mon peintre préféré. Son art de la composition, ses portraits et ses couleurs ainsi que son parcours me touchent beaucoup. Il y a comme lui beaucoup d’artistes-peintres dont j’admire le travail car avant d’être peintre, j’étais sensible à l’histoire de l’art des mondes noirs. Il y en a beaucoup trop pour tou·tes les citer, mais en voici quelques un·es : Tamara Natalie Madden, artiste peintre jamaïcaine décédée en 2017, l’artiste plasticienne Kara Walker dont les installations sur l’histoire de l’esclavage et ses répercussions contemporaines sont si frontales et explicites, l’artiste et sculptrice d’origine kenyane Wangechi Mutu, dont les œuvres hybrides disent tellement de choses sur nos identités en construction, Lina Iris Viktor, peintre anglo-libériane avec qui je partage l’amour pour l’or poussé à son paroxysme… Et bien d’autres artistes engagé·es dans la libération noire comme les grandes Nina Simone et Miriam Makeba !

Comment tes engagements politiques, afroféministes, panafricanistes affectent ton travail ? Comment le fait d'appartenir au collectif Sawtche l'affecte-t-il ?

Le fait d’avoir été engagée dans différents collectifs et organisations afro (afroféministe, panafricanistes) m’a permis de donner plus de profondeur et de contenu dans ce que je pouvais créer. Même inconsciemment, il y a toujours un propos derrière l’image que je vais créer, c’est comme une ligne de conduite. Je ne me fais pas d'illusions et je sais qu’être une artiste engagée ferme des portes, j’ai appris à faire avec les regards hostiles posés sur mon travail lorsque j’expose dans des milieux où l’aspect communautaire est vu comme étant très péjoratif, et j’essaie d’être autonome au maximum. Mon engagement me donne une constance et c’est ça le principal, c’est ce qui compte et fait sens pour moi. Cet engagement fait que j’ai une meilleure connaissance des sujets qui me touchent plus particulièrement : l’enfance, les féminismes noirs, la libération noire, la dimension spirituelle de nos existences, l’espoir. Le côté positif étant que je suis parfois sollicitée sur des projets à portée militante, ce qui montre que mon travail est reconnu par le public concerné, par exemple comme lorsque j’ai été sollicitée pour illustrer la conférence annuelle des chercheures et féministes au Barnard Center for Research on Women à New York sur les thèmes : Anticolonialisme, Black radicalism et Féminisme transnational en 2024, ou bien plus récemment pour illustrer la prochaine affiche du Decolonial Film Festival en mai 2025 à Paris.

Quels sont tes projets à venir ?

J’ai une exposition collective à Paris du 19 au 21 mars 2025 à l'Hôtel Mona Bismarck. Le thème de l’exposition organisée par Mayfly Gallery est “L’Art comme refuge”, et une partie du montant des ventes sera reversée à l’association Rose Up qui lutte contre les cancers chez les femmes.
Je vais également être assez occupée début avril pour co-construire Okra Collaborative, le réseau transnational des féminismes noirs dans lequel le collectif Sawtche dont je fais partie est engagé.
Et j’espère trouver un nouvel atelier à Lyon au printemps pour préparer d’autres expositions, et la saison estivale pendant laquelle je vais écumer les petits marchés de créateurs de la région lyonnaise ou parisienne.

Merci beaucoup Cases Rebelles pour l’interview !

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Toutes les photos sont d'Elsa Rakoto ©.

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