De Patrick à Wissam : quand les luttes se joignent à travers le temps.

ENTRETIEN

De Patrick à Wissam :
quand les luttes se joignent à travers le temps.

Cet entretien exceptionnel avec Farid EL-YAMNI croise deux histoires de crimes d’État et de luttes pour la justice et la vérité : celles de Patrick MIRVAL et Wissam EL-YAMNI.

Zohra El-Yamni, Comité Vérité et Justice pour Wissam (photo © Cases Rebelles)

Par Cases Rebelles

Janvier 2020

Patrick MIRVAL avait 20 ans quand il a été incarcéré au centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis, le 20 janvier 1974, suite à un vol présumé de 57 francs de l’époque (c’est-à-dire 45 euros aujourd’hui), un vol en pièces de monnaie dans un distributeur du RER. Le 22 février on lui apprend que sa demande de libération provisoire est refusée. À l’annonce de cette nouvelle il se serait énervé et aurait insulté les gardiens selon la version de l’institution responsable de son assassinat. Patrick se voit alors annoncé une sanction de 4 jours de mitard. Il doit pour cela être conduit au bâtiment D3 en fourgon cellulaire. À son arrivée au D3, on pratiquera quelques gestes de réanimation en pure perte ; Patrick est mort. Que s’est-il passé entre temps ? Patrick Mirval a été tabassé à mort par les matons. Huguet, un autre prisonnier présent lors de ce transfert, en témoignera. Mais pour l’administration pénitentiaire, l’affaire se raconte tout autrement : alors qu’il est déjà mort, on appelle sa mère pour lui annoncer que Patrick a été transporté à l’hôpital suite à une syncope, puis on lui parle de tentative de suicide consécutive à un chagrin d’amour, etc., etc. Quand l’heure de la fin des mensonges grossiers aura sonné, c’est ensuite la police, la justice et les experts qui prendront le relai pour étouffer l’affaire, étouffer la vérité, avec patience, opiniâtreté et avec une efficacité redoutable malgré les évidences et malgré un retentissement médiatique indéniable.

Le 31 décembre 2011 à Clermont-Ferrand dans le quartier de la Gauthière, Wissam EL-YAMNI lance une pierre sur un véhicule de police. Il est brièvement poursuivi puis arrêté immédiatement par deux membres de la brigade canine. Il subit des violences dès le début. Alors que les policiers insistent au départ sur le fait qu’ils n’étaient que deux, on finira par mettre à jour la présence de sept véhicules de police. Wissam est emmené au commissariat central de Clermont-Ferrand ; il en ressort dans le coma et le corps terriblement marqué : fractures, marques de strangulation et le visage horriblement tuméfié. Selon nous, il n’y a pas d’autre mot : Wissam a été torturé. Mais malgré les évidences, les récits grossiers et mensongers ne vont pas tarder à se mettre en place. Wissam aurait été ce soir-là doté d’une force exceptionnelle, il aurait été gavé de cocaïne, etc., etc. Un tas d’inventions visant à masquer la terrible réalité du tabassage à mort d’un jeune homme de 30 ans par un nombre indéterminé de policiers. Parce que oui, le 9 janvier 2012, Wissam El-Yamni va mourir. C’est le début d’un long combat pour la famille El-Yamni.
Alors que nous entrons dans l’année 2020, que se passe-t-il du côté de Clermont-Ferrand ? La juge Myriam Fenina, en charge de l’affaire, n’a concédé qu’un seul acte qu’elle ne pouvait de toute façon pas refuser : en avril 2017, la Cour d’appel de Riom a ordonné une nouvelle expertise. Les résultats, rendus par trois médecins en février 2019, confirment sans surprise que c’est bien l’intervention d’un tiers qui a causé la mort de Wissam. « Fin des fables médicales » déclarait l’avocat Jean-Louis Borie dans Le Monde. Et pourtant, depuis, rien, alors que la logique et la justice exigerait sans délai une mise en examen.

Quand il a découvert l’affaire Mirval, Farid EL-YAMNI a été touché, elle a résonné en lui. Et c'est vrai qu'à 38 ans de distance, les similitudes entre les deux affaires sont nombreuses. L'une des plus dures à nos yeux, c'est sans doute la solitude absolue dans laquelle Patrick et Wissam ont subi de la part de plusieurs hommes des violences qui leur ont coûté la vie. Et puis oui, Patrick Mirval, jeune homme noir antillais et Wissam El-Yamni, jeune homme arabe, tous deux de classe populaire portaient dans leurs corps et leurs destinées le régime spécial que la suprématie blanche réserve aux héritiers de l'histoire coloniale. L'autre point commun, ce sont les inventions du pouvoir, policier, judiciaire, carcéral, médico-légal visant à rendre les deux jeunes hommes responsables de leur propre mort et à fabriquer une impunité intolérable. Et bien sûr, il y a le rôle disproportionné des bien mal nommées expertises, qui à coup de pseudo-science, accréditent ces inventions ahurissantes. Expertises multiples, expertises bancales, fantaisistes, mensongères ; expertises avec un E comme enfumage. Jamais personne n'a été inquiété pour l'assassinat de Patrick Mirval. Et aujourd’hui, du côté de Clermont, on l'a dit ça traine, rien ne bouge, toujours pas de mise en examen.

Pour le pouvoir, le temps semble être le meilleur allié de l'oubli. Et pourtant ici avec Farid El-Yamni, on va se souvenir, nommer, questionner. À travers le temps, la famille El-Yamni joint sa douleur à la famille de Patrick Mirval et cette rencontre est puissante.Oui, le pouvoir se répète. Mais nous nous apprenons, nous connaissons, nous transmettons nos histoires.

(Entretien à écouter également en version podcast ICI)

CASES REBELLES : Comment as-tu découvert l'affaire Mirval ? Et quelles émotions, quelles pensées ça a suscité chez toi?

FARID EL-YAMNI : Ce qui m’avait le plus marqué c’était une photo de la mère de Mirval dans une manifestation ; je m’étais dit : « cette photo-là aurait pu être prise aujourd’hui ». Cette femme-là, dans cette position-là, j’arrivais à voir ce qu’elle regardait. Tenant une banderole, avec des fleurs, devant, le visage triste mais aussi déterminé… En gros les sentiments qui la traversent, j’ai l’impression que ce sont les sentiments que j’ai traversés et que j’ai vu les gens autour de moi traverser.
C’était dans les années 70, il y a des gens qui manifestaient à ce moment-là ; on manifeste encore pratiquement pour la même chose. Lorsqu’on s’intéresse à l’affaire on s’aperçoit qu’on a dit à cette mère que son fils était mort de colère. À un moment donné, quand des gens vivent ça à une époque, on ne peut pas faire en sorte que ça se reproduise ; quand le Concorde s’est écrasé les gens se sont dit : « on ne peut pas le faire deux fois ». Les choses les plus horribles - ce qu’a vécu cette dame c’est horrible… C’est l’image qu’on se fait de la bonne mère et qui se met à manifester pour son fils ; il y a quelque chose qui est de l’irrationnel, qu’on retrouve aujourd’hui et qui est choquant. Je vis encore des situations où je me dis : « comment c’est possible ? » Ça fait un bout de temps qu’on vit des situations où on se dit que c’est pas possible de les vivre, un bout de temps que des gens traversent des sentiments, que les gens préviennent de ce qui se passe, qu’il y a quelque chose qui est au-delà du nommable. Pour moi c’est ça : une mère qui perd un enfant dans de telles circonstances, on doit lui apporter du réconfort, elle ne doit pas être dans une manifestation. Si une mère qui perd un enfant est dans une manifestation, ça veut dire qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans la société.

Tu parles de catastrophes collectives, qu'est-ce qui fait selon toi que la mort de Patrick Mirval, la mort de Wissam, toutes ces morts-là ne deviennent pas des catastrophes collectives, malgré les décennies qui passent, malgré la régularité de ces morts ?

Depuis un certain temps avec l’histoire de mon frère, je m’occupe un petit peu de la mailing list. Avec ça j’essaie de sensibiliser les leaders d’opinion depuis 7 ans, c’est-à-dire qu’à chaque fois que je vois plus ou moins un leader d’opinion, j’essaie de le rajouter dans la mailing list, ce qui fait qu’il y a plusieurs dizaines de milliers de personnes. Régulièrement, des gens nous demandent de les supprimer de la mailing list. Je l’accepte, quand des gens nous disent « supprimer » alors je supprime. J’avais bien compris qu’en gros il faut sensibiliser les leaders d’opinion. C'est souvent qu’on me répond : « ça ne me concerne pas. » On me demande de supprimer de la mailing list et l’argument c’est : « ça ne me concerne pas », « je n’ai rien à voir avec ça ». Je crois que le truc est là : beaucoup de personnes pensent que la responsabilité est binaire, on est responsable, on n’est pas responsable, on est concerné.e ou on n’est pas concerné.e. Comme certainement beaucoup de personnes pensent que 3 morts en Afrique c’est pas si grave que ça. Quand aux informations on dit « il y a eu 3 morts là-bas », c’est pas grave ; par contre quand ça commence à être « 3 morts français » : « Ah... » ; des otages, « Ah... » Je pense que les gens ne se rendent même pas compte - et peut-être que j’en faisais partie aussi. On a édifié une hiérarchie des vies ; il y a des vies qui nous sont familières, des vies qui nous sont sensibles et il y a des vies qui nous sont insensibles, des vies qu’on trouve inutiles. La vie de Patrick Mirval, pour beaucoup de personnes elle est inutile. D’autres vies dans le passé semblait beaucoup plus utiles. Je pense que c’est ça.

Comme je disais sur la responsabilité il y a en a qui disent : « je suis responsable », « je suis pas responsable ». Vous savez à propos de la mort de mon frère, je n’étais pas dans la même ville, eh ben je me sens responsable de sa mort. Je me sens responsable, alors que par rapport aux policiers concernés ma responsabilité est beaucoup moins grande, mais je me dis : « qu’est-ce que j’aurais pu faire ? » Parce que je me dis que j’aurais pu faire quelque chose. Avec le passé, après c’est facile de juger, mais j’aurais pu faire quelque chose. Peut-être que si j’avais fait un truc, si je l’avais invité ou je ne sais pas. J’aurais pu faire quelque chose. Les policiers qui ont tué Patrick, eux, ils ne se sentent pas responsables parce qu’ils considèrent que la responsabilité est binaire ; on est responsable ou on n’est pas responsable. On est quelqu’un de bien ou on n’est pas quelqu’un de bien ; on est quelqu’un de mauvais ou on n’est pas quelqu’un de bien ; on est une vie utile ou une vie inutile. C’est un petit peu ça la mentalité. Sartre le dit bien : on est par nos faits. La seule réalité est factuelle. Quand on dit que quelqu’un est bon, c’est pas vrai ; une personne n’est pas bonne, elle fait des actes bons, elle fait des actes mauvais. Et on trouvera toujours chez une personne qu’on dit bonne des actes bons et des actes mauvais, et inversement.

Et donc on nous a représenté une personne, Patrick Mirval : c’est un délinquant, c’est ça, c’est ça, c’est ça. Il ne fait pas partie de notre catégorie à nous. On se sent pas responsables, on se sent pas concerné.es. Et cette absence, elle est justement agissante. Quand on regarde le nombre de manifestant.es, par exemple, on devrait plutôt compter le nombre de non-manifestant.es ! Cette non-présence, elle est agissante. Comme on dit, lorsqu’une idée s’empare de la foule elle devient force motrice. L’absence d’idée est aussi une idée. Lorsque l’absence de quelque chose s’empare de la foule, elle est aussi force motrice.

Ce que je dis simplement, c’est qu’il faudrait aussi être attaché à d’autres souffrances, voilà. Qu’il ne faudrait pas faire une hiérarchie des souffrances. Il y aussi le fait que l'on est dans une société où les gens sont déjà dans la merde, ils sont déjà à penser à leurs problèmes ; si en plus, on leur demande de penser aux problèmes des autres... Ils ont déjà la tête sous l’eau. Donc ils ont tendance à penser aux problèmes qui leur sont le plus familiers pour éviter de penser aux problèmes, comme ils disaient, aux problèmes du monde. Et souvent les gens se sensibilisent très rapidement avec une personne : soit ils accrochent, soit ils n’accrochent pas, comme une musique. Soit ils se disent : « cette personne-là, je suis en empathie », soit ils se disent : « je ne suis pas en empathie. » Et quand on dit d'une personne qu’elle a jeté une pierre, ben voilà c’est difficile ; par contre de dire que c’est de belles victimes... Et ça, ils savent bien en jouer, c’est pour ça qu’on criminalise.

Je le vois souvent : des gens qui pensent que la société est trop gentille, qu’il faut un pouvoir autoritaire, tout ça. Et donc ils pensent que c’est bien fait pour leur gueule, qu’il y a une forme de justice dans l’injustice. Il y a cette idéologie-là, cette idéologie du salaud. Aujourd’hui être salaud est à la mode – peut-être que c’était pareil visiblement avant. C'est beaucoup 40 ans, mais c’est pas assez non plus pour changer l’opinion des gens. Être salaud, c’est à la mode , dire : « c’est bien fait pour sa gueule » ou « qu’est-ce qu’il a fait ? Il n’avait qu’à pas faire ça ». Eh ben voilà c’est à la mode d’être salaud aujourd’hui en France. Mais être quelqu’un d’humaniste - en fait on est traité.es de droit-de-l’hommiste - c’est pas du tout à la mode. On passe pour quelqu’un d’hypocrite, d’utopiste, etc. Aujourd’hui c’est ça, il faut dire les choses telles qu’elles sont. Aujourd’hui, se solidariser avec un délinquant qui est mort en prison – et c'est encore le cas, des gens se font tuer en prison – les gens vont dire : « mais hmmm...». En fait c’est forcément complexe et être complexe aujourd’hui, on n’a pas le temps. On n’a pas le temps donc forcément c’est l’émotion et dans l’émotion, ils ont travaillé le truc pour que très rapidement on ne puisse pas tomber en empathie et donc aller plus loin. Parce que comme je racontais, c’est la photo [de Patrick Mirval] qui m’a fait rentrer, c’est l’empathie. Peut-être que si je n’avais pas vécu tout ça, peut-être que si je n’avais pas intériorisé ce que cette personne-là m’avait donné, peut-être que je ne serais pas allé au fond de cette histoire-là. Peut-être que je ne me serais pas intéressé à cette histoire-là. Peut-être que moi-même si j’avais vécu la même chose que les gens qui me disent « je ne suis pas concerné.e », peut-être que je ne me sentirais pas concerné. Donc il faut vivre, faut voir aussi à partir des expériences. Les gens ont leur expérience mais ils n'en sortent pas.


C'est la réalisation de cette interview qui nous a permis de découvrir que Farid El-Yamni faisait partie de la scène hip-hop clermontoise. Celle-ci lui rendait d'ailleurs hommage quatre mois après sa mort avec le morceau collectif "12 mesures pour Wissam". Avec son groupe, L'embrouille, dont on a le plaisir de vous faire écouter deux morceaux dans notre podcast, il avait fait la première partie de Fabe. Wissam était fan de son rap conscient qui a laissé une marque indélébile sur nos jeunesses. Son groupe, L'embrouille, portait aussi à sa manière fièrement des textes engagés sillonnant entre constats lucides et aspirations profondes à l'émancipation. Des rappeurs encore en activité comme Xy-Flea témoignent de l'influence que Wissam a eu sur leur écriture et sur leur pratique.

Textes de Wissam El-Yamni (publiés ici avec l'aimable autorisation de la famille El-Yamni)
Wissam El-Yamni à travers ses mots et son écriture

Ici, avec l'autorisation de la famille El-Yamni, nous publions deux photos de textes écrits de la main de Wissam, et mettons en écoute un morceau de son groupe L'Embrouille, "Chacun son horizon" :

      chacun-son-horizon

Quand on parle de Facebook et tout ça, l’inconvénient de tout ça... c’est que les gens se ressemblent et les gens voient qu’ils pensent de la même manière, c’est-à-dire que les salauds sont avec les salauds, les fachos avec les fachos donc forcément ils ont l’impression d’être dans la vérité en étant des salauds. Quand on regarde dans les crimes de l’histoire, qu’est-ce qui a fait que toute une nation a tué ? Quand on regarde les génocides... C’est qu’à un moment donné, ils ont tous été emportés... J’aime bien parler avec les vieilles personnes notamment sur les leçons qu’elles ont apprises de la vie. J’avais parlé, une fois, avec une dame ; c’était la grand-mère d’un copain, qui a vécu la Seconde Guerre mondiale. Elle était juive donc elle aurait pu y passer. Elle avait à peu près 95 ans - elle est vraiment très très âgée. Je lui ai posé cette question : quelle leçon sa vie lui a apprise. J’aime bien poser cette question-là ! Posez cette question-là ! Les Africain.es, ils disent ça : « un vieux qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle ». Et moi j’aime bien poser cette question-là quand je suis tout seul avec les personnes : « Qu’est-ce que la vie t’a appris ? » Mais je lui ai dit : « t’as le temps de me répondre ! » Elle m'avait dit « L’homme, collectivement, est mauvais et il est individuellement bon. » Et donc avec les réseaux et tout ça, quand ils sont collectivement des salauds, ils sont salauds puissance 1000 !

Extrait 1 (Bernad Cuau, L'Affaire Mirval. Quand le récit aboli le crime, 1976)
Extraits de "L'Affaire Mirval. Quand le récit abolit le crime", Bernard Cuau, 1976.
On voit dans l'affaire Mirval qu'il y a une machine mensongère qui se met très vite en place ; sur le déroulé des faits, sur ce qui s'est passé, ce qui ne s'est pas passé, dans quel endroit, etc. Comment vit-on d'un point de vue personnel l'entrée dans ce monde mensonges, de fabrications, et à quel moment toi tu perçois que c'est un système?

Le truc surtout, c’est la manière dont ils ont baladé sa mère. Ils ont dit à sa mère que son fils était mort, mais on lui a caché l’endroit où se trouvait le corps. Et on l’a fait venir : « non, tu viens», « tu repars.» On la laisse comme ça. Ça, c’est un truc qu’on retrouve dans toutes les affaires de crime d’État : on ne sait pas ce qui se passe, on sait qu’il y a quelque chose de grave qui s’est passé mais on sait pas comment, où, etc. Et je pense que c’est le pire des pires des sentiments. Comme on dit souvent : la peur d’une chose fait beaucoup plus peur que la chose elle-même. Un sentiment d’impuissance… C'est-à-dire que vous avez un fils qui est mort et on vous balade à droite et à gauche… Il faut le lire dans le livre la manière dont on lui dit : « tu viens », « tu repars ». Nous, c’est ce qu’on nous a fait. Le premier jour, on est allé.es au commissariat, on nous a dit : « Non, mais vous revenez demain. » Et on te traite comme de la merde.
Il faut savoir que dans notre histoire, nous quand on est revenu.es le lendemain, on s’attendait à : « Vous avez perdu quelqu’un... » Wissam, lui, était dans le coma. Imaginez-vous comment vous allez être reçu : normalement vous attendez : « Bonjour Monsieur, écoutez, il s’est passé ça, ça et ça. Il va se passer tout ça.» Nous, on n'a pas été reçu.es comme ça : « EH BEN VOUS SAVEZ MONSIEUR, IL AVAIT UNE FORCE EXTRAORDINAIRE!! IL ÉTAIT SOUS LA COCAÏNE!! IL ÉTAIT... » On a été agressé.es ! C’est-à-dire que là, la petite fable qu’on nous donnait, qu’on nous chantait, la République et tout ça... BAM! C’est une grande tarte juste déjà par l’explication. BAM! On s’est dit mais... là, il y a quelque chose qui cloche. Vous, vous avez votre voiture cassée, vous allez voir la personne et je sais pas, la personne aura une forme culpabilité, elle vous parlera d’une manière... Là, directement, vous prenez une claque : BAM!
Ce qu’il faut savoir, c’est que mon frère était dans le coma. Quand on est dans le coma, il y a une machine qui force la respiration et ça c’est insupportable à voir. Un homme qui est dans le coma avec une respiration forcée, un truc où on sent son corps qui... Donc on voit le corps et... il y a une personne qui nous met ça en pleine gueule. Du genre « Bien fait pour sa... ». Et là on voyait ça, on voyait que la mère a été complètement baladée ; on l’a méprisée !

Extrait 2 (Bernad Cuau, L'Affaire Mirval. Quand le récit aboli le crime, 1976)
Extraits de "L'Affaire Mirval. Quand le récit abolit le crime", Bernard Cuau, 1976.

C'est insupportable ce sentiment d’impuissance : avoir l’impression que vos vies vous échappent, que les vies des personnes qui vous sont proches vous échappent ; d’être dans un autre monde, c’est-à-dire que vous êtes dans l’espace et tout ça...
Il y avait quelqu’un qui disait que la confiance dans le monde s’écroule. S’écroule. Jusque-là, toutes les personnes qui sont passées par là ont une forme de confiance naïve dans ce monde. Elles se disent : « s’il m’arrive un truc, il y a des gens qui vont s’opposer. » Et là vous vous apercevez qu’il vous arrive un truc et que personne ne s’oppose. Et que justement ceux qui devraient s’opposer sont justement ceux qui vous mettent encore plus dedans. On le voit bien dans les films d’horreur ce truc : il y a une personne qui crie, elle se dit : « Ah, mon sauveur arrive! » Cette impression qu’on a pendant un film d’horreur, on la vit : on crie et la personne qui est censée nous sauver en fait, elle nous en met plein la gueule. Moi je me souviens à ce moment-là, on ne pense même plus à se nourrir. Mon corps, il était bloqué. Et encore une fois, je pense que sa mère est passée par là et que d’autres personnes sont passées par là quand elles nous racontent.

Tout de suite, on nous met dans l’ambiance. On vient d’apprendre, on s’est pris un coup de poing dans la gueule, mais la personne est encore vivante dans notre esprit. C’est bizarre, hein ? Imaginez-vous, je ne sais pas moi, vous êtes vingt ans avec une personne ; elle sort, vous vous attendez à ce qu’elle revienne. On a beau vous dire qu'elle ne va pas revenir, vous l’avez vu tout à l'heure donc vous attendez. Il y a un truc qui fait que... une impression – après je pense que c’est pareil dans toutes les morts brutales – une impression de vertige. Il y a un vertige énorme... de se dire : « je suis dans quoi là ? » En fait le corps lui-même est dans ses habitudes, le cerveau est dans ses habitudes et d’un coup le corps s'arrête. Le cerveau s’arrête. On est presque même dans une situation de survie où on ne comprend pas, un petit peu comme un boxeur qui est dans les cordes, qui se dit : « Ouh là... » Eh bien nous, on était dans les cordes et l’arbitre était contre nous.

Extrait 3 (Bernad Cuau, L'Affaire Mirval. Quand le récit aboli le crime, 1976)
Extraits de "L'Affaire Mirval. Quand le récit abolit le crime", Bernard Cuau, 1976.

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Suite et fin  de cet entretien : De Patrick à Wissam (partie 2)

Interview réalisée par Cases Rebelles le 16 juin 2019.
Nous remercions infiniment Farid, Zohra El-Yamni et toute la famille El-Yamni ainsi que le comité Vérité et Justice pour Wissam.