« Solibo Magnifique » de Patrick Chamoiseau

Publié en Catégorie: CARAïBES, LECTURES

 

Solibo MagnifiqueSolibo Magnifique me disait : « Oiseau de Cham, tu écris. Bon ; Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance ? Dans ton livre sur Manman Dlo tu veux capturer la parole à l’écriture, je vois le rythme que tu veux donner, comment tu veux serrer les mots pour qu’ils sonnent à Ia langue. Tu me dis est-ce que j’ai raison, Papa ? Moi je dis : On n’écrit jamais la parole, mais des mots, tu aurais du parler. Ecrire, c’est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La parole répond ; où est la mer? Mais l’essentiel n’est pas là. Je pars, mais toi tu restes. Je parlais, mais toi tu écris en annonçant que tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C’est bien, mais tu touches la distance…  »1

Le martiniquais Patrick Chamoiseau est l’architecte de labyrinthes aux trésors infinis. Le roman « Solibo Magnifique », sorti en 1988, est mon préféré. Un conteur qui meurt brusquement en pleine célébration vocale pendant le carnaval de Fort-De France et des témoins suspectés et arrêtés pour une enquête en trompe l’œil : le mystère du livre n’est pas qui a tué Solibo Magnifique mais qu’est-ce-qui a tué le conteur martiniquais et qui était-il? Après le génial « Chroniques des 7 misère » qui racontait en 1986 la vie et la mort des djobeurs du marché de Fort-de-France, c’est à dire aussi l’évolution des modes de consommation en Martinique, Patrick Chamoiseau poursuivait son jeu d’équilibriste sur la frontière de mondes en disparition, entre la vie et la mort, entre l’authenticité et l’artifice d’une survie folklorique. « Solibo Magnifique » c’est symboliquement la mort du dernier conteur dans une Martinique à la fin des années 70, début des années 80. L’héritier illégitime et assez improductif du conteur c’est Chamoiseau le personnage de roman, ethnographe loser qui se dit « marqueur de paroles », tâche aussi ambitieuse que vaine. L’écrivain, le vrai Chamoiseau, revendique donc un héritage rêvé dont il ne peut saisir que des poussières. Il appartient à un autre monde, celui de l’écrit et de la modernité envahissante. Il montrera comment l’art du conteur était lié à toute une vie populaire qu’une politique d’assimilation insidieuse, conséquence directe de la départementalisation, a fait disparaître : le monde du marché, les veillées mortuaires, le charbon, le manioc… Et même Solibo est un conteur fantasmé. Chamoiseau considère en réalité n’avoir jamais connu le vrai conteur : celui qui exerçait sur l’Habitation, cette plantation de petite taille des Petites Antilles :

Je ne pense pas que les conteurs auxquels nous avons accès aujourd’hui soient les vrais conteurs, qu‘ils disposent de toute la lucidité guerrière qui a pu être celle des premiers conteurs. Je ne dis pas non plus qu’il y a eu une lucidité extraordinaire des conteurs a une époque. Chaque époque a ses aliénations. Il me semble que la lucidité du conteur dans sa stratégie de combat, de création d‘un nouvel imaginaire, de constitution d‘une nouvelle communauté à partir de le diversité des hommes qui étaient la réunis dans |’esclavage, s’est perdue rapidement au fil des temps. Moi j’ai écouté des conteurs ; je suis très méfiant par rapport aux conteurs que j’ai écoutés parce que je sais qu’ils ne sont plus que l’ombre de ceux qui étaient vraiment les maîtres de la parole.2

Il réinvente au cœur de la ville celui qu’il considère comme le véritable héros antillais et qui n’a rien a voir avec le très officiel griot du continent africain. Le conteur antillais est un héros populaire sans gloire. Il s’inscrit dans un refus global de Chamoiseau de créer des héros aux actes et à la grandeur exceptionnelle ; il tourne délibérément le dos à cette tradition qu’il estime occidentale du héros « debout » majestueux, valeureux, conquérant, émancipateur victorieux. Ainsi il refuse aussi la figure du nègre-marron d’autant plus qu’il estime qu’il fut rare dans les petites Antilles. Les héros du conte créole portent exclusivement une morale ambiguë de survie à tout prix, traduite dans l’adage emblématique « Debrouya pa péché», ce qui veut dire : « la débrouillardise n’est pas un péché ». Dans l’assemblée nocturne, le conteur réassemblait les âmes hébétées, échouées du bateau négrier pour survivre dans un univers concentrationnaire et inhumain. Et parce qu’il parlait à portée d’oreille du maître, sur la plantation, ce ventre de la bête, le conteur était le champion du Détour. Cet art de dire sans trop en dire, de dévoiler en embrouillant dans la multiplicité des sens. Le conteur éveillait mais ne prescrivait pas, ne guidait pas.
A travers ce conteur idéal de son roman, insaisissable, omniprésent, sans certitudes, d’une curiosité insatiable sur la vie qui l’entoure, c’est surtout une manière d’être au monde que Chamoiseau propose, dans les pas de la pensée d’Edouard Glissant. Contre les rigidités identitaires, politiques, rationnelles, il imagine une aptitude infinie au questionnement et à la Rencontre.

Mais contrairement à l’hermétique Glissant, Chamoiseau souffle tout cela dans un livre de poche, accessible, poétique, tragique et drôle. Une œuvre travaillée par la violence grotesque du conte et des jeux de langue à la San Antonio. Traversée d’éléments surnaturels propres aux Antilles. Agitée par la violence des sociétés post-esclavagistes. Animée par le désir de transmettre l’histoire populaire des lieux, des coutumes. D’inventorier le réel antillais et de tenir compte de sa complexité ethnique, les interpénétrations et les richesses qui en découlent ; les noirs descendants d’esclaves, les indiens engagés, les noirs engagés d’après l’esclavage, les chinois, les syriens, les amérindiens – exterminés mais présents dans l’espace et dans la culture – et bien sur les blancs : békes, néocolons ou touristes.
La galerie des personnages est d’une grande richesse et l’écrivain se prête avec les Congo, Doudou-Ménar3 , Didon, Conchita, Zaboca, Sucette, Bouafesse, etc. à un exercice sociolinguistique : il leur façonne un langage qui reflète leur condition sociale dans toutes ses intersections. Le récit est servi par cette écriture unique et très travaillée de Chamoiseau nourrie du français et du créole, de l’écrit et de l’oral, et de techniques narratives héritées du cinéma ou du conte. D’un point de vue linguistique, c’est bien entendu toujours le français qui profite de cet enrichissement et on attend toujours que Chamoiseau écrive en créole. Mais le français ici est en décalage sur lui-même, brouillé par le créole, les marques d’oralité et les références à la culture populaire. Dommage pour qui n’y verra qu’un français exotique et divertissant…
On peut comprendre bien sûr que le succès qui a institutionnalisé Chamoiseau n’incite pas à le lire mais son œuvre est irréductible à la tendance, aux approches intellectuelles et aux récupérations intégrationnistes. ll y a des ressources infinies dans ses livres contre les pensées dominantes, l’uniformisation et même les évidences militantes :

Solibo Magnifique me disait : « Oh, Oiseau, tu veux l’Indépendance, mais tu en portes l’idée comme on porte des menottes. D’abord sois libre face à l’idée. Ensuite : dresse le compte de ce qui dans ta tête et dans ton ventre t’enchaine. C‘est d’abord là, ton combat… »4

Chamoiseau intègre dans son œuvre une autocritique permanente et pose constamment la question de sa place d’intellectuel dans l’univers qu’il décrit. Son œuvre est aussi celle d’un lecteur passionné et humble. Sa trajectoire personnelle, d’écrivain et lecteur, est racontée avec sincérité dans l’essai fascinant « Écrire en pays dominé ». Comment faire face dans un contexte assimilationniste à la menace que constitue l’écrit pour nos cultures orales, le français pour des cultures dites créoles ? Comment se battre ? Comment écrire ? Sans donner de réponse définitive Chamoiseau dit son parcours, ses leurres, ses errances, et les livres qui l’ont accompagné.
Au final, chacune de ses œuvres ouvre des voies dans l’espace fermé et sélectif du livre. Et la narration prend souvent son origine dans un rétrécissement progressif de l‘espace, face à la mort ; le marché dans « Chronique des 7 misères », le quartier Texaco dans « Texaco », un lit de mort dans « Biblique des derniers gestes », le cachot dans « Un dimanche au cachot ». L’écrivain parvient dans ces livres à recréer la boue dangereuse mais fertile de la plantation, pour une œuvre incroyablement riche d’enseignements historiques, politiques, philosophiques. Et l’écrivain est souvent comme cet esclave en fuite improbable de son roman « L’Esclave vieil homme et le molosse » dont on se demande où il va pouvoir aller : il échappe, malgré l’exigüité, malgré le piège inaugural. En pleine conscience des limites, il parvient à recréer des mouvements subversifs qui ne dictent pas la marche a suivre pour un nouvel ordre du monde, mais des pistes pour résister à tous les ordonnancements ; de subtils manuels de combat.

Mais c’est à nous seuls de saisir les clés et d’en alimenter nos feux. Parce qu’en réalité l’œuvre littéraire s’est rarement prolongée en positions politiques audacieuses ou pertinentes de Chamoiseau lui-même. L’éloge du questionnement de tout, semble surtout lui avoir permis des considérations assez aériennes, décalées ou tout simplement décevantes de convention. « De L’intraitable beauté du monde » avec Glissant saluant la victoire d’Obama, au poussif ‘Manifeste pour les « produits» de haute nécessité’ à la traîne des mouvements sociaux antillais, sans oublier le banal « Quand les murs tombent » sur l’identité nationale Chamoiseau semble souvent s’en tenir à un service minimum assez médiocre.
Et puis, c’est assez désolant de participer à complexifier la question de l’identité, tout en restant si magistralement hétéro et phallocentré dans l’ensemble de son œuvre, même avec des personnages principaux féminins. Il est pathétique par exemple de voir Marie-Sophie Laborieux, héroïne de « Texaco », déféminisée et classée dans la catégorie de « femme à deux graines » c’est-à-dire une femme « qui a des couilles », les attributs génitaux masculins étant synonymes de courage et d’audace…
Malgré ces réserves j’adore les 8 premières œuvres de Chamoiseau et Solibo Magnifique fait partie de mon top 10 de romans : peu de livres m’ont autant bouleversé, nourri et… fait rire également. C’est par ailleurs un sacré caillou dans les petites chaussures cirées de l’assimilation coloniale et un superbe roman anti-police !

M.L. – Cases Rebelles ( Septembre 2011)

  1. CHAMOISEAU, Patrick, Solibo Magnifique, Paris, Editions Gallimard, 1988. []
  2. PLUMECOCQ, Michael Entretien avec Patrick Chamoiseau in Roman 20-50, n° 27,1999. []
  3. « Doudou Ménar » est une chanson du martiniquais Eugène Mona sortie en 1977. Patrick Chamoiseau il puise souvent pour nommer dans le vécu populaire : chansons, surnoms entendus aux avis d’obsèques, etc. []
  4. CHAMOISEAU, Patrick, Solibo Magnifique, Paris, Editions Gallimard, 1988. []