Aux racines d’un mouvement noir de lutte contre le viol avec Angela DAVIS ( Université de San Diego, 1985 )

Voici le compte rendu partiel et surtout le commentaire d’une conférence nommée « The Anti rape movment and the struggle against racism » donnée en février 1985 par Angela Davis à l’Université de San Diego (Californie). La conférence est filmée et la vidéo est disponible ici .

Angela Davis commence sa conférence en rappelant des statistiques de l’époque concernant les viols aux États-Unis :

  Une femme sur trois dans ce pays sera agressée sexuellement pendant son existence. En fait, une femme sur quatre et un homme sur onze seront agressés avant l’âge de 18 ans. Et il faut mettre ses faits en balance avec le fait qu’il y a seulement 4% de violeurs condamnés. Les viols arrivent n’importe où, n’importe quand. Les viols arrivent aux femmes de tous âges, de toutes races, de toutes classes.

Angela Davis construit son intervention en développant deux aspects essentiels de l’expérience afro-américaine concernant la question du viol et en décryptant les liens entre eux :
– le stéréotype de l’homme noir violeur
– le stéréotype de la femme noire lascive, insatiable, etc.
Cette analyse va permettre à Angela Davis de questionner l’ordre que servent les viols puisque ces stéréotypes, qui justifiaient le règne de la terreur dans la population noire par les viols des femmes et les lynchages des hommes, étaient au service d’une politique d’écrasement et de contrôle.
Le prétexte de départ de cette analyse de Davis est de questionner la relative absence de femmes noires dans le mouvement de libération des femmes des années 70 et le mouvement anti-viol qui naquit en 1971 à New York.
Précisons qu’il s’agit d’une réflexion qui concerne la société américaine au moment où Davis parle, même si les mécanismes peuvent être éclairants pour d’autres lieux et époques.

Davis s’attaque d’abord au stéréotype de l’homme noir violeur à l’aide de ces données :

– plus de la moitié des viols se passent au domicile de la victime,
– la plupart des femmes connaissent leur violeur,
– 90% des viols sont intraraciaux et non interraciaux.

Ces données contredisent l’idée du violeur surgissant de l’extérieur et de l’inconnu mais, souligne Davis, la majorité des femmes blanches sont conditionnées pour penser que si elles risquent d’être violées ce sera par un Noir. Effectivement, Angela Davis le dit, la plupart des hommes en prison condamnés pour viol sont noirs. Mais selon elle, cela signifie surtout que les hommes blancs qui violent ne sont pas inquiétés pour ça ; elle précise même que souvent leur classe sociale les protège.
L’une des conséquences du stéréotype du violeur noir est, selon Davis, qu’il a « empêché la création d’un mouvement anti-viol efficace parce que si vous ne comprenez pas qui viole, comment pouvez vous lutter contre

D’après Angela Davis ce mythe « fut créé pour justifier le fait d’empêcher les noirs d’aller de l’avant dans l’après-guerre civile et le combat pour la libération et l’égalité ».
Il s’agissait donc, au lendemain de l’abolition de l’esclavage, de paralyser la population noire, dans sa plus élémentaire mobilité – puisque parfois la seule coprésence d’un homme noir et d’une femme blanche menait au lynchage – et jusque dans ses velléités d’émancipation et d’évolution sociale. Ce qui importe ici et qu’on retrouve dans l’analyse du viol lui-même, c’est la volonté de contrôle absolu des corps.

Le statu quo était aussi maintenu dans le patriarcat blanc capitaliste en dissimulant les véritables violeurs. Et les faux viols qui déclenchaient fureurs populaires, jugements expéditifs et lynchages grand public dans le Sud jouaient un rôle d’exutoire et de régulation sociale pour la population blanche.
De plus, toutes ces violences racistes nourrissaient une fausse bonne conscience féministe puisqu’il était clamé haut et fort qu’il s’agissait de défendre les femmes. Là donc, comme ailleurs aujourd’hui, un féminisme factice de dominant·e·s servait un statu quo abominable.

Une précision est nécessaire ici pour saisir le rapport particulier de la population afro-américaine à la question du viol : dans l’ensemble et quels que soient les lieux ou les époques, les femmes doivent prouver dans une atmosphère générale d’incrédulité et de suspicion qu’elles ont été violées. Même avec les preuves les plus accablantes, elles restent soupçonnées d’être responsables de ce qui leur est arrivé. Davis rappelle que le discours sur le viol est saturé d’atténuations, de légitimations pour les agresseurs et surtout d’incrimination des femmes. Mais l’histoire des hommes noirs dit un autre rapport au viol et à la suspicion comme l’explique Davis :

Dans le passé généralement il suffisait qu’une femme blanche dise qu’elle avait été violée et c’était assez pour entraîner la condamnation et parfois l’exécution d’hommes noirs.

Dans la grande majorité des cas, un homme noir accusé de viol par quiconque, dans le Sud, était considéré de fait comme coupable – puisque les noirs étaient considérés comme des violeurs en puissance – et il était presque déjà mort :

– Les 9 de Scottsboro furent condamnés à mort lors d’un premier procès qui dura deux jours, du seul fait avéré d’avoir partagé un train de marchandise avec deux femmes blanches, poussées par la bonne société blanche du Sud à porter plainte.

– Emmett Till fut lynché parce qu’il aurait sifflé une femme blanche et ses assassins furent innocentés.1

Delbert Tibbs en 2010

Angela Davis s’attarde sur le cas de Delbert Tibbs qui en 1974 fut condamné à mort (pour meurtre et viol) par un jury entièrement blanc  au terme d’un jugement d’un jour et demi alors qu’il ne correspondait pas du tout au signalement de l’agresseur et qu’il avait un alibi. Quand un homme correspondant au signalement fut arrêté dans un autre état, on refusa de l’interroger parce que l’opinion publique avait déjà un coupable. Un informateur qui prétendait que Tibbs avait confessé les crimes reconnut qu’il avait menti et Tibbs fut innocenté en 1982 compte tenu de l’absence totale de preuves. Il est devenu écrivain et militant contre la peine de mort.
On comprend bien ici que l’homme noir est une victime expiatoire : qu’il soit le vrai coupable ou pas importe peu.

Pour toutes ces raisons Angela Davis dit ses réserves quant au mouvement féministe blanc contre le viol :

Quand il émergea initialement début 70 les féministes noires étaient réticentes à s’associer à ce mouvement parce que notre expérience historique nous avait dicté une approche différente de la lutte contre le viol. Ce n’était pas parce que nous ne voulions pas que les viols cessent, absolument pas. Mais certaines des tactiques premières qui furent adoptées à l’intérieur du mouvement anti-viol, comme de plus longues peines de prison pour les violeurs, pression sur la police pour intervenir plus fermement dans le cas des viols et bien sûr hors de contexte ce sont des choses importantes, hors du contexte raciste de l’usage faux de l’accusation de viol ; pour cette raison de nombreuses femmes se sont éloignées du mouvement anti-viol.
Je me souviens avoir trouvé cela très difficile de m’associer à un mouvement qui demandait comme ça de « manière isolée » des peines de prison plus longues parce que je savais que ces hommes qui auraient de plus longues peines de prison seraient des hommes noirs, certains coupables mais d’autres innocents.

On comprend bien ici qu’une approche féministe grossière peut avoir des conséquences profondément injustes si elle s’abstient de questionner le contexte racial et social de son développement, si elle s’abstient de questionner les implicites et les travers d’un système, et donc de questionner ses outils. Et combien ces approches pseudo-féministes parasitent les possibilités d’alliance.

L’histoire de l’usage du viol comme arme de terreur contre les femmes noires, cette histoire remonte à l’esclavage. Le viol était tout autant une arme que le fouet et tous les autres outils de répression.
Les femmes noires étaient systématiquement abusées. Ça allait de soi que le maître des esclaves et tous ses agents, ses agents blancs, avaient accès au corps de toutes les femmes noires dans la communauté des esclaves.

En récupérant cette histoire particulière des femmes noires, Angela Davis semble apporter une réponse promise en début de conférence quand elle dit qu’elle veut infirmer l’idée que «les hommes violeraient pour des raisons de désirs incontrôlables ».
Il s’agit bien de faire régner une terreur qui permette l’asservissement le plus absolu, et encore une fois l’asservissement pour un contrôle total des corps. Et quand Angela Davis parle de « système capitaliste utilisant racisme sexisme pour des profits exorbitants » on ne peut s’empêcher de penser au très contemporain féminicide de Ciudad Juarez au Mexique, qui symbolise bien l’ultra violence sexiste et raciste au service du grand capital, des usines et des narcotrafiquants. Tout comme le féminicide au Congo participe d’un chaos organisé pour que le sol continue de vomir ses richesses pour les multinationales.

Les viols, destructeurs pour les individu.es et la communauté, furent massifs pendant l’esclavage mais aussi très fréquents pendant la lutte pour les droits civiques. C’était un moyen pour la police et le pouvoir blanc de « rasseoir leur pouvoir et de dire qu’ils ne voulaient pas la fin de la ségrégation ».

De ce fait, les femmes noires ont au cours de l’histoire identifié l’autorité blanche, la police et les matons, comme constituant une part importante des violeurs. Davis raconte cette histoire :

Je me souviens j’étais étudiante à l’Université de Californie à San Diego. Je roulais sur l’autoroute quand on a vu une jeune femme noire qui avait été battue sur le bord de l’autoroute. Nous l’avons emmenée. Elle nous a dit qu’elle avait été violée par un groupe d’hommes blancs qui l’avaient abandonnée là. La police l’avait retrouvée et violée de nouveau.

On comprend bien qu’il était difficile pour des femmes noires de s’impliquer dans un mouvement antiviol dont l’un des pivots était le recours à la police.
Davis rappelle aussi l’histoire de Jo-Ann Little qui fut violée par son geôlier, dans une prison où elle était la seule femme. Elle parvint à le tuer et n’échappa à la condamnation qu’au prix d’une mobilisation internationale.

La centralité de la question du viol va mener Davis à l’incroyable Ida B. Wells qu’elle considère à l’origine de la première campagne nationale contre le viol. Davis considère qu’elle est peu connue du fait du racisme et du sexisme de l’Histoire. Il est vrai qu’on connaît mal cette femme née en 1862 de parents esclaves, qui à 22 ans refusa (70 ans avant Rosa Parks) de céder son siège dans les transports, allant jusqu’au tribunal défendre son droit, qui lutta pour le droit de vote des femmes, fut journaliste, écrivit plusieurs pamphlets contre le lynchage, fut cofondatrice de la NAACP, et fut la plus puissante leadeuse du mouvement anti-lynchage américain.

À Memphis (Tennessee) elle avait lancé le journal anti-ségrégationniste Free speech and Headlight en 1889. C’est suite au lynchage de trois hommes qu’elle connaissait personnellement qu’elle s’attaque à la question des lynchages et subséquemment des viols.
Les circonstances étaient simples : trois hommes noirs avaient ouvert une épicerie dans la communauté et les gens commençaient à préférer l’épicerie noire à l’épicerie blanche, ce qui faisait évidemment perdre de l’argent aux blancs. Ces derniers provoquèrent une bagarre ; les épiciers noirs furent arrêtés et lynchés.

Cela a interpellé Ida B.Wells sur la nature de la justification des lynchages qui avait été intégrée par les blancs mais aussi par certain.es noir.es : si des hommes noirs étaient lynchés c’est parce qu’ils étaient au moins accusés de viol d’une femme blanche, même s’ils n’étaient pas forcément coupables :

comme cette histoire n’avait absolument rien à voir avec l’accusation de viol, elle fit des recherches et découvrit que seulement environ 16% des lynchages étaient liés à une accusation de viol.
La plupart des gens étaient convaincus que c’était pour cela que les lynchages arrivaient même s’ils étaient opposés aux lynchage, mais l’idée c’était que même si les lynchages c’était horrible, les viols c’était horrible aussi et donc ils pouvaient comprendre comment les gens pouvaient être poussés aux lynchages suite au viol d’une femme blanche.»

On perçoit bien ici comment le stéréotype de l’homme noir violeur permettait une remise en ordre raciale et sociale, favorisait l’immobilisme et les meurtres populaires.

Ida Wells fut responsable de la création d’une tonitruante croisade contre les lynchages. Elle a, à elle seule, créé les bases du mouvement anti-lynchage mais ce qui est important c’est le lien de ce mouvement avec le combat contre le viol. Parce qu’Ida Wells a motivé les femmes noires à s’impliquer dans la lutte contre les lynchages et simultanément à défendre les femmes noires qui étaient victimes de viol, d’abus sexuels et qui étaient représentées comme étant immorales, lascives. Elles comprenaient le lien idéologique entre la représentation des femmes noires comme étant immorales et l’image de l’homme noir comme violeur et elles se sont attaquées à ces deux images en même temps. 

Des femmes comme Wells, Josephine St. Pierre Ruffin et Mary Church Terrell qui ont créé le Black Women’s Club Movement furent selon Davis à l’origine du premier mouvement national américain contre le viol, parce qu’elles avaient une approche croisée, consciente de l’ordre social que servait d’une part les viols et d’autre part l’accusation de viol : le maintien des populations noires du Sud dans la servitude et l’exploitation.
Cette conférence a donc aussi le mérite de déblanchir l’histoire du féminisme, de la politique et aussi, c’est important, de démasculiniser le combat noir étasunien.
Elle permet également en résonance de saisir les limites inévitables de perspectives soi-disant féministes, euro-centrées dont la France a été régulièrement le théâtre ces dernières années.

On peut retrouver dans Femmes, Race et Classe d’Angela Davis au chapitre 11 nombre d’arguments développés dans cette conférence.

* * *

Pour mettre un bémol à cette conférence je souhaite revenir sur deux moments.
Pour souligner le caractère massif des viols des femmes esclaves, Angela Davis qui est plutôt claire de peau insiste en disant “si vous regardez les têtes qu’ont aujourd’hui bon nombre d’entre nous vous pouvez voir à quel point ces viols étaient massifs.” Elle insiste et l’assemblée part en rires et applaudissements. De ce que la réalisation donne à voir l’assistance est massivement blanche même si on voit quelques noir.es. Mais peu importe : le rire semble ici complètement déplacé parce qu’il reste bien question de viols, quelle que soit la distance temporelle. C’est insupportable. L’Histoire n’est pas un lieu dépourvu de douleur : créer de la supposée connivence par le rire, par un certain vocabulaire re-violente les plus concerné.es. Par ailleurs, des noir·e·s aux États-Unis, à cette époque, avaient la peau claire sans que ce soit nécessairement la conséquence de viols et cette généralisation est extrêmement réductrice.

Lors d’un autre moment de la conférence d’Angela Davis, celle-ci parle d’autodéfense et raconte comment sa sœur mit en fuite de chez elle un violeur qui semait la terreur dans le quartier. Cela se termine en rires et en applaudissements.
Je ne trouve pas que le récit du sauvetage individuel de la sœur d’Angela Davis rende un violeur en série ou une tentative de viol risibles. Je ne crois pas que celles qui en furent effectivement victimes trouvent cela risible. La sœur d’Angela Davis a combiné capacité de réaction et circonstances favorables. Mais réagir, se défendre n’est ni simple ni facile ; et ça ne fait pas d’un récit d’agression une histoire drôle grand public. En outre, l’anecdote vient tranquillement réactiver le cliché de « la femme noire forte » qui sait en quelque sorte instinctivement se défendre, cliché profondément contradictoire avec ce qui a été développé par ailleurs.
Même si c’est important que les femmes aient conscience de leur capacité d’autodéfense, il est insupportable de laisser entendre, qui plus est dans une assemblée mixte, qu’une agression peut se terminer en bonne blague. Le rire est ici complètement déplacé et euphémisant. L’anecdote est culpabilisante de surcroît pour qui a été victime parce qu’elle sous entend que se défendre, en cas de viol, ça peut être simple. Mais le recours aux rires de protection, de mise à distance, est récurrent chez les dominant.es, ou chez celles et ceux qui veulent pacifier une histoire conflictuelle.

M.L._Cases Rebelles ( Janvier 2011).

(À écouter dans l’émission #8 – Janvier 2011)

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  1. Carolyn Bryant Donham a également accusé Emmett de l’avoir touchée, de lui avoir fait des avances. Elle a reconnu en 2007 que son témoignage contre Emmett Till était une fabrication mensongère. Par ailleurs, les activistes handi·e·s noir·e·s expliquent qu’Emmett avait des troubles de la parole consécutifs à la polio qu’il avait contracté enfant. Sa manière de prononcer pouvait à l’occasion produire un sifflement et il avait également appris à siffler pour faciliter son élocution. []

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