ARCHIVES MUSICALES ET POLITIQUES
CE QUE LES POCHETTES NOUS DISENT
En 2019, nous nous étions posé·es avec Rocé pour un épisode de notre podcast où il était notamment question de son projet « Par les damné·e·s de la Terre ». Cette année-là, il avait installé au Point Éphémère, à Paris, une exposition de vinyles dont les pochettes portent des histoires révolutionnaires. De mars à septembre 2022, Rocé proposait une déclinaison de « Ce que les pochettes nous disent » à Verdragon, Maison de l'écologie populaire basée à Bagnolet. Dans l'espace « Feu Continu », dédié aux projets artistiques, il a tenté « de donner aux mémoires des luttes la vivacité du temps présent. »
De jeunes artistes comoriens, inspirés par la poésie contenue dans la phrase « Il n'appartient à personne d'empêcher le soleil de briller », inscrite sur l'un des vinyles exposés de l'Association des Stagiaires et Étudiants des Comores, en ont fait un t-shirt.
Preuve parmi d'autres que les pochettes de la collection de Rocé et son ami Aurélien Delval, disquaire aux puces de Saint-Ouen, n'ont pas fini de parler, d'engager, d'engendrer des échos et de faire résonner un entrelacs de combats et de solidarités souvent méconnues. Car ce n'est pas de cendres ou de poussières dont il s'agit, mais bien de braises.

Par Cases Rebelles
Septembre 2022
CASES REBELLES : Est-ce que tu peux nous raconter la genèse de ton projet, tes inspirations et expliquer comment il s’inscrit dans le travail que tu concrétisais déjà à travers « Par les damné·es de la terre » ?
ROCÉ : Lorsque je cherchais des morceaux engagés en français, venant des diasporas, je récupérais beaucoup de disques vinyle, vu que ce sont des recherches autour des 60’s au 80’s, et ces pochettes grand format m’interpellaient. La période des décolonisations et autres émancipations pousse la recherche k7 ou vinyle, parce que les choses se produisaient sur ces médias populaires et peu chers à l’époque. Ces médias servaient à des fins musicales, mais aussi pour immortaliser des discours politiques, comme des disques rassemblant les discours des présidents africains comme la conférence d’Addis Abeba en 1960 (avec les discours de Haïlé Sélassié, Ahmed Ben Bella, Gamal Abdel Nasser, Kwame N'Krumah, Sekou Touré et d’autres), des meetings ou réflexions, des manifestations, des pièces de théâtre, ou des discours lors de luttes syndicales ou d’autonomies comme les disques faits à l’initiative des ouvrier·e·s des usines LIP, et leurs réflexions autour de l’autogestion de l’usine. C’est à travers cette dynamique que l’on cherchait les morceaux que l’on allait choisir pour « Par les damné·e·s de la terre ». Et une fois ce travail fait, c’était frustrant de se dire que tous ces disques ne serviraient pas pour la plupart. Sans parler du fait qu’on avait aussi des disques dans des langues différentes, des pochettes très parlantes à l’international. Des disques du MPLA, du FLN, du Venezuela, du Chili, du Vietnam, de Palestine, de Guadeloupe, des Comores ; bref, il fallait réunir tout ça. Il y avait encore trop de choses à raconter. C’est de là qu’est née l’idée d’exposition.
Comment est organisé l’espace d’exposition ? On sait que choisir c’est renoncer, alors comment tu mets en place une expo comme celle-là ?
C’est une bonne question. Tout l’enjeu est justement dans le choix des disques, car oui il faut choisir ; nous avons toujours eu plus de disques que d’espace là où nous avons exposé. Mais ce n’est pas un problème, l’idée n’est pas de tenter de faire quelque chose d’exhaustif, qui rendrait compte de toute la discographie d’une cause ou d’un·e artiste. Ni de frimer en montrant que nous avons toute la collection de tel·le ou tel·le artiste. On n’est pas là pour dire « voici tous les disques sur les Black Panthers » ou « j’ai toute la collection de Fela ». Je ne raisonne pas comme un collectionneur mais comme quelqu’un en colère qui cherche à convaincre qu’un autre monde est possible, en montrant des fraternités oubliées. Je considère le disque comme un outil, pas comme du fétichisme. Sur le mur que l’on a appelé « Chronologie panafricaine », on prend l’espace le plus important mais il sera toujours trop limité, et il nous a contraint·e·s à ne pas pouvoir mettre Fela justement dans une telle exposition, malgré son nom et son engagement indispensables. Il fallait choisir et nous avons préféré mettre des disques faits à l’initiative de l’association des étudiants des Comores, à l’initiative des étudiants guadeloupéens, à l’initiative de l’association du Cap-Vert et de Guinée. Parce que cette expo, située à Bagnolet, a plus de chance de trouver l’œil des enfants de ces diasporas-là, que de la diaspora nigériane, et on sait combien c’est important de retrouver ce sentiment de fierté et d’appartenance lorsque l’on voit résonner les luttes de nos aîné·e·s. C’est aussi choisir de mettre au mur les luttes collectives et pas seulement les icônes. Voilà un exemple de nos choix, pas faciles mais nécessaires.
Elle est permanente mais toi est-ce que tu en profites pour effectuer quelques variations ?
Oui bien sûr, il y a toujours des variations. Ce n’est jamais vraiment fini. Par exemple, être à Verdragon, lieu qui est investi sur la question de l’écologie populaire, ça nous a poussé·e·s à tenter de trouver des disques sur l’écologie, sur le nucléaire. Sujet qui était déjà présent dans les années des indépendances, mais c’est un sujet que nous n’avions pas investi aussi fortement.
Est-ce que tu arrives à faire la distinction chez toi entre la précieuse tâche d’archiviste et l’obsession complétiste qui nous guette tou·te·s ?
Oui, j’y arrive. Je sais que certains disques sont destinés à ce projet d’exposition, et que d’autres disques que je me procure peuvent être très engagés mais ne seront pas exposés parce que la pochette ne dit rien, malgré l’engagement du disque. C’est bien la pochette que nous exposons et non la musique que le disque contient.
Mais c’est vrai que ça pousse à vouloir se procurer de plus en plus de disques, on se sent aspiré à vouloir posséder plus, j’en ai conscience. Je ne suis pas à l’abri de ça, mais je fais encore la distinction, je me force à la faire. Je me persuade aussi qu’il y a une utilité à mon achat, histoire de moins culpabiliser d’être consumériste (rires)...
Verdragon, c’est un peu le lieu idéal pour faire fuir les diggers reulous dont on a déjà eu l’occasion de discuter ?
Ahah oui, clairement. À partir du moment où c’est un lieu engagé, géré par deux collectifs, le Front de Mères, un collectif de parents de quartiers populaires, et Alternatiba, une association luttant pour l’écologie populaire et la justice sociale, la plupart des gens qui sont surtout intéressés par la rareté du disque ou par son prix ne viendront pas. Le côté social et engagé de l’expo n’intéresse pas trop les diggers de base. Il y a tous styles chez les diggers, mais celleux qui pensent être dans la musique alors qu’ils/elles ne sont que dans son marché ne seront pas à l’aise dans cette expo.
Les pochettes pouvaient tenir du tract, de l’affiche militante, de la BD, du graff, etc. Elles amplifiaient la musique et on s’y absorbait parfois en décryptant la moindre information disponible. À l’ère du fichier, qu’est-ce qu’il reste ? Où peut se porter le regard et la curiosité ?
À l’ère du fichier c’est plus compliqué, oui. C’est dommage que toutes les infos que les artistes ou que leur équipe prenaient la peine de noter ne soient pas intégrées aux plateformes de streaming, alors même qu’il n’y aurait même pas de coût d’impression. Ça traduit du capitalisme et du rendement de temps. Ça ne coûte pas grand-chose de garder ces infos, mais les majors ne le font pas parce que ça n’apporte pas grand-chose économiquement non plus.
Je me souviens de Dee Nasty expliquant, dans Get Busy, l’invasion discographique qu’était son domicile ; ça en est où chez toi ? Du simple point de vue l’écoute, est-ce que tu arrives encore à te dire simplement : « Tiens, je m’écouterais bien ... » sans que cela ne te plonge dans des abîmes d’hésitations ?
Chez moi je n’ai pas beaucoup de disques vinyle, parce qu’ils sont tous stockés ailleurs. Mais même avec YouTube, j’ai cette envie permanente, ce passage entre YouTube et Wikipedia et Discogs ou d’autres sites que je découvre en tapant un·e artiste ou un·e militant·e. Faire le lien entre musique et militantisme peut amener à des blogs de passionné·e·s, et c’est vrai que c’est sans fin. Et puis sans parler du fait qu’à la maison j’écoute aussi beaucoup ce qui se fait dans le rap actuel, la funk, l’afro, la musique classique, bref dans on est vraiment dans quelque chose d’illimité. Comme je dis, je vais de Ornette Colmane à Hornet La Frappe. Peu de gens comprennent mais ça ne m’atteint pas.
On a déjà parlé ensemble de l’existence d’un marché du vinyle qui entretient des codes qui n’ont aucun rapport avec le réel et les acheteur·euses potentiel·les. Est-ce que tu penses que dans certains cas, ces disques liés aux luttes ont été préservés par des militant·e·s ou qu’ils ont été engouffrés dans le même marché capitaliste sauvage ?
Le miroir déformant, l’impact du marché occidental sur les musiques du reste du globe, c’est en gros la nocivité du marché de l’art occidental qui n’a aucun rapport avec l’utilité sociale de la culture dans d’autres régions du globe. Certains objets comme certaines musiques ont avant tout une utilité cultuelle, sociale, de transmission, lors de fêtes ou de commémoration. Un rapport direct avec le réel et le peuple. Le marché de l’art crée une hiérarchisation là où il n’y a pas de raisons d’en avoir, et sur des codes qui sont aussi subjectifs que : « Ce groupe du Zimbabwe jouait avec une Fender Bass comme nous autres ! Ça a donc de la valeur ». En gros l’impasse se trouve dans le fait que le marché de l’art se confronte à un monde où l’art n’était pas un marché, et l’art ainsi que la culture, piliers de l’organisation de la collectivité, en est complétement déformée.
Dans les disques que nous exposons, certains coûtent très cher pour ces raisons, parce qu’il y a un super morceau qui groove à l’oreille occidentale ; d’autres sont très intéressants et rares mais ne coûtent pas cher du tout, ils ont une valeur pour les gens qui ont une sensibilité à l’engagement, au politique, au social, aux mémoires, etc. mais ce ne sont pas ces disques qui pourraient être joués en club.
Et ton boulot ne fait-il pas office de sanctuarisation, non pas dans le sens de la sacralisation, mais dans le sens de la conservation impérative de mémoires précieuses ?
Il y a un peu de ça, mais je force l’idée que ça a une utilité par rapport au besoin présent de trouver des modes d’emploi, des portes de sortie, et des espoirs. J’aimerais bien me projeter dans la gestion non pas d’un sanctuaire, mais d’une sorte de laboratoire d’archives. Lorsqu’on pense « archive » on pense au passé, mais je suis pourtant plutôt passionné par l’avenir. Cette exposition est une création de l’urgence, les disques qui sont mis côte à côte ne respectent pas une chronologie historique mais un idéal ; ce n’est pas de l’histoire, c’est de l’art fait avec l’Histoire. Aussi, chacun de ces disques, isolé, raconte l’histoire d’une lutte particulière, mais ce que raconte un mur entier ou l’exposition dans son ensemble, ce n’est pas ça. Ce que raconte l’expo ce sont les fraternités, les réseaux, les liens et les soutiens. Par exemple le fait que beaucoup de disques produits par l’Algérie étaient imprimés par l’ex-Yougoslavie, le fait que tel disque guadeloupéen qui était à l’initiative des étudiants guadeloupéens de France était produit par un indépendantiste corse syndicaliste chez Renault, le fait que des disques de soutiens contre la guerre du Viêt-Nam étaient produits simultanément en France, aux USA et en Italie via des labels solidaires, que le MTA (Mouvement des Travailleurs Arabes) était invité en 74 sur le disque produit pour soutenir le Larzac, que le même MTA a invité les travailleurs mauriciens à s’exprimer sur leur scène en 75, etc. Je montre ces liens de fraternité, parce que ce sont des cordes que l’impérialisme a su coupé. Du coup j’aime penser que cette démarche n’est pas de la sanctuarisation mais un outil de réactivation politique. C’est en tout cas mon souhait et le but de mon geste.
Merci à Rocé pour cet entretien, pour cette exposition et celles à venir.
Quelques visiteur·euses de « Ce que les pochettes nous disent » nous parlent d'un vinyle de leur choix :
/// Bintou Dembélé : « Regard sur le passé », Bembeya Jazz National, 1976.
« C’est vraiment le groupe Bembeya Jazz National qui a été une découverte pour moi : voir ma mère heureuse, et nostalgique de son enfance à la maison, qui dansait en mettant cette musique à fond sur le magnéto. Et inconsciemment, je pense que c’est en la voyant comme ça que ça m’a donné envie de me mettre en mouvement, de danser. Et je l’ai su bien plus tard, parce qu’une fois je me suis promenée du côté de Montmartre et y’avait du Bembaya à fond et je me suis arrêtée, enfin c’est mon corps qui s’est arrêté. Je suis restée peut-être trois minutes comme ça et je suis allée voir le vendeur, je lui ai dit : ''C’est quoi qui joue ?''. Il m’a dit : ''Le Bembaya Jazz National''. Et j’ai recherché toute leur discographie et je me suis rappelée que c’était effectivement ce moment-là qui me revenait en tête : ma mère en train de danser, les yeux lumineux. Et j’y voyais vraiment sa jeunesse, ces années d’indépendances : elle revivait au Sénégal ! »


/// Mame-Fatou Niang : « HAITI Kisa pou-n fe ? What is to be done », Atis Indepandan, 1975.
« Haïti, parce qu'à 26 ans, quand spécialiste de l’histoire de France je découvre aux États-Unis un endroit sur terre qui s’appelle Saint-Domingue, qui était la colonie la plus riche du monde, et que Saint-Domingue c’est un pays que je connaissais qui s’appelle Haïti ; mais pour moi qui ait grandi en France, Haïti c’est la malédiction, les tremblements de terre, les coups d’État, la pauvreté. C’est, comme on dit, le pays le plus pauvre du monde occidental, et là je découvre ce versant que n’avait jamais entendu. Quand on pense à Haïti, c’est vraiment le talon d’Achille de l’historiographie française et on connaît tou·te·s la manière dont cette histoire a été construite, avec ses architectes, Renan, Michelet, la manière dont on a construit ce grand roman national avec ces « grands hommes », les Louis, les François, etc. On sait comment cette histoire a étouffé nos luttes, nos vies, notre participation à l’histoire de France, de l’Algérie, du Viêt Nam, du Sénégal ; mais Haïti c’est quelque chose : l’occultation de Saint-Domingue, ce que ce pays a représenté, a amené comme ressources et surtout de la révolution haïtienne — une poignée d’esclaves qui va renverser l’armée la plus puissante du monde. C’est ce qu’on appelle l’impensable et c’est tellement impensable que la manière de prendre ça en compte va être de l’oublier, de l’effacer. Oui, d’expliquer qu’ils ont vendu leur âme au diable, le serment de Bois-Caïman qui leur a donné cette force ou alors les moustiques ont tué les soldats de l’Empire. Ou alors qu’il y a eu un complot ourdi depuis le continent. Impossibilité de penser que des esclaves ont pensé eux-mêmes leur libération, et surtout que des esclavisé·e·s vont fonder la première République, qui va véritablement mettre en place l’universalisme en disant « tout humain est humain », « tout moun sé moun », et qui va mettre complètement en faute les deux révolutions précédentes qui sont la Révolution française et la Révolution américaine. Donc Haïti, c’est ça. Haïti n’est pas pauvre, Haïti a été appauvrie. Haïti a été effacée; pourtant Haïti est encore là. Et lorsqu’on ressortira cette histoire-là, le château de cartes va s’effondrer. Haïti, c’est la première carte qu’il faut tirer pour qu’il s’effondre. C’est en train de se faire là et ça va saigner ! »
/// Amzat Boukari-Yabara : « The Voice of Kwame Nkrumah of Africa », 1974.
« Pourquoi cette pochette-là ? Déjà parce qu’elle est assez simple, il y a la carte de l’Afrique avec Madagascar et les îles. On voit Kwame Nkrumah qui a la taille du continent, c’est vraiment la figure qui a la taille de l’Afrique, c’est le "grand fils de l’Afrique". C’est : "La Voix de Nkrumah depuis l’Afrique". Le label s’appelle Élégance. Il y a quelque chose de très beau : on a le bleu de l’océan avec le jaune de l’Afrique, et Madagascar qui ressort parfaitement bien. Puis sa figure, avec la main levée un peu comme la statue de la Liberté, et un livre dans la main, et donc en tenue traditionnelle. Je trouve que la pochette est à la fois simple, sobre, efficace et politique. Ensuite, Kwame Nkrumah c’est le champion du panafricanisme, c’est celui qui, je pense, symbolise le mieux l’unité dans la diversité des luttes pour libérer le continent africain, d'Alger jusqu’au Cap, de Dakar jusqu’à Dar Es Salam. Et c’est aussi un personnage qui est au centre des les luttes de libération, à la fois panafricaines mais en même temps liées au mouvement des non-alignés, à l’internationalisme et aussi à l’actualité des luttes d’aujourd’hui. »
(Merci à Bintou Dembélé, Mame-Fatou Niang et Amzat Boukari-Yabara. Leurs propos ont été recueillis par Rocé.)
