ENTRETIEN
De Patrick à Wissam :
quand les luttes se joignent à travers le temps (Partie 2).
Cet entretien exceptionnel avec Farid EL-YAMNI croise deux histoires de crimes d’État et de luttes pour la justice et la vérité : celles de Patrick MIRVAL et Wissam EL-YAMNI. Nous retrouvons ici Farid pour une deuxième partie.

Par Cases Rebelles
Janvier 2020
Dans la première partie de notre entretien Farid EL-YAMNI avait raconté comment il en était venu à s'intéresser à l'affaire Mirval, ce jeune homme antillais de 20 ans assassiné à Fleury-Mérogis. Il avait été aussi question des mécanismes qui font que les victimes des crimes d’État, de la police, des gendarmes, de la prison ne bénéficient pas de l'empathie du collectif. Farid avait notamment fait le récit de son entrée dans la machinerie justificatrice et de sa prise de conscience de la fabrique du mensonge. Ici, il continue à évoquer cette prise de conscience, il rappelle avec précision tout ce qui s'est passé au niveau expertises pour Wissam et la manière dont cet écheveau complexe d'actes d'apparence scientifique sert à aller à l'encontre de la manifestation de la vérité. Il nous dit pour finir ce que l'on peut tirer comme leçons et apprendre de l'histoire et de l'histoire des luttes. Bonne lecture. (Pour lire la première partie c'est ici. )
FARID EL-YAMNI: La deuxième fois [où j'ai eu cette sensation de vertige, d'être dans les cordes] c'est quand il y a eu la mise en examen et qu'un communiqué de la direction départementale de la sécurité publique qui, au lieu de dire : « en fait il y a une mise en examen d’une personne, on va prendre les décisions, le mettre sur le côté et puis point barre », disait : « Il y a une grande émotion dans le commissariat, les gens restent innocents, etc. » Et c'est là où vous comprenez que... leur réaction ne correspond pas au mythe qu'ils vous donnent. C’est comme si vous aviez fait mille matchs, vous pensiez que l'arbitre est avec vous et un jour l’arbitre est contre vous ! Et là vous vous dites : « Ouh là, je ne peux compter que sur moi-même. »
Les gens pensent qu’on fait un choix. On ne fait pas de choix ! On se prend des coups et donc on doit un peu se sortir de ces coups qu'on prend. Donc les gens nous voient et se disent : « vous faites ça... » Non mais attendez, si je suis là c’est parce que je me prends des coups! Si je suis dans cette manifestation, c’est parce que je suis en train de me prendre des coups, c’est que je souffre! C’est qu’il m’arrive des choses ! Si je suis là, à demander ça c'est parce qu'il fait ça. Les gens voient nos réactions et pensent que ce sont des actions, alors que ce ne sont que des réactions. La mère [de Patrick Mirval], quand elle est dans la manifestation avec eux, c’est une réaction !
Je pense que, dans leurs cerveaux, quand ils tuent une personne ils ne tuent qu’une personne. En réalité, c’est comme une chaise : une chaise, vous enlevez un pied, vous enlevez tout ce qui va avec le pied. Il avait une femme : sa femme, à un moment donné, elle ne se nourrit plus ; elle doit aller à l’hôpital. Il avait des sœurs : elles doivent être suivies. Il avait une mère : la mère qui n’a jamais été au chômage, qui travaillait énormément, pour la première fois a dû arrêter de travailler. Voilà, des situations comme ça. Mon père qui à chaque fois qu'il était à Clermont faisait les marchés a dû arrêter. Donc il y a pas mal de choses comme ça, où ils ne se rendent pas compte...Pour eux, ils sont comme dans un jeu vidéo où on tue une personne, on tue une seule personne. Sauf que non en fait, c’est pas ça. Cette personne-là était importante pour d'autres. Moi mon frère, comme je dis souvent, j’étais vingt ans dans la même chambre que lui. C’est la personne dont j'étais le plus proche. Quand j’avais des problèmes, il était présent. Alors oui il est mort mais il a un problème là. J’ai une dette morale de par le temps que j’ai passé avec lui. J’ai une dette morale... De par beaucoup de choses...C'est mon frère en fait ! Pour eux, on est des choses. On est chosifiés. Alors que mon frère pour moi ce sont des moments... Pour eux, c’est un casseur c'est-à-dire qu’on limite, qu’on catégorise sa vie à UN point, 30 ans d’existence à UN point.
Et puis il y aussi autre chose : j'ai déjà fait des soirées étudiantes où il y a des gens qui pétaient un plomb. On dit « c’était un petit con, ah! » C’est le jour de l'An d'ailleurs. Je pense que partout en France, les policiers savent que le jour de l'An les gens ne sont pas forcément sain d'esprit. Et d'ailleurs comme je raconte souvent, si c’est un bon étudiant, on dit c'est un petit con - mon frère ce n'est pas « un petit con». Mon frère à ce moment-là c'est presque le bouc-émissaire. Et justement après, la solidarité qui va se faire autour des policiers qui ont tué mon frère montre que l’existence de mon frère EST problématique ! Et même le fait qu'il soit mort ce n'est pas assez pour eux ! Ce sont des gens qui se considèrent un petit peu comme des dieux. Pour eux, leur point de vue est LE point de vue. C'est d'ailleurs pour ça que dans la justice, ils racontent « Monsieur vous êtes ça, vous avez fait ça, vous avez fait ça. » Ils se permettent de juger des existences en fait. Pour eux à partir du moment qu’ils ont jugé comme Dieu - d'ailleurs ils ont des positions déifiés sur l'estrade, avec des costumes et tout ça ! - ils disent cette personne là, voici ce qu’elle pèse si bien que la justice et le système ne jugent pas des faits, ils jugent des personnes. Et pour eux comme personne, mon frère était négatif.
J’en avais parlé hier à la manifestation : le truc qui fait mal c'est de voir le mal dans les yeux de ceux que vous aimez. De voir ma mère souffrir, c’est insupportable. Comme on dit, perdre un enfant, c’est la plus grande souffrance qu'on peut avoir. Et de voir cette souffrance là chez l'autre c'est-à-dire de souffrir et de voir que l'autre souffre et d'être impuissant, de se dire qu'on a affaire a des salauds et qu'en plus, ils ont tout dans les mains, ils peuvent faire ce qu’ils veulent ! Ils ont le corps, ils peuvent le truquer ! Ils ont des textes ! La loi – on reviendra sur les expertises – elle leur permet de tout faire ! Ils y vont, c’est de l’art abstrait, c'est comme un artiste. De voir tout ça c’est assez violent. C’est très violent.
Et puis vous savez quand on a des enfants, quand on a des proches, l’image de ses proches est importante. Quand on perd quelqu’un l’image de cette personne, c’est la seule chose qu'il nous reste ! Le corps n’est plus là, la personne n’est plus là, la seule chose qu’il nous reste c’est l’image de cette personne ! Et l’image de cette personne-là est atteinte. Et la seule photo qu’on a, on veut nous la supprimer ou bien on veut nous dessiner dessus et nous dire « Non mais il ressemblait à ça, hein ! ». Non mais attends, arrête de dessiner, regarde !

Peux-tu nous raconter l'histoire de la succession des différentes expertises?
Wissam est autopsié après sa mort et il y a un pré-rapport d'autopsie. Au moment où il est autopsié, les quartiers brûlent : des milliers de personnes manifestent, on est dans une situation de guérilla. On est vers le 9 janvier. Très rapidement je crois que vers le 20 janvier, un pré-rapport d’autopsie dit qu’en gros Wissam n’aurait pas subi de violences, qu'il serait mort à partir d’une technique du pliage, un truc contesté tout ça...Notre première réaction vu qu’on nous avait gavés de cette histoire de drogue, c'est de nous dire qu'il n'est pas mort de drogues. Il faut savoir simplement qu’il y a une différence entre ce qu’on a des médias et ce qu’on voit parce que des médias, vous avez juste la conclusion. Quand on vous parle d'expertises, les gens n’ont jamais vu d’expertises. Moi je n'avais jamais vu d’expertises. Pour moi une expertise, c’est un expert : être expert dans un domaine c’est être plus fort que les autres, c’est être meilleur que les autres et donc forcement être du niveau de la vérité. L’expert c’est celui qui sait, c’est le sachant.
Et quand je vois le rapport je me dis « Mais oh la…bon il n’a pas été tapé... » Mais d’un autre côté je me dis qu'ils l’ont autopsié après que son corps soit cicatrisé dans le coma donc peut-être que le médecin-légiste n’a pas vu ça. Ils ont suivi la version des policiers, peut-être qu’ils auraient dû prendre la version des témoins. En fait, à ce moment, comme je vous avais dit tout à l’heure, je leur trouve des excuses. Je me dis : « Ils n’ont pas vu. » Les fractures? Ouais mais à un moment donné ils auraient dû prendre les scanners du début! Et donc je me dis qu'il est possible qu’ils n'aient pas vu. Mais je me dis, nous on l'a vu dès le 1er janvier, s’ils étaient passé par la même expérience que nous, ils auraient compris qu'il y a un truc qui clochait, s'ils avaient entendu les témoins ils auraient vu tout ça. Sauf qu'à ce moment là réaction a été que tout le monde s'est dit : « Ah d'accord, donc en fait il n'a pas été tabassé à mort. »
L’effet voulu par le procureur ce n'était pas de dire la vérité: pré-rapport ça veut dire qu'il fallait calmer les gens! Il fallait les calmer! Dans notre affaire, comment ça se fait que parfois ils ont mis un an et demi à le sortir. Parce que ça les faisait chier le rapport ! Mais là, quand ils veulent un rapport rapide, ha! ça prend 10 jours un pré-rapport. Tout de suite, ça a calmé les gens parce que les gens faisaient confiance aux procureurs, les gens faisaient confiance aux experts. Aujourd’hui, les gens savent qu'il y a de fausses expertises. Il y a 7 ans, les gens, l'opinion publique ne pensaient pas que ça existait les fausses expertises. Aujourd’hui, c'est avéré : tellement de gens suivent qu'ils voient bien qu'il y a des fausses expertises. Mais à ce moment-là les gens ne pensaient pas que ça pouvait exister. Moi-même je ne pensais pas que ça pouvait exister. Le truc qui nous choque quand même c'est que les médecins nous disent qu'il avait des fractures et dans le rapport d'autopsie il n'a pas de fractures, il n'a pas subi de coups. Et surtout la conclusion, c'est un peu comme dans l'affaire Mirval: on leur donne la version officielle et ils disent : « C'est possible. » Voilà, ils ne se cassent pas la tête. Et dans la version officielle, les gens leur ont donné la solution, ils leur ont dit : « là dans le transport, ils ont fait quelque chose qu'il ne fallait pas, on n'a fait... » Parce que le pliage c'est le policier qui dit : « moi je lui ai fait ça. » La police des polices fait : « Ah c'est pas bien, il lui a fait un pliage! » Et le médecin-légiste : « Ah oui, c'est vrai que du pliage, on peut mourir. » Donc il est mort de ça. Il ne s'est pas cassé la tête. S'il n'avait pas vu le corps, il aurait dit la même chose! C'est après qu'on comprend tout ça, sur le moment on ne comprend pas tout ça, on se dit qu'ils réfléchissent à partir des données qu'ils ont et que les données sont fausses donc forcément le raisonnement est faux. Puis on voit le dossier : il y a n'importe quoi, des photos antidatés et tout ça... Au bout d'un moment, on se dit qu'ils font beaucoup plus d'efforts pour ne pas faire la vérité qu'autre chose. On demande la contre-autopsie et on se dit qu'à la contre-autopsie, la vérité viendra, que c'est pas possible ! Cette fois on leur a tout donné, on leur dit qu'il fallait partir des éléments du 1er janvier, à partir des photos, les radios, les scanners. On se dit c'est bon ils vont le faire. Ce qu'il se passe c'est que le rapport d'autopsie arrive au mois de mars; tout de suite on demande une contre-autopsie. La justice nous dit : « Non, non vous ne pouvez pas faire une contre-autopsie, il faut que l'expert fasse une expertise de son propre rapport d'expertise. » Dans notre affaire, le premier médecin-légiste fait un premier rapport d'autopsie. En fait il regarde si ça passe. Nous, on ne monte pas au créneau, parce qu'on se dit que c'est un pré-rapport d'autopsie, qu'il va mettre le temps pour savoir. Au mois de mars, le rapport d'autopsie est identique au pré-rapport d'autopsie. (L'enjeu du premier rapport d'autopsie, c'était de voir si ça allait passer.)
Nous, à ce moment là, on se dit que ce médecin-légiste là fait n'importe quoi, qu'on fera une contre-autopsie. Le juge d'instruction nous dit qu'on ne peut pas faire de contre-autopsie. Au mois de mars, on avait critiqué le fait que le dossier médical n'ait pas été inclus. À ce moment, la justice donne une deuxième carte au médecin-légiste, certainement parce que ce dernier a dû comprendre que s'il y a une contre-autopsie et qu’on s'aperçoit qu’il a fait n'importe quoi…On lui donne une seconde chance pour se rattraper : ce médecin-légiste a copié la version officielle et quand il a vu qu'il y avait une famille qui disait : « Ouais mais vous avez fait ça n’importe comment », il s'est dit : « je risque de perdre mon poste si un médecin-légiste dans une contre autopsie me dit 'vous avez fait n’importe quoi'. » Donc il se rattrape. Il reprend le dossier médical. Il va faire un autre rapport au mois de juin. C’est pour ça que le corps sera gardé pendant 6 mois, de janvier à juin.
Au mois de juin, le médecin-légiste de Saint-Étienne va voir dans le dossier médical qu’il y a un truc bizarre au niveau cardiaque et il va dire : « ah mais il y a la drogue, il y a un truc cardiaque quand il était dans le coma. » Drogue, cardiaque : il est mort de drogues. Au mois de juin, on a ça. On s'est dit de toute façon... ce médecin-légiste qui est expert de son propre rapport, qui donne deux versions, qui fait n'importe quoi, qui oublie des fractures, de toute façon il n’est pas cohérent! On aura une contre-autopsie. La contre-autopsie, elle va dire la vérité. À ce moment on était encore dans ce truc-là en se disant s'il y a un problème, c’est un problème de personnes. Ce n'est pas un problème système. Les policiers sont mauvais, le médecin-légiste de Saint-Étienne est mauvais mais un autre va arriver. Ils ne peuvent pas être tous mauvais ! On appelle à l’aide : si un arbitre n'est pas bon, on va voir un autre arbitre et on dit regarde !
En plus, cette fois, le médecin qui va être pris c'est Monsieur Sapanet, c'est quelqu'un à Poitiers, qui écrit des livres, qui fait des émissions. Donc pour la contre-autopsie, on se dit « C'est bon ! » Visiblement on a quelqu'un qui va revenir. Et c'est au mois d'avril 2013, lorsque le procureur va devant la presse et dit « les marques au cou c'est pas ça, que la police de polices fait ça...» et ce qu'il faut savoir c'est que la justice a fait quelque chose qui ne doit pas se faire: elle a communiqué avant qu'on ait le rapport dans la main pour qu'on ne puisse pas contredire le rapport. Et on nous l'a donné une semaine après. C'est-à-dire que le procureur est allé parler devant la presse des causes du décès. Ils ont vu qu'on n'avait pas critiqué l'histoire de drogues et de problème cardiaque. Il se sont dit qu'ils allaient reprendre la même version.
Encore une fois, ça a été notre erreur quand on revoit le passé parce qu'on a été trop gentils. Ils se sont dit : « ils ne parlent pas » et qui ne dit mot, consent. Après le pré-rapport d'autopsie ils ne disent rien, on va dire la même chose. Pour un autre truc, ils ne disent rien, on va dire la même chose et ainsi de suite. A chaque fois ça fonctionnait comme ça.
Et en avril on s'est dit que le procureur, quand il va devant la presse, on sent qu'il est heureux ! Il est heureux de valider une injustice. Et nous à côté, on ne peut même pas communiquer et en plus on passe pour qui ?! Il est très fort : il sait qu'une famille qui va dire « non , c'est une injustice », face à lui, va passer pour des gens qui sont abattus, qui sont sous le chagrin, qui n'arrivent pas à accepter...Et puis c'est une contre-autopsie et le corps est enterré. Et au même moment, le plus haut gradé reçoit la médaille d'honneur de la république. Ils nous ont fait la totale en nous disant on va les écraser, ils ne se relèveront jamais, le corps est enterré, ils ne se relèveront jamais! Et à ce moment-là, nous, on s'était dit la même chose. On s'était dit : « Mon Dieu qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Le corps est enterré... On n'y arrivera jamais. » On ne pensait pas que ce serait possible une contre contre-autopsie. On pensait que ça allait rester sur la contre-autopsie. Et c'est là où, enfermé dans son désespoir... On n'est jamais aussi fort qu'on n'a pas le choix d'être fort.
Au sujet des expertises, notre avocat nous dit que ce qu'ils veulent faire, avec ces paroles d'experts, c'est enterrer le médical, donc on va demander l'avis d'un spécialiste en cardiologie. Il en connait un. Il vient avec le dossier médical et lui demande ce qu'il en pense. Une semaine après, le spécialiste, le chef de cardiologie de la région – ce n'est pas quelque chose de petit, c'est quelqu'un qui est reconnu internationalement – dit comme ça à l'avocat : « Cette personne ne sait pas lire un électrocardiogramme.» L'avocat lui répond : « Comment ça ? » « C'est hallucinant ce que je lis, c'est pas possible ce que je lis ! Un premier étudiant en médecine ne ferait pas des erreurs comme ça. Il est tout à fait normal cet électrocardiogramme. On lui donne des médicaments quand il est dans le coma qui ont cet effet. » C'est une histoire d'allongement de QT1 : « Il est petit avant qu'on lui donne, il est grand après lui avoir donné forcément c'est une conséquence. Ça devrait être l'inverse si c'était une conséquence de la drogue. C'est du n’importe quoi ! »
En plus, il a le dossier médical, il dit qu'il n'y a aucune anomalie, que tout est normal ! Il ajoute que cette autre personne là n'est pas cardiologue. Puis on regarde sur internet et on se dit « C'est vrai ! Il est gériatre! » Ce qui est marrant c’est que même sur internet, on a réussi à retrouver un document de l’hôpital. J’avais écrit : « Le médecin-légiste de l’hôpital de Poitiers préfère prendre un simple gériatre qui a peut-être un diplôme en cardiologie mais qui n'en est pas un expert, un copain certainement. Ce gériatre-médecine des personnes âgées- avait affirmé ceci : « Si le patient est en bonne santé intellectuelle et physique et ne présente qu'une pathologie (par exemple un infarctus) il relève de la cardiologie et non de notre filière ». Donc le gars a reconnu que ce n'est pas sa filière, la cardiologie parce qu'en fait c'est Sapanet - qui n'est pas spécialiste en cardiologie- qui est parti voir un ami gériatre en lui disant « Aide-moi » en étant sapiteur. Un expert peut déléguer une personne, un sachant. Donc on se dit qu'on a trouvé le truc, ils vont enfin répondre. Et qu'est-ce qui va se passer ? La justice va dire « ne vous inquiétez pas, on va faire une contre contre... » Là je ne sais plus la combientième expertise. Au bout, il nous dit qu'il n'avait pas de fractures. Le médecin de la contre-autopsie dit qu'en fait c'est normal que le médecin légiste de Saint-Étienne ait oublié les fractures parce qu'il vivait avec des fractures...! C'est la deuxième version.
Il a toutes les photos. Il dit qu'il doit prendre les photos les plus proches des évènements pour analyser les blessures. Et qu'est-ce qu'il fait ? Deux lignes après, il prend les photos les plus éloignées des évènements. Il y a des trucs comme ça dans toutes les pages, il n'y a que des conneries ! Un truc où ce n'est même pas une question de médecine c'est une question de logique et c'est peut-être pour ça qu'ils ont mis une semaine. En fait, ils s'en foutaient complètement, ce qui était important pour eux, c'était la CON.CLU.SION ! Que le procureur aille dans la presse en disant « il est mort de drogues ». Validé par un expert. Dans notre affaire, à chaque fois qu'on fouille un petit peu, on s'aperçoit que tout est faux. C'est dire le degré de perversité pour arriver à des trucs comme ça. Après je crois qu'il va y avoir une contre contre-expertise qui sera faite sur dossier. Dans ce rapport-là, pareil, il n'y a pas une fois une bibliographie. C'est un rapport sans chiffres et sans bibliographie. Je ne sais pas si vous imaginez... à tel point que la chambre d 'instruction elle-même dira que les experts affirment plus qu'ils ne démontrent. On a compris que notre voix ne compte pas donc on va voir encore un expert en toxicologie comme ils nous disent que Wissam est mort de drogues. L'expert en toxicologie nous répond : « il n'était même pas positif. » On fait : « comment ça il n'était pas positif ? » Il dit : « c'est à partir d'un seuil qu'on est positif à la drogue. S'il avait été contrôlé à ce moment-là, il n'était pas positif. Il est en dessous de la limite de la positivité, il est en dessous de la limite de mortalité. C'est pas possible que des experts disent qu'une personne meurt sans prendre une histoire de taux. C'est pas possible ! » Donc là, on va à la presse. La justice elle prend tout son temps. Et là ils font un autre rapport. Ils se disent qu'effectivement il n'était pas mort de drogues, il n'était pas même sous l'emprise de drogues. C'est ce qu'ils ont dit dans le dernier rapport sorti en février.
Après ils se disent que la famille par contre n'a pas cassé le pliage, ils se disent qu'ils vont revenir là-dessus. Ils veulent nous faire croire qu'il est mort de pliage. Mais ce qui se passe c'est que parallèlement, il y a trois témoins du commissariat qui affirment qu'il a été tabassé. La justice ne veut pas les entendre ! En gros vous avez compris : si j'avais été au début de l'affaire, j'aurais dit « ils ne veulent pas.» Mais en fait ils savent très bien et ça les fait chier! La France est marquée par le corporatisme : le corporatisme policier, le corporatisme des gardiens de prison, le corporatisme dans la médecine-légale aussi. Dans notre affaire, on a montré que les experts mentaient. Déjà qu'on puisse dire que mon frère n'est pas mort de drogues et qu'il est mort par l'intervention d'un tiers, c'est déjà énorme pour ma famille, ça nous permet déjà de faire le deuil. Mais ils n'ont toujours pas reconnu ce qui s'était passé dans le couloir du commissariat et peut-être qu'ils ne le reconnaîtront jamais.
La seule chose qui sera communiquée à la partie civile et au ministère de l'intérieur, c'est une photocopie de la conclusion. Ils s'en foutent. Et ce qui se passe c'est que l'expert (le gériatre qui se permettait de faire le truc) sait qu'en face de lui personne ne le juge - à la limite peut-être la partie civile mais vous avez compris que nous, nous sommes rien pour eux. On n'a pas de pouvoir, on est presque de la merde pour eux. Il y a un problème d' expertises depuis un certain nombre d'années. La justice le sait mais ce problème-là est très utile en fait. Les politiques ne veulent pas s'y s'attaquer pour plusieurs raisons : c'est très utile d'avoir un expert qui raconte n'importe quoi. Vous faites valider tout. Vous avez une conviction profonde de quelque chose, vous demandez à un expert qu'il valide votre théorie, il valide : un expert a dit ça. L'expertise permet de se dédouaner. Elle permet de se dire que ce n'est pas la justice, que c'est quelqu'un d'indépendant qui dit ça. Et c'est la science en plus, hein! Deuxièmement, les experts travaillent tous les jours avec la police judiciaire, ce sont leurs amis. Donc ils s'arrangent un petit peu avec la vérité et ils savent rendre des services. Ensuite les experts vivent de ça : plus on les sollicite, plus ils ont de l'argent. S'ils vont dans une mauvaise direction, ben ce sera un chieur et les chieurs, on ne fait pas appel à eux. Et puis il y a un dernier point. Ce sont aussi des produits de leur environnement. Quand vous voyez Sapanet à Poitiers, ce sont des gens qui se prennent pour des aristocrates. Nous, on est la populace. Aussi il y a une forme de discrimination. Ils font partie des élites, des experts donc ils ne vont pas remettre en cause le beau monde auquel ils appartiennent. Il y a tout un environnement qui fait que les histoires des expertises, pour moi, sont presque l'une des plus grandes escroqueries du système actuelle. Les injustices structurelles reposent sur le mensonge mais si on commence à faire la vérité sur ces injustices-là, il y a tout qui s'effondre. Les injustices structurelles, le système veut les garder parce que ça maintient des privilèges, ça maintient beaucoup trop de privilèges. Si demain, on se permet de dire que des policiers ont torturé mon frère dans un couloir du commissariat un jour de l'an, ça voudrait dire beaucoup de choses. Ça voudrait dire qu'on ne peut pas faire confiance à la police de Clermont.
La belle phrase que j'ai trouvée dans le livre, c'était : « on ne paye pas les juges mais on les récompense. » Mais ce n'est pas simplement les juges, c'est le système. Le système, on ne le paye pas, on le récompense. Les gens savent que s'ils vont dans la bonne direction, ils seront récompensés. Pour eux ne pas être récompensés est une sanction. Donc ils se disent : « pourquoi j'irai me sanctionner ? Pourquoi je n'irai pas faire comme tout le monde ? »

Il y a quelque chose d'intéressant et en même temps de complètement déprimant, c'est-à-dire que là où l'accumulation - comme c'est le cas pour Patrick, pour Wissam - de rapports complètement fantaisistes devrait délégitimer la machine, ça va finalement être utilisé pour dire "oui mais de toute façon on ne sait pas parce qu'il y a eu ça, ça et ça". Finalement l'accumulation de mensonges devient le moyen d'affirmer "on ne sait pas parce qu'il y a eu plein de réponses différentes"...
Ils cherchent d'abord à forcer le mensonge et au bout d'un moment donné ils disent : « finalement on ne sait pas. » C'était Pasqua qui disait ça Quand vous êtes emmerdés par une autre affaire, créez en une autre de telle sorte qu'on ne puisse rien y comprendre »
Soit on fait le mensonge, soit on s'arrange pour que les gens ne comprennent pas du tout pour qu'ils ne puissent pas voir la vérité. C'est la réaction naturelle. C'est un peu comme la police des polices, c'est aussi une autre arnaque : ils ne prennent pas les éléments et après ils disent : « il n'y a pas assez d'éléments. » On l'a vu récemment. S'il n'y a pas assez d'éléments c'est parce que tu ne veux pas les prendre ! Quand ils disent que la moitié des policiers ne sont pas identifiables... Ouais. Par contre, quand il y a des manifestant.es, eux vous les identifiez très rapidement ! Vous n'allez pas me dire que vous ne pouvez pas identifier les policiers :« ils ne sont pas identifiables, donc on ne sait pas donc on ne va pas plus loin ». C'est une autre tactique, une autre manière de faire.
C'est une tactique adressée à l'opinion publique, pas à nous. L'opinion publique doit douter. Quand on dit, comme dans nos affaires, « l'affaire est en cours... Je ne veux pas parler d'une affaire elle est en cours. » Tant qu'il y a le doute, la vérité n'est pas dite. Ils veulent nous forcer à croire qu'il n'y a pas de mauvais policiers. Mais dans tout système, il y a des mauvais ! Mais vous, vous ne pouvez pas le reconnaître; si vous le reconnaissez, vous reconnaissez que vous êtes comme tout le monde. Et ils ne peuvent pas reconnaître qu'ils sont comme tout le monde! Ils ne peuvent pas reconnaître qu'une famille arabe, noire, roms, pauvre peut avoir raison et que des experts puissent avoir tort ! Ça, ce n'est pas possible, « ils sont au même niveau que nous ?! C'est pas possible! » Pour eux, ils sauvent l'humanité, ils se disent je suis protecteur de la République, moi, je protège les gens. Le soir lorsqu'ils voient leur gamine ou leur gamin, ils leur racontent des fables, c'est des fables qu'ils se racontent: il y a les délinquants et moi je suis bon. Et si demain, il se dit je suis du côté des délinquants ils se disent mais en fait toi aussi t'es mauvais. Alors ça, ça remet en cause beaucoup de choses. Comme je disais, eux, ils réfléchissent de manière binaire c'est-à-dire que si les autres sont bons ou mauvais, eux-mêmes sont bons ou mauvais. Eux, ils nous parlent tout le temps d'honneur. Ils ont construit leur vérité sur du faux, sur du mensonge. Ils ont peur de faire face à eux-mêmes. Ils ont peur de faire face à la réalité.
Les erreurs qu'on fait au début sont irrattrapables après. Nous, quand on fait une erreur, c'est fini. On l'a vu avec l'histoire de mon frère mais c'est pareil dans la justice : eux ils peuvent mentir, ils se rattrapent ! Nous, on n'y arrive pas. Et justement, on n'a pas le droit à l'erreur. On n'a jamais le droit à l’erreur. Et parce qu'on n'a pas le droit à l'erreur, on se doit d'être parfait face à eux. Et parce qu'il nous faut être parfaits, il nous faut comprendre. C'est Sun Tzu qui disait ça : si vous avez une guerre, si vous vous connaissez vous avez une chance sur deux mais si vous connaissez l’adversaire vous êtes sûr.es de gagner. Notre adversaire se connaît, il a conscience de toutes ces injustices et il nous connait ! Et nous, nous ne nous connaissons pas et nous ne le connaissons pas ! Et lui a le pouvoir en plus. Donc il a toutes les armes pour lui, tout, toutes les cartes ! Et s'il n'a pas une carte, t'inquiète pas, ils feront une loi pour avoir toutes les cartes. Il a tout pour lui ! Nous, on doit faire avec ce qu'on a. Et la seule chose qu'on a c'est la connaissance de l'histoire. Notre connaissance de nous-mêmes. Les choses se répètent. Donc connaître l'histoire, c'est comprendre comment les choses vont arriver avant qu'elles n'arrivent et comprendre pourquoi elles arrivent mais aussi comment ils réussissent en faisant en sorte qu'on en puisse pas connaître la vérité, en embourbant les gens. On va voir les gens en leur disant : « Est-ce que vous comprenez quelque chose ? Vous ne comprenez rien ? Eh bien, sachez que c'est ça qui est voulu. Ils veulent que nous n'y compreniez rien.» « Ah bon, ils veulent qu'on ne comprenne rien ? » Ben oui, vous voyez que moi j'ai tout fait pour que la vérité soit dite. Vous voyez qu'ils ont tout fait pour que vous n'y compreniez rien.
Il faut faire aussi très attention à la connaissance de l'histoire. Comme je disais, la connaissance de l'histoire peut à la fois nous enfermer mais elle peut également nous libérer. Elle peut à la fois nous apporter des éléments de réponse, c'est-à-dire qu'aujourd'hui peut se comprendre par le passé mais en même temps ce n'est pas le passé. Il y a des choses qu'on a dans le passé qui sont influentes aujourd’hui. Et il y a des choses qu'on n'a pas dans le passé et qui sont un petit peu modifiées. Par exemple, aujourd'hui ils ne pourraient se permettre de dire qu'il meurt de colère. A l'époque, il n'y avait pas les réseaux sociaux donc ils pouvaient se le permettre.
Comprendre aussi dans l'histoire, c'est aussi comprendre, enfin moi c'est ce que ça m'a apporté, qu'il faut chercher son intérêt individuel mais il faut aussi chercher un intérêt collectif, c'est-à-dire qu'on peut même trahir des luttes par un intérêt individuel . Là je prends l'exemple de la police des polices, la justice sait très bien le faire. Elle sait très bien faire la vérité sur une affaire pour en enterrer 99 autres. La question, elle est là : Quand on fait la vérité sur une affaire, qu'est ce que l'on dit ? Est-ce que l'on dit « ah les policiers sont mauvais, vous voyez, il s'est passé ça...» Ce que je vois à chaque fois. Là ils ont pris la BAC je crois avec une affaire de détournement, « Ah vous voyez, ils sont mauvais les policiers, ils ont fait tout ça. » Non mais vous n'avez pas compris qu'ils vous l'ont sortie justement pour montrer qu'ils les contrôlent ? Vous ne l'avez pas compris ça ?!
Notre combat nous dépasse trop pour pouvoir faire n’importe quoi. Il faut qu'on réfléchisse beaucoup. Mais quand on regarde l'histoire des luttes ce n'est pas le plus fort qui l'a emporté. Ce n'est pas le plus puissant qui l'a emporté. C'est celui qui était dans la vérité et qui n'abandonnait jamais. Il faut être dans la vérité, chercher la vérité, la vouloir, la communiquer. Et ne JAMAIS abandonner.
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Interview réalisée par Cases Rebelles le 16 juin 2019.
Nous remercions infiniment Farid, Zohra El-Yamni et toute la famille El-Yamni ainsi que le comité Vérité et Justice pour Wissam.
La première partie de l'entretien est à lire ici.
L'entretien dans son intégralité est à écouter dans notre podcast Hors-série n°2.
- allongement de l'intervalle [↩]